Il y a 20 ans, l’exploit éclatant de la sonde Huygens, réalisée par Thales Alenia Space, atterrissait sur un monde inconnu et repoussait les frontières de l’exploration spatiale. Nous revenons aujourd'hui sur cette aventure fascinante qui a non seulement repoussé les limites de la technologie, mais a également révolutionné notre compréhension de l'un des mondes les plus intrigants du Système solaire. Patrice Couzin, de Thales Alenia Space et membre de l’équipe Huygens, partage son expertise et sa vision dans une interview passionnante.


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    Contrairement à la Nasa, dotée de moyens financiers considérablement plus vastes, l'Agence spatiale européenneAgence spatiale européenne (ESA) doit faire preuve de pragmatisme dans le choix de ses missions d'exploration et d'observation de l'Univers. Néanmoins, tout au long de son histoire, ses choix se sont révélés couronnés de succès dans de nombreux domaines. L'exploration spatiale témoigne de ces réussites, notamment avec l'incroyable aventure de Rosetta et de son atterrisseur Philae, après celle de GiottoGiotto et son survol de la comète de Halley et en attendant le rover ExoMars, mais également avec l'exploit technologique et scientifique réalisé en janvier 2015 : l'atterrissage de la sonde Huygens sur Titan, plus grande lune de SaturneSaturne alors très mal connue.

    La sonde Huygens, construite par Thales Alenia Space, en cours d'assemblage et son bouclier thermique. © ESA
    La sonde Huygens, construite par Thales Alenia Space, en cours d'assemblage et son bouclier thermique. © ESA

    Cet événement marquant dans le domaine de l'exploration robotiquerobotique mondiale est célébré régulièrement, et aujourd'hui, nous commémorons le 20e anniversaire de cette mission. Le 14 janvier 2005, après un voyage de plus de 3 milliards de kilomètres débuté le 15 octobre 1997, Huygens s'est posée sur la surface de Titan.

    Le saviez-vous ?

    Titan, la plus grande lune de Saturne, est enveloppée d'une épaisse couche de brume qui non seulement réfléchit la lumière solaire, mais rend également impossible l'observation de sa surface dans les longueurs d'onde visibles.

    Un exploit autant technologique que scientifique

    L'exploit de Huygens va au-delà de la technologie. Bien que la sonde, construite par Thales Alenia Space, ait été conçue pour résister aux conditions extrêmes de TitanTitan, avec des températures avoisinant les -200 °C, personne sur Terre ne pouvait prédire, la veille de son atterrissage, si la mission serait un succès. Pourtant, tout s'est déroulé parfaitement : depuis son réveil de son hibernation jusqu'à sa séparationséparation d'avec Cassini, sa descente à travers l'atmosphèreatmosphère de Titan et son atterrissage sur un terrain aux caractéristiques et à la nature de son sol inconnues (lac, rocher, glace...), la sonde s'est posée en douceur et a fonctionné durant plus de trois heures après son arrivée, collectant et transmettant des données inédites.

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    Les conditions atmosphériques de la Terre primitive ressemblaient à celles de l’actuelle Titan !

    Fait remarquable, les responsables de la mission pensaient que Huygens ne pourrait fonctionner que pendant une trentaine de minutes sur le sol. Pourtant, elle a si bien survécu à sa descente et son atterrissage qu'elle a continué à émettre des informations pendant plus de trois heures. Malheureusement, toutes les données n'ont pas pu être transmises à la sonde Cassini qui, depuis une distance de 60 000 kilomètres, les relayaient vers la Terre. Le contact avec la sonde a été perdue quand Cassini passait sous l'horizon. Dommage.

    L'exploit de Huygens est également d'une grande valeur scientifique. Malgré la perte de données acquises depuis le sol, celles collectées tout au long de la mission Cassini-Huygens ont révélé que la surface de Titan est un monde façonné par le cryovolcanisme ainsi que par des précipitationsprécipitations de méthane et d'autres hydrocarbureshydrocarbures. Les mesures de conductivitéconductivité atmosphérique réalisées par Huygens, combinées avec les informations transmises par Cassini, ont mis en lumièrelumière un paysage riche : des lacs et mers de méthane et d'éthane, d'énormes dunes de sablesable, des rivières, des pavés de glace, ainsi qu'un océan d'eau ammoniaquée sous une croûtecroûte de glace, le tout baigné dans une atmosphère riche en argonargon et en propylène.

    Descente de la sonde Huygens sur Titan.

    La parole à Patrice Couzin (Thales Alenia Space), responsable de l'avionique de l'appel d'offres Huygens en 1990 jusqu'au tir en 1997, puis responsable système de 1997 à 2005.

    Futura : Comment développe-t-on un atterrisseur destiné à une surface extraterrestre alors que les caractéristiques de celle-ci sont encore largement méconnues au moment de la sélection de Huygens ?

    Patrice Couzin : Seul un modèle atmosphérique était spécifié - le modèle de Lellouch-Hunten - dérivé des observations de la sonde Voyager-1 lors de son survolsurvol de Titan en 1980, et il s'agissait de ne survivre que 3 minutes au sol après 150 minutes de descente atmosphérique.

    L'Agence spatiale européenne a reconnu cette « légèreté » des spécifications avec le contrat passé avec Aerospatiale (aujourd'hui Thales Alenia Space). Les scientifiques ont ensuite travaillé pendant tout le programme pour enrichir les spécifications de l'environnement de Titan vu par Huygens, en matièrematière de givrage, foudrefoudre, triboélectricité, rafales de ventvent, réflectivité de la surface...

    Une remarque tout d’abord, Huygens était une « Descent Probe », pas un « lander »

    Futura : Quelles marges de sécurité ont été mises en place pour assurer le succès de l'atterrissage de Huygens sur Titan ?

    Patrice Couzin : Une remarque tout d'abord, Huygens était une « Descent Probe », pas un « landerlander ».

    L'inconnu sur ce que pouvait être la surface, en dehors d'une température de -180 °C, rendait simplement impossible de spécifier un « atterrissage ». Bien sûr, tous les éléments mécano-thermiques et les parachutesparachutes ont été dimensionnés sur des cas encore plus extrêmes, en matière de température, flux aérothermodynamique, pressionpression dynamique... Les évènements les plus critiques de la mission - réveil de la sonde après 22 jours d'hibernation, détection de l'instant de déploiement du parachute - étaient basés sur des redondances triples et comprenaient un back-up. En outre, toutes les commandes étaient envoyées par deux calculateurs fonctionnant en parallèle (redondance chaude active). Une adaptation à l'environnement rencontré était réalisée au travers d'accéléromètresaccéléromètres, de mesures de la rotation de la sonde et de l'altitude par rapport à la surface.

    Le sol de Titan vu par la sonde européenne Huygens lors de son atterrissage en janvier 2005. © ESA, Nasa, JPL, <em>University of Arizona</em>
    Le sol de Titan vu par la sonde européenne Huygens lors de son atterrissage en janvier 2005. © ESA, Nasa, JPL, University of Arizona

    Futura : Huygens aurait-il été capable de flotter s'il s'était posé sur un lac d'hydrocarbure ou toute autre surface liquide sur Titan ?

    Patrice Couzin : Oui ! Une étude réalisée pendant le développement a montré que c'était possible pendant un moment, même si la sonde n'a jamais été conçue pour !

    Futura : Quelles technologies ont été spécifiquement développées pour la sonde Huygens et par la suite réutilisées dans d'autres missions spatiales ?

    Patrice Couzin : Il s'agit essentiellement des technologies liées à la protection thermique lors de la rentrée atmosphérique, et aux parachutes.

    Concernant le bouclier thermique, l'expérience gagnée sur Huygens a permis d'adapter une autre protection thermique pour les activités d'exploration. Elle a volé sur Beagle-2, et sur Schiaparelli d'ExoMars 2016 (sur cette mission, on sait qu'elle a bien fait son travail !).

    Quant au parachute de Huygens, il a aussi été utilisé sur Beagle-2, avec un design de parachute similaire et fabriqué par la même entreprise. ExoMars reprend aussi le même design. Les outils numériquesnumériques de prédiction ont évolué, mais ils sont tous issus des développements Huygens. L'expérience a permis aussi de définir les choix des matériaux nécessaires et les tests de vieillissement pour un voyage dans l'espace, notamment pour des nylonsnylons et KevlarKevlar.

    Quant à la structure de Huygens, les critères de dimensionnement ont été réutilisés pour ExoMarsExoMars.

    Cette collaboration internationale a permis la plus grandiose mission interplanétaire aujourd’hui

    Futura : Quels sont les principaux héritages et contributions de la mission Huygens à l'exploration spatiale

    Patrice Couzin : L'héritage de Huygens, c'est une nouvelle et spectaculaire démonstration de l'extension des limites de l'exploration spatiale. C'est surtout une référence, un modèle pour ce qui est de la collaboration à haut niveau entre les grandes agences spatiales : l'ESA, la Nasa et aussi l'ASI sur la Science. Cette collaboration a permis la plus grandiose mission interplanétaire aujourd'hui. L'ESA et aussi la Nasa « rêvent » de réitérer cette collaboration depuis 20 ans !

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    Une vie différente de la nôtre peut-elle exister sur Titan ? La mission Dragonfly de la Nasa nous le dira !

    Futura : Y a-t-il des projets pour une mission Huygens 2 ? À quoi pourrait-elle ressembler et quels objectifs pourrait-elle poursuivre ?

    Patrice Couzin : Un Huygens 2 devrait bien sûr « atterrir », mais aussi être capable de « parcourir » Titan, car Cassini-Huygens a montré la très grande diversité de la surface formée de dunes, cratères, lacs d'hydrocarbures, plaines, reliefs, réseaux fluviaux, afin de résoudre les nombreuses questions en suspens concernant cette surface : Quelle est la composition des éléments de surface ? Quelle chimiechimie prébiotiqueprébiotique s'y déroule ? Quelle est la composition des lacs ? Quel est l'âge de la surface ?

    Ce véhicule, pour survivre sur Titan, devrait être équipé de RTG et être capable de transmettre ses données, soit directement, soit par l'intermédiaire d'un orbiterorbiter autour de Titan.

    Futura : Dragonfly de la Nasa pourrait-il être ce « Huygens 2 » ?

    Patrice Couzin : En effet, dans une certaine mesure, on peut dire que oui. La mission Dragonfly, qui est actuellement en développement, répond à de nombreux critères que l'on pourrait attribuer à un « Huygens 2 », comme je l'ai décrit précédemment. Cela dit, il est également pertinent d'envisager les possibilités qu'une mission « Huygens 3 » pourrait offrir !