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Article paru le 5 août 2016
Spécialiste des oiseaux marins et des cétacés, Robert Pitman est biologiste au Soutwest Fisheries Center, à La Jolla, en Californie. Pour lui, l'affaire a commencé en janvier 2009, au large de la péninsule Antarctique, quand il a été le témoin avec son équipe de l'incroyable sauvetage d'un phoque par des baleines à bosse (Megaptera novaeangliaeMegaptera novaeangliae). L'histoire a été racontée, par lui-même et par un collègue, sur le site Natural History. Elle se déroule en fait en deux épisodes, avec trois observations troublantes.
Ce matin-là, grâce à des images de satellites, les biologistes marins ont repéré un groupe de dix orques et, parvenus sur place, remarquent au milieu d'elles deux baleines à bosse très agitées. Les orques attaquent-elles les baleines ? En principe, elles ne s'en prennent qu'aux petits mais, expliquent les auteurs, agressent parfois des baleines adultes pour, peut-être, tester leur résistancerésistance, ou plutôt leur faiblesse. Quand la situation se calme, les orques parties, les chercheurs remarquent, au milieu des baleines, un phoque de Weddell. Était-il la proie convoitée par les orques ? Était-il venu se protéger au milieu des baleines ?
Un quart d'heure plus tard, les orques, suivies par les biologistes marins, dénichent un phoque crabier, qui se réfugie sur un morceau de banquise. C'est alors que surgissent les deux mêmes baleines. Elles foncent sur les orques, qui finissent par fuir. Rien ne prouve que les baleines sont venues sauver le phoque, expliquent les auteurs... qui n'étaient pas au bout de leurs surprises.
L'évènement de janvier 2009, près de la péninsule Antarctique. Retournée, une baleine à bosse est venue sous un phoque pour le porter sur son ventre. Avec l'une de ses nageoires (de plus de 4 m), elle l'empêche basculer dans l'eau, où l'attendent des orques. La photographie a été prise par Robert Pitman, l'un des observateurs et l'un des auteurs de la présente étude. © Robert Pitman, Natural History
Un phoque sauvé par une baleine
Second épisode une semaine plus tard. La scène est semblable : des orques encerclent un phoque de Weddell, réfugié sur un minuscule morceau de glace. Là encore, deux baleines à bosse s'interposent. Ce ne sont pas les vedettes du premier épisode, précisent les auteurs. Cette fois, les grands cétacés parviennent à déstabiliser l'embarcation, précipitant le pinnipède à l'eau. La réaction du phoque est de foncer vers les baleines. Les chercheurs se gardent de conclure que l'animal sait qu'elles vont le protéger. Selon eux, il n'est même pas sûr qu'il les voit comme des êtres vivants, arguant avoir déjà vu des phoques venir chercher refuge derrière leur bateau.
La réaction des baleines est, elle, étonnante. L'une d'elles se retourne, passe sous le phoque, qui se retrouve échoué sur le ventre de l'immense cétacé. Sa position est instable et les mouvementsmouvements d'eau le font glisser. Robert Pitman voit alors la baleine le retenir avec sa grande nageoire. Il a le temps de prendre une photographiephotographie, que nous présentons ici. Peu de temps après, le phoque plonge et grimpe sur la banquisebanquise, sain et sauf.
Les baleines à bosse n'aiment vraiment pas les orques
Est-ce un instinct maternel, affûté pour protéger les baleineaux des orques ? Pour mieux comprendre ces comportements, Robert Pitman et ses collègues ont étudié les observations de ce genre et viennent de publier une synthèse répertoriant 115 cas d'interactions entre des baleines à bosse et des orques, publiée dans la revue Marine Mammal Science. Les statistiques esquissent un tableau bien différent de celui d'ordinaire accepté. Alors qu'il était admis que les comportements agressifs des baleines envers les orques étaient surtout défensifs, les auteurs observent l'inverse. Dans la majorité des attaques mutuelles (72 cas sur 115), les baleines sont à l'origine de l'agression. Ces chasseuses de harengs, gobeuses de krillkrill à l'occasion, n'aiment pas les orques...
Dans 87 % des attaques, les baleines s'en prenaient à des orques en train de chasser. Mais alors, plus surprenant encore, dans ces situations, seulement 11 % des proies étaient des baleines à bosse. Dans les autres cas (89 % des attaques d'orques en train de chasser, donc), les baleines sont intervenues pour protéger dix autres espècesespèces : trois cétacés, six pinnipèdes... et un poissonpoisson. Les auteurs suggèrent que les baleines réagissent aux vocalisations des orques en train de chasser, qu'elles peuvent détecter jusqu'à un kilomètre de distance.
Comment expliquer ce comportement ? Pitman et ses collègues envisagent l'hypothèse qu'il est une forme de dissuasion, tendant à décourager plus tard les orques de s'en prendre à leurs petits. D'autres mammifèresmammifères, comme les éléphants, ont été observés en train de charger intentionnellement des prédateurs. Les auteurs posent aussi l'hypothèse de l'altruismealtruisme, une notion souvent étudiée en éthologieéthologie. Elle serait ici interspécifique, ce qui pose la question de son intérêt. Chez ces animaux au comportement social complexe, les auteurs imaginent que, peut-être, ces attaques (peu risquées) resserreraient les liens familiaux, même quand la proie des orques serait d'une autre espèce. L'altruisme interspécifique serait en quelque sorte accidentel. Mais le mystère demeure...