En intégrant les concepts de propriété et de rareté dans le numérique, les NFT ont permis l’éclosion d’un marché pour les artistes du secteur comme pour les galeries et pour les collectionneurs.
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En mars 1847, l'auteur dramatique Ernest Bourget et les compositeurs Paul Henrion et Vincent Parizot sont assis à une table du café-concert Les Ambassadeurs. Ils y entendent plusieurs de leurs chansons interprétées par divers artistes. Et puis, le garçon vient présenter la note de leurs consommations. Ils refusent alors de la régler, prétextant que cet établissement vient de diffuser leurs compositions sans les rémunérer !
Il s'ensuit une affaire en justice, et surprise, le juge donne raison aux trois créateurs. De cet incident s'ensuit en 1850 la création de la Sacem qui va dès lors s'efforcer de rémunérer les auteurs-compositeurs de l'exploitation de leurs œuvres.
Autant le dire : l'émergenceémergence du numérique et d'Internet n'a pas été tendre pour les créateurs et a d'abord représenté un net recul. L'art numérique a pris son envol durant les années 1990 avec des artistes tels que Evan Roth, Gregory Chatonsky, Maurice Benayoun ou Ubqui qui ont développé ce que l'on a appelé le « Net Art », se servant d'outils numériques et parfois aussi d'intelligence artificielle. Seulement voilà, le numérique a instauré un nouvel état de fait : une œuvre musicale, une photographiephotographie ou une animation n'est jamais qu'une suite précise de 0 et de 1 et à ce titre, dupliquable à l'infini. Les photographes ont ainsi découvert sur Internet que leurs clichés pouvaient être reproduits de site en site, sans respect a priori d'un droit quelconque. Et à partir de 1997, l'échange de morceaux au format MP3 a semé la panique dans les maisons de disques comme chez les auteurs-compositeurs, d'autant qu'il était de bon ton dans certains magazines volontiers démagogiques, d'expliquer au tout-venant que sur Internet, l'art était par principe gratuit. La chanteuse Tori Amos avait alors eu cette saine réflexion comme quoi elle se déclarait prête à offrir sa musique le jour où elle entrerait chez son boulanger et le croissant y serait gratuit ! À l'époque, l'industrie du disque a réussi à mettre au pas le site Napster qui favorisait le téléchargement illégal de musique, mais n'a pu empêcher d'autres services comme uTorrent de prendre le relais.
Le numérique avait donc engendré une situation globalement défavorable aux artistes, aisément spoliés de leurs droits, et incapables de pouvoir faire valoir une notion de rareté.
L'avènement des NFTNFT a donc représenté une révolution : cette technologie permet l'appropriation d'une œuvre, qu'il s'agisse d'indiquer son auteur ou ses acheteurs, et elle ouvre la voie à une potentielle rareté.
L’acte de naissance des NFT
Le phénomène des NFT est récent. On situe habituellement son éclosion en 2017 avec l'apparition en parallèles des Cryptokitties et des Cryptopunks. Dieter Shirley, cofondateur de Dapper Labs (les Cryptokitties) est à l'origine de la norme ERC-721 qui a établi les règles propres aux NFT. On peut assimiler un NFT à un certificat d'authenticité inviolable puisque inscrit sur une blockchain.
Pour les artistes du numérique, la donne a été intégralement changée. Puisque le NFT certifie qu'une œuvre est liée à son créateur, et qu'il identifie la chaîne des acheteurs successifs, il est devenu possible d'attribuer une valeur à des JPGJPG, des clips vidéo, des animations interactives, des œuvres issues de l'intelligence artificielle... Des plateformes comme Rarible ou OpenSea ont permis à n'importe qui de mettre en ligne des œuvres ainsi protégées et de fixer soi-même le prix de vente, le nombre d'exemplaires disponibles. Même si l'on peut leur reprocher cette approche ouvertement permissive, des galeries ouvertes à tous comme OpenSea ont joué un rôle similaire à celui que AmazonAmazon a pu avoir dans l'autoédition en révélant au public de façon directe des auteurs comme Agnès Martin-Lugand.
L’essor d’un marché de l’art numérique
C'est à partir de la fin 2020 que le secteur des NFT a vu les prix s'envoler. Alors qu’ils étaient issus d’un code informatique, les Cryptopunks de Larva Labs ont vu leur cote atteindre des sommets. D'autres « collectibles » du même type, les Bored Apes, ont connu un phénomène similaire.
Les galeries classiques avaient traditionnellement manifesté de la méfiance vis-à-vis de l'univers virtuelunivers virtuel. L'avènement des NFT les a amenés à reconsidérer leur position. D'illustres galeries, comme Sotheby's ou Christie's, ont désormais inscrit cette forme d'art dans leurs offres, offrant au passage aux artistes une aura inespérée. Ainsi, un artiste typiquement numérique, Beeple, qui jusque-là n'était pas parvenu à vendre une œuvre au-dessus de 100 $ a pu battre record sur record. En mars 2021, lors d'une vente organisée par Christie's, l'œuvre Everydays: The First 5 000 Day de Beeple a été emportée pour 69,3 millions de dollars.
Le monde de la mode a rapidement montré son intérêt à sponsoriser des NFT d'art et a contribué ainsi à la multiplication des opportunités de vente d'art numérique. Ainsi, Guerlain a associé la vente de représentations d’abeilles, les Cryptobees, à la possession d’une parcelle d’une réserve naturelle près de Rambouillet. Et fin juin 2022, Gucci a ouvert une galerie de crypto art en collaboration avec SuperRare : Vault Art Space.
Rendre possible ce qui ne l’était pas auparavant
L'un des points essentiels des NFT est d'apporter aux artistes des opportunités qui n'existaient pas auparavant. En voici quelques exemples.
Valorisation de l’éphémère
Certaines œuvres sont par essence éphémères, telles les sculptures sur glace ou dans le sablesable. Le street art en est un autre exemple. Par principe, ces types d'artistes peignent sur des mursmurs publics d'une ville, près d'axes routiers ou dans des lieux qu'ils investissent, par exemple un bâtiment inutilisé appartenant à une banque ou à une mairie. N'étant pas propriétaires des supports en question, ils ne peuvent vendre leurs créations.
Or, à partir du moment où l'œuvre de street art est photographiée sur son support originel et associée à un NFT, il devient possible de la vendre. Ainsi, en juin 2022, la maison Boischaut a proposé à des peintres de street art d’exploiter leurs créations sous forme de NFT. Il s'agit bien, pour de tels artistes de l'ouverture d'un marché jusque-là inexistant.
Briser les contraintes géographiques
Certains artistes évoluent dans des pays où il ne leur est pas facile de diffuser leurs œuvres, ou même de transférer de l'argentargent... La possibilité de placer le cliché d'une œuvre sur une galerie en ligne telle que OpenSea ou Rarible, ouvre là encore une opportunité inédite, étant entendu qu'ils seront payés en cryptomonnaiescryptomonnaies.
La photographie d’art
Les photographes ont traditionnellement pratiqué ce que l'on appelle des tirages d'art numérotés. Le nombre d'exemplaires se doit d'être inférieur ou égal à 30. Il est toutefois nécessaire, habituellement, pour celui qui organise un tel tirage, de passer par une galerie ou bien par un site tel que Art’Pair, et le public est généralement restreint ou élitiste.
Pour les photographes, le NFT inaugure de nouvelles manières de vendre leur art et la possibilité d'attirer un nouveau public. L'acheteur, pour sa part, peut librement décider de l'usage qu'il voudra faire du cliché en question :
- impression numérique placée sous verre ;
- reproduction sur une toile ;
- reproduction sur un papier peintpapier peint...
Ainsi, l'art photographique devient plus « malléable » concernant son usage.
Le NFT peut-il intéresser les artistes classiques ?
Quid des artistes classiques, ceux qui préfèrent s'en tenir aux outils traditionnels (peinture, sculpture...) et aussi de certains collectionneurs qui mettent un point d'honneur, à éviter le numérique ?
La notion parfois méconnue est qu'un artiste, quand bien même il a vendu une œuvre à un particulier ou à un musée, dispose encore et toujours d'un droit d'exploitation ultérieur. S'il a pris une photographie de son œuvre, il est en droit d'en réaliser une lithographielithographie, un tirage numéroté, de la reproduire dans un beau livre ou même, s'il le souhaitait sur un support tel qu'un TT-shirt - mais au risque d'aliéner son public de prédilection. Quoi qu'il en soit, le NFT apporte à un tel artiste une opportunité supplémentaire d'exploitation d'une création.
Ce qui peut toutefois rebuter un artiste traditionnel est la perspective de voir ses œuvres cohabiter, sur des sites tels que OpenSea ou Rarible avec des réalisations en tous genres, certaines étant bien loin de mériter le label artistique. Toutefois, diverses initiatives sont apparues afin de rendre le secteur plus fréquentable aux yeuxyeux des professionnels du secteur. Il existe en premier lieu des plateformes plus élitistes comme SuperRare, Zora ou Foundation, pratiquant ce que l'on appelle une « curation » (sélection des œuvres accueillies dans leurs galeries). De son côté, la start-upstart-up Verse entend créer une plateforme où les collectionneurs puissent acheter des NFT « auprès de personnes ayant une bonne réputation dans le monde de l'art ». De même, la galerie Pace Verso, se targue d'accueillir des NFT d'artistes de renom tels que Lucas Samaras mais aussi Jeff Koons, l'un des artistes vivants les plus cotés au monde. Ce dernier prévoit d'envoyer sur la LuneLune 125 versions miniatures de ses sculptures Moon Phases et a prévu de vendre, sous forme de NFT, une photographie de leur emplacement sur la Lune.
Domaine public et plagiats
Le domaine des NFT connaît ses erreurs de jeunesse : en janvier 2022, OpenSea a dû le reconnaître via un tweet : 80 % des fichiers mis en ligne avec l'outil propre à cette plateforme étaient des « plagiats, de fausses collections, et des spamsspams ». OpenSea dit avoir pris des mesures radicales pour enrayer ce mouvementmouvement.
Sur le site NFT Artists Rights, plusieurs successions d'artistes - dont celles des familles Picasso et Magritte - exhortent le marché des NFT à se construire dans le respect du droit de propriété artistique.
« Il doit être rappelé, de la manière la plus claire, qu'en vertu des règles applicables au droit d'auteur, consacrées au plan international, toute reproduction et toute communication au public d'une œuvre d'art, qu'elle soit partielle ou totale, ne peut avoir lieu qu'avec le consentement de l'artiste ou de ses ayants droit. »
« La commercialisation d'une œuvre associée à un NFT n'échappe pas à cette règle : nul n'est autorisé à publier sur une plateforme de vente une œuvre numérique, ni à l'injecter dans un métaverse, sans l'accord de l'artiste ou de ses ayants droit (héritiers, fondations...). »
« Il est de la responsabilité de toute personne envisageant un projet de NFT lié à l'œuvre d'un artiste de s'assurer de l'obtention des autorisations nécessaires auprès des titulaires de droits ou des organismes de gestion collective de droits d'auteur compétents. »
Et d'évoquer le fait que plus d'un millier d'œuvres frauduleuses et de contrefaçons ont été retirées des plateformes de vente de NFT.
Clairement, le jeune univers des NFT est en mutation. Après l'euphorieeuphorie de 2021, le marché a connu un plongeon notable, passant de 945 millions de dollars en août 2021 à 101 millions en mai 2022 selon Clare McAndrew, auteur d’un rapport sur la question. Pourtant, si certains veulent voir là un parallèle avec la bulle Internet de la fin des années 1990, il est aisé de leur rappeler qu'après l'effondrementeffondrement du printemps 2000 ce secteur a vu l'émergence de maints géants à la GoogleGoogle, FacebookFacebook ou TwitterTwitter. Vu sous cet angle, le marché des NFT semble avoir de beaux jours devant lui.