Entre espoirs et craintes, personne ne saurait dire où la pandémie de coronavirus entraînera l'humanité. Toutefois, certains d'entre nous réfléchissent aux tenants et aboutissants d'une crise mondiale depuis de nombreuses années. C'est le cas de Vincent Mignerot, spécialiste de la perception et de la singularité de l’esprit humain dans un contexte évolutif global.
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La pandémie de coronavirus provoque déjà des répercussions mondiales. La FAO s'alarme du risque de pénurie alimentaire pour certains pays, l'économie française est officiellement entrée en récession, le système sanitaire encaisse les chocs... Une partie de la population craint un effondrementeffondrement du système. En parallèle, la nature semble reprendre sa place. Les eaux plus claires et calmes voient revenir des rorqualsrorquals, des dauphins, des tortuestortues et toutes sortes de petits poissonspoissons. Des animaux, d'ordinaire, loin des villes s'en rapprochent. Qu'adviendra-t-il après la crise de Covid-19 ?
Vincent Mignerot, essayiste, chercheur indépendant en sciences humaines et fondateur de l'association Adrastia dont l'objectif est « d'anticiper et préparer le déclin de la civilisation thermo-industrielle de façon honnête, responsable et digne », nous livre son analyse.
Des écologistes les plus optimistes aux survivalistes, chacun a sa propre perception de l'effondrement. Quelle est la vôtre ?
Pour bien comprendre, il faut repartir des conditions fondamentales d'existence pour un être vivant : la capture d'énergieénergie (pour les humains, l'alimentation), le bon fonctionnement du métabolisme (la santé) et la protection contre les agressions (la sécurité). Si l'une des trois conditions n'est pas assurée, les organismes s'exposent à mourir individuellement ou à ne plus exister en tant que communauté d’individus.
Le cadre dans lequel il faut maintenir ces conditions pour rester en vie exerce trois types de pressionpression incontournables :
- Autoritaire : il n'y a pas d'alternative à la nécessité de capturer l'énergie, d'avoir un métabolisme fonctionnel et de garantir sa sécurité.
- Arbitraire : une défaillance peut survenir sans prévenir (maladie, prédation, etc.).
- Totalitaire : il n'y a pas un seul être vivant qui ne soit pas soumis aux aspects autoritaires et arbitraires de l'existence.
L'humanité est l'espèceespèce qui est devenue, par sélection naturellesélection naturelle, la plus performante dans le développement et l'usage de techniques. Ces techniques lui ont permis de repousser à l'extérieur de son organisation la pression de la compétition pour l'existence. Grâce à l'agricultureagriculture, l'humanité a augmenté le nombre de caloriescalories alimentaires qu'elle peut se procurer. Elle se soigne de façon plus efficace et se protège mieux que toutes les autres espèces grâce à des infrastructures et des armes performantes.
Mais le déploiement de ces techniques peut être contrarié par des facteurs extérieurs. Par exemple, si elle manque d'énergie ou de ressources, si le climatclimat change ou évidemment si un pathogènepathogène l'atteint, l'humanité peut se retrouver dans l'incapacité de maintenir l'efficacité de ses outils. Si dans ces circonstances, elle maintient malgré tout son organisation et qu'elle ne subit pas de déclin démographique trop rapide ou important, elle pourra ne subir qu'un déclin sans rupture majeure. Une adaptation à un nouveau contexte. Si elle perd la maîtrise de la situation, elle subit un effondrement.
Avec la pandémie, nous sommes à la croisée des chemins. Si l'humanité maîtrise la situation, elle pourra repartir sur des bases comparables à celles qui ont précédé la crise. Si elle perd la maîtrise, quelque chose se sera effondré et il n'y aura pas de retour à l'état initial. Le coronavirus pourra générer une rupture, en particulier en fonction des capacités collectives à éviter ou non l'effondrement des systèmes de santé.
Une partie de la population craint que la pandémie de coronavirus aboutisse à un effondrement d'un pan ou de l'intégralité du système. Établissez-vous des liens entre effondrement et coronavirus ?
Pour l'instant, je n'en fais pas. Dans l'étude du risque d'effondrement, le coronavirus est toutefois une confrontation des modèles à la réalité. Une pandémie est parfois considérée comme un facteur déclenchant d'effondrement global.
Nous ne pourrons de toute façon tirer les enseignements de cette pandémie qu'après-coup. Si l'effondrement est évité, il est possible que nos sociétés se réajustent, que l'économie se « reboot ». La crise du coronavirus pourra autoriser l'économie à se débarrasser des bulles spéculatives et des activités qui n'étaient plus rentables, elle redémarrerait alors ensuite, aussi fort que les ressources disponibles lui permettraient.
Ce qu'on peut toutefois déjà analyser, c'est la différence de gestion d'une crise en fonction de facteurs historiques et culturels. En Corée du Sud, la première vaguevague de contaminationcontamination semble avoir été relativement maîtrisée, parce qu'il y avait une mémoire d'épidémiesépidémies récentes. En Europe certaines stratégies sanitaires ont été oubliées (tests, stocks préventifs, port du masque au quotidien), parce nous n'en avons plus eu besoin quasiment depuis la grippe espagnolegrippe espagnole de 1918. L'oubli des techniques et des stratégies est en soi un facteur aggravant dans le risque d'effondrement.
Au-delà des peurs que la crise engendre, certaines personnes espèrent que cela nous donne l'opportunité de bâtir un monde meilleur, en particulier d'un point de vue écologique. Est-ce une possibilité pour vous ?
Le Covid-19 est un ennemi extérieur. Dans la lutte pour préserver le climat et la biodiversitébiodiversité, l'ennemi, c'est nous. Si un effondrement n'arrive pas de lui-même, il faudrait que l'on décide de diminuer volontairement et considérablement la performance de nos économies, ce qui réduirait grandement nos avantages collectifs, le pouvoir d'achat, etc. C'est évidemment souhaitable pour le long terme mais je ne suis pas sûr que cela soit possible à court terme, en tout cas pas à une échelle suffisante pour suffisamment prendre soin de notre milieu.
Toutefois, un des points positifs que l'on pourrait envisager est que nos sociétés comprennent que la résiliencerésilience locale est nécessaire. On en a l'exemple avec la fabrication des masques de protection, dont il faudra relocaliser une partie de la production. Sans pour autant être naïfs sur le fait que l'économie restera encore longtemps mondialisée, mais au moins pour mieux amortir certains chocs et limiter les impacts sanitaires et sociaux des prochaines crises.
Dans ce cas, peut-être que la pandémie pourrait déboucher sur une prise de conscience générale de certaines problématiques ?
Peut-être. Mais paradoxalement, il est possible que cette prise de conscience ait des effets contre-productifs. D'une part, une prise de conscience n'a jamais changé le monde, ce sont les comportements qui le font. Et il n'y a pas de garantie qu'ils changent. D'autre part, l'humanité a certainement toujours eu un rapport à la fois ambivalent et défiant avec la nature.
Le coronavirus provient d’animaux identifiés. Symboliquement, la vie sauvage s'est vengée sur nous. Il est possible que l'humanité ait tendance à se venger en retour. Par peur et par sentiment de trahison.
Est-ce que vous tirez des conclusions particulières de notre situation, des nos réactions ?
Nous vivons une mise à l'épreuve de l'écologieécologie politique. Le premier point à traiter serait de ne plus catégoriser de la même façon ce qui relève d'un effondrement et ce qui relève d'un processus de déclin. Ce qui permet de distinguer ce qui est inéluctable de ce qui est évitable. Un déclin est inévitable pour nos sociétés, les ressources nécessaires à leur fonctionnement n'étant pas illimitées. Au cours de ce déclin, nous pourrons traverser des ruptures de plus ou moins grande ampleur, mais la perte de maîtrise lors de ces ruptures n'est pas inéluctable.
Quoi qu'il en soit, si quelque chose change après la pandémie, à mon sens ça ne sera pas fondamentalement les sociétés thermo-industrielles, mais peut-être les récits qui nous permettent de mettre en sens notre existence et de définir des idéaux à atteindre.
Nos sociétés vont peut-être moins adhérer à l'idée d'une liberté absolue, d'une croissance infinie et comprendre que tous leurs choix sont indexés à des contraintes sur lesquelles elles n'ont pas de prise. Par exemple la variabilité du climat, à tout jamais immaîtrisable, ou bien la baisse des rendements agricoles en raison du réchauffement climatiqueréchauffement climatique et de la déplétiondéplétion des ressources, ou encore la survenue de chocs inattendus, dont la pandémie est un exemple.
Mais si nous ne croyons plus demain en la croissance infinie ou en la liberté absolue, nous n'en deviendrons pas pour autant « protecteurs de la nature ». Ça, nous n'avons jamais su le faire, et nous n'y parviendrons jamais. Nous continuerons à produire et consommer, en arbitrant entre nos intérêts à court terme et des tentatives plus ou moins cohérentes de protéger le long terme.
L'espèce humaine s'est probablement auto-domestiquée au cours de son évolution. Elle se discipline elle-même et coopère à grande échelle parce que c'est la façon la plus performante d'optimiser l'exploitation du milieu. Aujourd'hui, nous sommes probablement en partie domestiqués par les technologies numériquesnumériques, parce que celles-ci optimisent la circulation de tous les flux qui satisfont nos besoins élémentaires. En augmentant d'autant l'impact écologique. Ce qui prend le relais en contexte de crise aujourd'hui, pour la gestion de nos sociétés, ce sont des algorithmes. Parmi les scénarios que l'on peut imaginer pour la suite, on peut envisager que l'humanité devienne encore plus dépendante de ces algorithmes. Cette dépendance pose des questions existentielles profondes.
Ce que nous pourrons peut-être viser, comme un nouvel idéal à atteindre, c'est ce que j'appelle la « singularité écologique ». Un moment hypothétique où l'humanité accepterait qu'elle est incapable de protéger son milieu et qu'elle doit intégrer les limites de la planète dans son adaptation. La protection de l'environnement est un récit, une constructionconstruction culturelle, mais ça n'est pas une possibilité réelle.
Auriez-vous des idées, des préconisations, pour que l'après-coronavirus se passe pour le mieux ?
J'espère que nous parviendrons à nous réconcilier avec ce qui nous a menés à ce risque-là. C'est-à-dire nos illusions de toute puissance et de totale souveraineté dans l'orientation de notre destinée. Notre existence est contrainte par des paramètres sur lesquels nous n'avons que l'illusion d'avoir de l'emprise : la thermodynamiquethermodynamique, la sélection naturelle et ses implications dans le fonctionnement des sociétés humaines. Même si notre esprit comprend une zone de délibération et que nous pouvons faire des choix, ceux-ci sont toujours contraints dans leur applicabilité. Dans tous les cas, nous ne pouvons pas nous autodéterminer, comme nous le croyons souvent.
L'acceptation que nous ne sommes pas tout-puissants me semble prioritaire. Nous devons déconstruire cette illusion afin de servir au mieux notre prochain, en tenant strictement compte des limites physiquesphysiques. Cela me paraît essentiel afin de limiter la souffrance et les crispations dans un monde qui va devenir de plus en plus contraint, quoi qu'il arrive.