Santé, éducation, activité économique, organisation sociétale, science... Pour Gilles Babinet, spécialiste des enjeux du numérique auprès de la Commission européenne et auteur de L'ère numérique, un nouvel âge de l'humanité, tout ce qui fonde la société humaine est affecté par la mise en réseau des données à toutes les échelles. Pour nous, il revient point par point sur sa démonstration que l'humanité est à l'aube d'un profond changement.
au sommaire
Le monde numérique, du smartphone au big data, est omniprésent autour de nous aujourd'hui, alors que sa naissance n'a que peu d'années. Jusqu'où cette évolution affecte-t-elle notre société ? Gilles Babinet l'observe de près. Ce chef d'entreprise a été président du Conseil national du numérique de 2011 (à sa création) à 2012 et est aujourd'hui représentant pour la France des enjeux du numérique auprès de la Commission européenne. Pour lui, notre société doit chercher à tirer profit de ces technologies...
Futura-Sciences : Votre livre parle de l'ère numérique comme d'un nouvel âge de l'humanité. Quelles sont les racines et les caractéristiques de ce paradigme ?
Gilles BabinetGilles Babinet : De nombreux indicateurs -- croissance de la productivité, croissance des facteurs de mesure de l'innovation -- semblent montrer que nous entrons dans une nouvelle révolution industrielle. Celle-ci, principalement portée par la diffusiondiffusion à coût marginal de la connaissance, pourrait avoir un impact considérable sur le développement de l'humanité. Des principes essentiels comme l'éducation, les systèmes de santé, le fonctionnement des États par exemple pourraient rapidement être bouleversés.
Ère numérique et ressources naturelles
Vous faites souvent référence aux pays en voie de développement et notamment aux nouvelles opportunités (« gains d'opportunités ») qu'a permis l'accès massif à l'information, grâce aux smartphones en particulier. Pourriez-vous nous en citer quelques exemples ? D'après vous, cette vaguevague numérique permettra-t-elle de résoudre les problèmes majeurs de la vie quotidienne des habitants de ces pays : accès à l'eau potable, soins médicaux et traitements, etc. ?
Gilles Babinet : Dans les pays déficients en infrastructure -- ce qui est particulièrement le cas en Afrique --, on observe des effets de substitution par le mobile. Si vous êtes un fermier et que vous n'avez pas de silo à grains, si vous pouvez appeler un camion qui vient chercher votre récolte avant qu'il pleuve, vous sauvez le produit de votre travail. Lorsque vous êtes malade et qu'il n'y a pas de médecin, vous pouvez appeler quelqu'un qui va vous donner quelques conseils, parfois de grande valeur. Ces gains d'opportunités ont un effet considérable, qui a fait l'objet de nombreuses recherches en économie, sur la croissance de nombreux pays. Cela n'est plus contesté aujourd'hui.
Les projections liées aux développements des technologies numériques donnent le vertige : plus d'abonnés aux téléphones mobiles que d'êtres humains d'ici 2017, 100 milliards d'adresses IP en 2025, 40 zettaoctets d'information disponible... Mais à l'heure de l'épuisement des ressources naturelles et de la guerre que se livrent certaines nations pour l'accès aux terres raresterres rares (éléments essentiels pour les smartphones ou les voitures hybridesvoitures hybrides), comment voyez-vous cette finitude intervenir dans l'équationéquation ? Comment intégrer au mieux les problématiques environnementales dans cette spirale afin qu'elle soit vertueuse, pour la Planète et nous ?
Gilles Babinet : Je ne veux pas donner le sentiment de nier l'importance des problèmes environnementaux, qui sont probablement le plus grand défi collectif que l'humanité aura à relever au XXIe siècle. Pourtant, lorsque vous observez l'inadéquation massive des moyens de production avec la demande, vous comprenez vite que le numérique peut beaucoup. Plus de la moitié de la production alimentaire mondiale est perdue en raison de dysfonctionnements logistiques. En Allemagne, 30 % de la charge utile des camions n'est pas utilisée, et ainsi de suite. L'enjeu, c'est un peu le slogan d'IBMIBM : mettre du « smart » partout, pour faire plutôt mieux que plus. Des start-ups en grand nombre se créent sur ces enjeux. Dans le grid énergétique, dans l'économie d'énergieénergie -- Nest par exemple --, BlaBlaCar dans le transport est aussi sur ce segment. C'est un début.
Mais il faut aussi que l'industrie digitale fasse également des efforts. Elle consomme aujourd'hui 10 à 12 % de l'énergie électrique produite dans le monde. C'est considérable, et il est probable qu'en étant plus efficace, elle pourrait ne consommer qu'une fraction de cela. Ce problème doit sans doute être pris à bras le corps plus sérieusement. Des normes de mise en veille de type Energy Star devraient sans doute être plus largement déployées et complétées. Des objectifs de consommation globale des nations devraient être assignés.
« Tous chercheurs, tous développeurs »
Vous mettez en lumièrelumière de nombreux projets où la collaboration entre individus a porté ses fruits : OpenStreetMap, Wikipédia, logiciels open sourceopen source, GoogleGoogle Flu Trends, etc. Pour vous, « la cocréation [semble] supérieure en efficacité au savoir spécialisé ». Vous faites également référence à l'intérêt de projets collaboratifs comme Foldit, et à l'importance pour la science du décloisonnement entre spécialités. Les scientifiques mettent de plus en plus à profit l'intelligenceintelligence collective pour leurs travaux, mais fonctionnent encore par spécialisation (donc en organisation verticale). Comment devrait évoluer la recherche publique dans les laboratoires et les universités pour tirer parti des bénéfices de ces synergiessynergies ? Quelle place donner au quidam ?
Gilles Babinet : C'est une question fondamentale. Un moment, j'ai pensé écrire un livre que j'aurais titré La massemasse et les experts, tant l'articulationarticulation entre les deux me semble être la clé dans de nombreux domaines : en politique où la démocratie évolue dans de nombreux lieux de représentative à participative, en santé où l'exemple de Salvatore Iaconesi est proprement stupéfiant, dans les communautés open source, etc. Et évidemment, également dans le domaine scientifique.
J'ai renoncé au projet de ce livre, car il est difficile d'amener à ce stade des réponses définitives tant nous restons à une époque d'expérimentation. Toutefois, dans les sciences où la dimension transverse est importante -- et celles-ci sont, il me semble, en fort développement --, je suis convaincu que l'ouverture sera d'un apport important aux chercheurs « spécialisés ». En fait, dès que le nombre de dimensions d'un problème devient important, dès que celui-ci devient massivement multifactoriel, la multitude se révèle très efficace. À mon sens, son concours reste encore marginal par rapport à ce qu'il pourrait être et à ce qu'il sera dans quelques décennies.
À l'heure des imprimantes 3D, du biohacking, des fab labs ou du Do it yourself, n'avez-vous pas peur que cet accès massif à l'information et ces ruptures rapides dans le cycle de l'innovation n'entraînent des dérives importantes ? Quels seraient d'après vous les garde-fousgarde-fous numériques à mettre en œuvre ?
Gilles Babinet : C'est un débat que j'ai souvent eu avec Thomas Landrain, le fondateur de La Paillasse. Et je crois que je suis d'accord avec lui. Je préfère prendre le risque de dérives d'un individu au sein d'une communauté ouverte plutôt que voir une société -- de type Monsanto -- contrôler hermétiquement des pans entiers du vivant. De même, je préfère courir le risque de voir des gens être capables de concevoir des armes plutôt que d'avoir une concentration excessive de technologies de production. Il n'en reste pas moins naïf de croire que la possibilité d'un accidentaccident sera totalement écartée par le fait même de l'ouverture. À posteriori, il sera peut-être nécessaire d'introduire un certain niveau de régulation, mais à ce stade, il est sans doute souhaitable et nécessaire d'encourager autant que faire se peut ces nouvelles initiatives.
Les défis sont aussi nombreux pour les entreprises, qui devront faire preuve d'agilité en matièrematière d'organisation pour innover. Les brevets sont aujourd'hui une variable essentielle de l'équation technologique et font partie du patrimoine des entreprises. La cocréation ne va-t-elle pas changer la donne ? Comment doit s'adapter la recherche privée ? Quels sont ses principaux défis ?
Gilles Babinet : L'enjeu de l'agilité des entreprises est fondamental. Il est surprenant d'observer combien des sociétés comme Google, AppleApple ou AmazonAmazon sont parvenues à industrialiser l'innovation. Ce sont des sociétés de plusieurs dizaines de milliers de personnes qui conservent une grande agilité, une équation inconnue dans les entreprises de l'économie traditionnelle. Il y a là un modèle qui repose largement sur la collaboration permise par le numérique, mais également sur l'aplatissementaplatissement des processus hiérarchiques, ainsi que sur des principes industriels nouveaux : le recours à une stratégie de plateforme, la centralisation des données et leur unification autour de l'utilisateur, l'ouverture raisonnée par les API, etc.
Concernant les brevets, il n'y a pas de réponse définitive. Ceux-ci ont été répandus pour encourager l'investissement dans l'innovation lors de la première révolution industrielle. Est-ce qu'ils ont toujours ce rôle ? Est-ce qu'Apple innoverait moins s'ils n'existaient plus ? Ce serait sans doute le cas dans certains segments industriels comme la pharmacie, l'automobileautomobile ou l'aéronautique par exemple, des secteurs où les rendements en R&D se sont amoindris. L'ouverture n'empêche cependant pas de créer des entreprises très rentables. La question reste donc posée -- et je n'y réponds pas -- de savoir si les brevets ne sont pas en train de devenir des outils de protection de rentes et d'économies de réseaux.
Santé et éducation
Dans le domaine de la santé, la démultiplication de capteurscapteurs sur nos smartphones (Quantified Self) ou de tatouages numériques mesurant nos signaux vitaux va de pair avec le développement exponentiel de nos données personnelles médicales. « Nos vies numériques disent [également] tout de nous » : habitudes alimentaires, sport, etc. Quelles sont pour vous les clés de la médecine de demain ? Se fera-t-on soigner par un docteur Watson ?
Gilles Babinet : Il faut au préalable dire que notre système de santé est condamné à court terme. Son coût croît de 4 % par an, et à compter de 2014, nous dépenserons plus dans notre système de soin que dans l'État, tout au moins en France. De surcroît, c'est un système qui a de nombreux défauts, dont celui de provoquer beaucoup d'effets secondaires et d'avoir une qualité de diagnosticdiagnostic et de prescription limitée.
Or, en parvenant à centraliser les informations qui existent déjà sur chacun d'entre nous, nous pourrions avoir une meilleure qualité de diagnostic. En ajoutant des données issues du Quantified Self et de nouveaux outils de diagnostic (marqueurs de gènesgènes dans l'ADNADN par exemple), nous pourrions augmenter très significativement la qualité du diagnostic, donc de la prescription, et même entrer dans une médecine préventive. Plusieurs indices, dont la mise en œuvre d'un système de soins proche de cela dans le Grand Shanghai, permettent de penser que c'est à notre portée. En définitive, la santé devrait par besoin d'efficacité et d'économie évoluer profondément.
Notre système éducatif semble aujourd'hui à la croisée des chemins : manque de diplômés dans certaines formations, illettrisme, écarts importants entre bons et mauvais élèves... Alors que la connaissance n'a jamais été autant distribuée et accessible (InternetInternet, développement des MOOCMOOC). Quelle(s) (r)évolution(s) le système éducatif français doit-il mettre en place ? Quelles solutions pourraient apporter cette ère numérique pour lutter en France contre la pénurie d'ingénieurs et stimuler le développement des cursus scientifiques et techniques ?
Gilles Babinet : Là aussi, les exemples étrangers donnent le la. La Floride a réussi une réforme assez significative d'un système éducatif qui était en échec en mettant en place un outil d'analyse fine de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. Cet exemple démontre simplement qu'en prenant l'éducation non plus comme une idéologie avec des convictions non scientifiques (par exemple sur la méthode globale ou la méthode syllabique), on parvient à détecter, dans un contexte donné, le meilleur protocoleprotocole pédagogique. On est ici à la fois au-delà du numérique et au cœur de celui-ci. Au-delà, car on n'a pas nécessairement besoin d'outils numériques pour réussir à changer l'éducation. Au cœur, car pour que les enfants puissent s'émanciper dans la société de la connaissance, il est avant tout important qu'ils sachent convenablement lire et écrire. L'autre enjeu est évidemment celui de faire en sorte que l'éducation apprenne à apprendre, et également apprenne à collaborer, à coréfléchir et cocréer. On en est encore loin, mais ces notions vont se répandre rapidement, car elles ont intrinsèquement démontré leur efficacité au travers du fonctionnement de l'Internet.
Que pensez-vous de la façon dont fonctionne l'enseignement supérieur ? Le système répond-il aux besoins de l'ère numérique ?
Gilles Babinet : Beaucoup de pays ont largement fait évoluer le processus de formation supérieure, pour tenir compte d'une part des nouvelles façons de travailler des chercheurs -- plus collaboratifs, plus documentés -- et également pour disposer dans les filières numériques de compétences plus adaptées à l'airair du temps.
En France, le système évolue doucement. La tension sur le marché du travail est remarquablement forte et dans certains domaines, il n'y a simplement pas de compétences. Il est probable que l'Epitech et 42, qui caractérisent assez bien les nouveaux types de besoins de cette filière, pourraient avoir des tailles significativement plus importantes, sans pour autant parvenir à assécher le marché. En soi, cela démontre que le système éducatif académique est peu flexible et largement perfectible ; dans une moindre mesure, cela vaut aussi pour les écoles d'ingénieurs.