Et si la transition écologique n’était pas la fin du progrès, mais au contraire, le début d’une nouvelle ère ? Bertrand Piccard, fondateur de la Solar Impulse Foundation, fait plus qu’y croire : ses propositions sont sur la table.
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Alors que la COP28 vient de s'achever à Dubaï, Futura a pu s'entretenir avec une des 100 000 voix accréditées pour l'événement : Bertrand PiccardBertrand Piccard. Le médecin et explorateur s'est lancé le défi de redorer le blason de la transition énergétique, en présentant notamment les solutions techniques labellisées par sa fondation, Solar ImpulseSolar Impulse. Un programme ambitieux qui entend associer au terme « écologie » celui, très séduisant, de « modernisation ».
Futura : L’an dernier, pour la COP27, vous étiez sur place pour proposer des solutions techniques labellisées par Solar Impulse. Est-ce que vous êtes reparti de zéro cette année, ou vos propositions de l’an dernier ont-elles débouché sur du concret ?
Bertrand Piccard : Ce qu'on a vu, c'est que les solutions existent et sont économiquement rentables, mais l'obstacle principal à leur implémentation, ce sont les idées reçues : les gens pensent que ce n'est pas rentable, qu'il faut faire des sacrifices... Nous devons donc leur proposer un nouveau narratif. Solar Impulse a développé ce nouveau narratif qu'on amène aux chefs d'État, aux négociateurs et aux institutions, pour préparer le terrain sur lequel on va pouvoir implémenterimplémenter les solutions.
C’est-à-dire ? Que faudrait-il mettre en place ?
Dans ces COP, on est dans une situation où l'on entend qu'il faut décarboner, faire des sacrifices, dépenser beaucoup d'argentargent, décroître économiquement, alors que c'est contraire aux intérêts des pays et des entreprises présents. Il faut donc présenter la chose de manière différente : le but doit être de moderniser et de rendre le monde plus efficient pour arrêter le gaspillage qui coûte une fortune. Tous nos systèmes et nos infrastructures sont archaïques. Il y a une urgence économique autant que climatique.
“Le but doit être de moderniser et de rendre le monde plus efficient pour arrêter le gaspillage qui coûte une fortune”
Si vous mettez de l'essence dans votre voiturevoiture, ¾ de votre essence est perdue en raison du mauvais rendement du moteur thermique. Et c'est comme ça partout ! En modernisant, on minimise les pertes, et on arrête de polluer et de perdre de l'argent ! Ce discours fédérateur peut permettre aux gens d'adopter ces buts plus facilement, et la décarbonation viendra comme une conséquence logique de la modernisation, pas comme un but écologique qui effraye les décideurs...
Est-ce qu’il n’y a pas un équilibre à trouver entre modernisation et sobriété des comportements ?
Bertrand Piccard : La modernisation, ce n'est pas que les solutions techniques. Cela inclut l'économie circulaire, le recyclage, la réparation... Toutes ces choses sont des opportunités économiques ! Si vous donnez aux gens la possibilité d'être plus efficients pour baisser la production et la consommation de ressources, ce ne sera pas un sacrifice. Cette approche psychologique de la question est essentielle pour convaincre.
Je pars du principe qu'il y a à peu près 5 % des gens qui ont une compassion et un amour de la nature suffisants pour faire les sacrifices nécessaires à la baisse de la consommation de ressources. Les 95 % restants sont dans l'optique de trouver un travail, d'avoir un salaire, de nourrir leur famille, de payer leurs employés... Il faut donc parler leur langage, pour leur montrer qu'ils peuvent avoir un avantage à être dans un système de consommation plus vertueux et propre.
Pour beaucoup, la COP de cette année est une supercherie, à cause du statut de son président, prince du pétrole. Pour ses défenseurs, sa présence permet au contraire de créer un lien nécessaire entre scientifiques et industriels. Quelle est votre position sur la question ?
Bertrand Piccard : J'observe que, dans les COP précédentes, on ne s'est mis à parler officiellement du charbon qu'à partir de 2021 à Glasgow, et jamais du pétrolepétrole. Or, cette fois a fait plus que d'en parler. La déclaration finale mentionne le besoin de « transitionner hors de énergies fossiles ». Même si ce n'est pas la phrase que les activistes espéraient (« sortir » des énergies fossiles), on ne pouvait pas être plus clair. Mais n'est-ce pas normal que des pays producteurs de pétrole essayent de conserver des revenus qui alimentent 90 % de leur budget national ? Que feriez-vous à leur place ?
“C’est d’abord à nous de faire le premier pas : les producteurs arrêteront de produire si on cesse de consommer”
En parallèle, 123 pays se sont engagés à tripler les énergies renouvelables et doubler la progression annuelleannuelle de leur efficience énergétique d'ici à 2030. Comme le document final inclut cette proposition, on aura mécaniquement besoin d'utiliser moins de pétrole. C'est une autre manière d'arriver au même résultat. Finalement, c'est assez facile d'attaquer les producteurs de pétrole et de continuer à consommer leurs produits. C'est d'abord à nous de faire le premier pas : les producteurs arrêteront de produire si on cesse de consommer.
Vous faites donc plutôt partie des défenseurs de Sultan Al Jaber ?
Bertrand Piccard : Sultan Al Jaber est un homme que je connais bien depuis très longtemps. C'est, certes, le président de l'Adnoc, mais c'est aussi le président de la première entreprise d'énergies renouvelables de son pays. Masdar investit dans les énergies renouvelables dans une quarantaine de pays. En bref : c'est un homme qui connaît les avantages des énergies renouvelables et propres, et qui est à même d'en parler avec les pays pétroliers. Il connaît les deux domaines, c'est ça qui est intéressant ! N'oublions pas que des COP se sont déjà tenues à quelques kilomètres de mines de charboncharbon, en Allemagne et en Pologne !
Pourquoi se focaliser sur Dubaï ? D'autant plus qu'ici, ce fut un succès. Mais même si ça avait été un échec, cela aurait pu renforcer la volonté des gouvernements et des États d'arrêter de gaspiller le gaz et le pétrole, d'installer des infrastructures efficientes et d'électrifier le monde, car avec l'électricité, le rendement est quatre fois supérieur qu'avec le thermique !
Pour « électrifier le monde », il semble aujourd’hui difficile de se passer du nucléaire. Qu’en pensez-vous ?
Bertrand Piccard : Je pense qu'aujourd'hui, on doit garder les centrales existantes en service. C'est une aberrationaberration de démanteler les centrales actuelles tant que l'on n'a pas le parc renouvelable nécessaire pour le faire. Mais, je peux vous promettre que dans 15 ans, l'électricité nucléaire produite par les nouvelles centrales sera beaucoup plus chère que l'électricité renouvelable.
D'ailleurs, aujourd'hui, dans certains pays comme le Portugal, les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite, les prix de l'énergie solaire oscillent entre 1 et 1,5 centime par kilowatt/heure, quand celui de l'électricité nucléaire varie entre 6 et 8 !
Qui dit électricité renouvelable dit équipements, qui nécessitent généralement l’extraction de métaux rares. Cela a-t-il du sens d’abandonner les forages d’énergies fossiles pour se tourner vers l’extraction de ces métaux ?
Bertrand Piccard : Il est vrai que la transition énergétique nécessite l'extraction de métauxmétaux. Mais l'industrie pétrolière implique également une extraction de pétrole polluante. Il faut donc absolument insister sur l'économie circulaire : aujourd'hui, les panneaux solaires durent 30 ans, ce qui est énorme, et peuvent ensuite être recyclés. On ne se rend pas compte à quel point l'énergie solaire a fait des progrès.
La fin de la COP28 s'est achevée. Qu’en retenez-vous ?
Bertrand Piccard : Lors de la COP27, il y avait tellement de désaccords sur le fonds « pertes et dommages » pour indemniser les pays touchés par le dérèglement climatique qu'il avait fallu 2 à 3 jours pour adopter l'ordre du jour. Cette fois, Sultan Al Jaber a expédié la question tellement rapidement le premier jour qu'il a reçu une standing ovation des participants. En outre, 50 entreprises pétrolières se sont engagées à décarboner leurs émissionsémissions internes, quand d'autres ont fait des coalitions pour le méthane. Et on ne se rend pas non plus compte à distance du nombre d'initiatives locales, privées et publiques, qui commencent à porter des fruits.
Bref, il y a des engagements, mais c'est un peu comme des pixelspixels qui apparaissent sur un écran noir : ils apparaissent partout, de façon dispersée, mais on n'a pas encore d'image nette. Reste à espérer que, lorsqu'elle apparaîtra, cette image sera positive.