Découvert en 1995, l'algorithme de Shor permettrait de casser rapidement les clés utilisées pour les transactions bancaires. Il suppose l'existence d'un calculateur quantique avec un très grand nombre de qubits, ce qui offrirait une suprématie sur les ordinateurs classiques, lesquels prendraient un temps bien plus long que la durée d'une vie humaine pour résoudre le même problème. Google vient de révéler que son nouveau processeur quantique avait effectué un calcul en quelques minutes qui prendrait ordinairement des milliards de milliards de fois l'âge du cosmos observable et même plus. Alors, est-ce la fin du secret des cartes bancaires et l'ouverture de l'ère de la révolution des ordinateurs quantiques jugée encore impossible il y a quelques décennies ?
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C'est le buzz du moment, GoogleGoogle vient d'annoncer que quelques années après avoir atteint la suprématie quantique avec un Platane, il vient de faire sauter un verrouverrou dans cette voie avec un Saule.
Ah, pour ceux qui ne le savent pas, en anglais un genre de Platane se nomme « Sycamore » et un Saule se dit « Willow » et il s'agit bien sûr des puces quantiques du laboratoire d'intelligence artificielle quantique (également appelé Quantum AI Lab ou QuAIL) de Google hébergé au centre de recherche Ames de la NasaNasa, puces basées sur des circuits supraconducteurssupraconducteurs refroidis presque au zéro absoluzéro absolu et portant des qubitsqubits, les bits d'informations quantiques manipulables par des calculateurs ou des ordinateurs quantiques, comme les a appelés il y a des années l'un des élèves du mythique John Wheeler (on lui doit des noms de concepts percutants qui vont faire fortune comme trou noirtrou noir et trou de ver) lors d'un séminaire donné en 1992.
Benjamin Schumacher y avait en effet introduit pour la première fois le concept de qubit, la transposition quantique des bits d'informations de Claude Shannon, manipulés par des ordinateurs ou des calculateurs classiques.
D'accord, mais c'est quoi la suprématie quantique, évoquée en 2012 par le célèbre physicienphysicien John Preskill (bien connu pour ses travaux et ses cours dans le domaine de l'information quantique), et des calculateurs/ordinateurs quantiques ?
Les ordinateurs et la suprématie quantique
Vaste sujet... En gros et en première approximation, il s'agit d'utiliser les lois du monde quantique, plus précisément ce que les physiciens appellent dans leur jargon le principe de superposition des états et le phénomène d’intrication quantique pour faire en quelques minutes des calculs qui nécessiteraient une duréedurée, par exemple égale à l'âge de l'UniversUnivers avec des machines utilisant les lois de la physiquephysique classique, même si ce sont des superordinateurs parmi les plus puissants qui réalisent des dizaines de millions de milliards d'opérations par seconde (on peut citer ces dernières années Frontier, ou OLCF-5, le premier supercalculateur exaflopique au monde, hébergé à l'Oak Ridge Leadership Computing Facility (OLCF) dans le Tennessee, aux États-Unis).
Un ordinateur quantique universel programmable, ou un calculateur quantiquecalculateur quantique spécialisé dans l'exécution d'une tâche bien particulière, atteindrait donc la suprématie quantique lorsqu'il permet de faire un calcul impraticable dans une durée raisonnable pour un être humain avec un machine classique.
Or, justement, la puce quantique de Google est annoncée avoir mené en moins de cinq minutes un calcul qui aurait duré 1025 ans, c'est-à-dire 10 millions de milliards de milliards d'années pour les meilleurs superordinateurs classiques !
Voilà de quoi sans doute faire tendre l'oreille à tous ceux qui ont entendu parler de la capacité jusque-là théorique des ordinateurs quantiques à percer en quelques minutes les codes des transactions bancaires, notamment celles que l'on fait avec nos cartes bancaires, et qui sont censés être inviolables car l'algorithme pouvant percer ces codes prendrait bien trop de temps à être implémenté, même sur OLCF-5.
Voyons cela de plus près...
Découvrez en animation-vidéo l'histoire de la physique quantique : depuis la catastrophe ultraviolette jusqu'aux promesses de l'ordinateur quantique en passant par la première et la deuxième révolution quantique avec les idées de Feynman et Peter Shor. Une animation-vidéo coréalisée avec L’Esprit Sorcier. © CEA Recherche
L'algorithme quantique de Peter Shor et le chiffrement RSA
On sait, au moins depuis EuclideEuclide, qu'il est possible de décomposer les entiers en produits de nombres premiersnombres premiers (par exemple 15 = 3 × 5). La décomposition est à chaque fois unique et des algorithmes permettent de la trouver. Cependant, ces derniers deviennent rapidement prohibitifs en temps de calcul lorsque l'entier considéré devient de plus en plus grand.
Certains de ces algorithmes sont plus efficaces que d'autres mais, même avec des superordinateurs, trouver la décomposition de certains entiers en un produit de deux nombres premiers pourrait prendre des dizaines d'années. Ce simple fait autorise des techniques de codage efficaces qui assurent le secret des transactions bancaires, le fameux chiffrement RSA.
Toutefois, en 1994, un chercheur en mathématiques appliquées du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Peter Shor, a fait exploser une petite bombe. Il s'intéressait au tout jeune domaine du calcul théorique avec des ordinateurs quantiques, domaine de recherche ouvert dans les années 1980 par des pionniers comme Richard Feynman et David Deutsch. Il démontra que le calcul quantique avec des qubits permettait l'existence d'un algorithme capable de factoriser en un temps record un entier en un produit de deux nombres premiers. En théorie - en pratique, c'est une autre histoire -, il était donc possible de casser les codes secrets non seulement des banques, mais aussi des États et des armées en utilisant l'algorithme de Shor.
Malheureusement, ou heureusement, un ordinateur quantique, ou simplement un calculateur quantique spécialement dédié à l'implémentation de cet algorithme, pose de redoutables problèmes.
Au cœur de l'efficacité de cet algorithme, se trouve le fameux principe de superposition des états en physique quantique. Les qubits, qui sont des généralisations des bits classiques, sont portés par des variables de systèmes physiques, comme des spinsspins d'électronsélectrons, de photonsphotons ou des moments orbitaux dans des atomesatomes. Ils peuvent prendre deux états, 0 ou 1, mais en quelque sorte simultanément, du fait du principe de superposition des états.
On peut montrer qu'en utilisant un nombre suffisant de qubits, tout se passe comme si on pouvait faire un très grand nombre de calculs en parallèle, en faisant évoluer physiquement l'état des systèmes quantiques portant ces qubits.
Mais, pour cela, les ordinateurs quantiques ont besoin de résoudre ce qui est appelé le problème de la décohérence. Une image permet d'appréhender ce problème.
Des explications sur l'informatique quantique des ordinateurs de Feynman avec notamment deux experts réputés, Scott Aaronson et John Preskill. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Quanta Magazine
La décohérence et les codes correcteurs quantiques
Pour atteindre pleinement la suprématie quantique, il faut en effet disposer d'un grand nombre de qubits. On peut se les représenter comme les éléments d'un château de cartes. Plus il prend de la hauteur, plus il est instable. Quand il atteint quelques étages, un minuscule courant d'airair ou une petite vibrationvibration de la table suffit pour que tout le château s'écroule. De façon générale donc, plus le château est grand, plus il a de risques de s'effondrer vite, à moins de le placer dans une chambre sous vide ou sur une table l'isolant des vibrations du sol par exemple.
Le problème est similaire avec des qubits. Il faut généralement refroidir presque au zéro absolu les systèmes quantiques constitués des quelques atomes seulement qui portent ces qubits pour les isoler suffisamment longtemps du bruit de fond ambiant, souvent thermique, généré par le reste de l'Univers. Même ainsi, avant l'effondrementeffondrement des états de superposition et d'intrication quantiqueintrication quantique on dispose d'un temps trop court pour pouvoir effectuer autre chose que quelques timides calculs quantiques.
Il faut donc trouver un moyen de protéger autant que possible les calculs quantiques de ces perturbations - ce que beaucoup d'experts pensent utopique. Mais là encore, Peter Shor et ses collègues ont proposé une parade au milieu des années 1990, utiliser des codes correcteurs quantiques, cousins des codes correcteurs d'erreurs des ordinateurs classiques bien connus dans le cadre de la théorie de l'information classique, pour lutter contre les erreurs de calcul produites par la décohérence.
Peter Shor nous parle de ses découvertes. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Qiskit
Dans le cas bien étudié du traitement de l'information classique, les codes correcteurs d'erreurs sont le plus souvent appliqués à la transmission de données pour éliminer les effets du bruit. Il s'agit de techniques de codage basées sur la redondance permettant de détecter et de corriger des erreurs dans un message transmis. Elles trouvent aussi des applicationsapplications avec les disques dursdisques durs et les RAMRAM. Un exemple de code célèbre est celui de Hamming, que cite Richard Feynman dans ses leçons sur l'informatique. L'idée d'un code correcteur peut être rapidement saisie avec l'exemple des signaux en binairesbinaires que l'on transmet avec des « 0 » et des « 1 ». En triplant les données, par exemple en envoyant systématiquement « 000 » et « 111 » pour chaque « 0 » et chaque « 1 », on peut vérifier qu'une erreur de transmission n'a pas été commise en comptant le nombre de répétitions d'un bit donné. Ainsi, « 001 » ou « 011 » seront des indicateurs d'une telle erreur. Une correction sera effectuée en tenant compte de la majorité de « 0 » ou de « 1 ».
Le problème avec les qubits, c'est que l'on ne peut pas faire des copies d'un état quantique. On peut démontrer un théorèmethéorème de non-clonageclonage. On ne peut donc vérifier l'information quantique portée par un état en la comparant à celle contenue dans plusieurs copies de cet état. Heureusement, il est possible d'intriquer chaque qubit avec plusieurs autres, de sorte qu'il soit possible de détecter des erreurs lors d'un traitement de l'information et d'y remédier. L'état intriqué à plusieurs qubits porteporte en effet la mémoire du qubit utilisé pour les calculs quantiques. Tout le problème est de pouvoir mettre en œuvre un code de correction quantique de cette façon avec un grand nombre de qubits, et pour une longue durée de calcul. Ce qui ne va pas de soi.
En 2019, Google annonçait déjà des premiers succès avec les codes correcteurs d'erreurs quantique. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Google Quantum AI
Comme le montre la vidéo ci-dessus, en 2019 les chercheurs du Quantum AI Lab avait déjà obtenu un résultat d'accélération spectaculaire de la rapiditérapidité de calcul avec la puce quantique Sycamore en utilisant la méthode des codes correcteurs quantiques de Shor et ses collègues. Comme l'explique l'article publié dans Nature et dont un version existe en accès libre sur arXiv, Willow va un cran plus loin que Sycamore en employant la même méthode, ce qui conforte la croyance des chercheurs qu'il sera sans doute possible d'avoir un vrai ordinateur quantique universel programmable dans un avenir proche.
Les possibilités ouvertes ne se limitent pas bien sûr pas à casser le code du chiffrementchiffrement RSARSA, comme l'a expliqué à plusieurs reprises Sundar PichaiSundar Pichai, le CEO de Google et Alphabet : « Les ordinateurs quantiques ont le potentiel d'apporter des bénéfices tangibles dans la vie de millions de personnes. Nous pensons que les ordinateurs quantiques seront utilisés pour créer de nouveaux médicaments, réduire l'énergieénergie nécessaire à la production d'engrais, concevoir des technologies durables plus efficaces, des batteries aux réacteurs à fusion nucléairefusion nucléaire, et contribuer à des recherches en physique qui conduiront à des avancées que nous ne pouvons pas encore imaginer. »
Après ces longs prolégomènes, nous voici mieux préparés pour répondre à la question posée par le titre de l'article ainsi que les résultats obtenus avec Willow.
Un taux d'erreurs quantiques qui décroît exponentiellement pour la 1re fois
On a donc vu que pour contourner l'obstacle de la décohérence qui devient de plus en plus redoutable avec l'augmentation du nombre de qubits nécessaire pour pouvoir atteindre la suprématie quantique, il fallait utiliser des codes correcteurs quantiques, lesquels utilisent un groupe de qubits supplémentaires pour chaque qubit utilisé pour faire un calcul quantique. Plus le nombre de ces qubits supplémentaires augmente, plus le taux d'erreur dans les calculs doit diminuer.
En 2024, Google annonce avoir réalisé un processeur quantique réalisant les espoirs de la correction exponentielle des erreurs dues à la décohérence. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Google Quantum AI
Enfin, pas automatiquement selon ce que l'on fait. Rappelons que les qubits supplémentaires sont intriqués entre eux et qu'ils sont donc soumis eux aussi à la décohérence. Avec des circuits quantiques supraconducteurs on peut former un réseau, une surface, de qubits correcteurs d'erreurs pour un qubit donné.
Il y a donc environ 30 ans, Peter Shor avait montré que si l'on s'y prenait bien, on pouvait rester sous le « surface code threshold », c'est-à-dire en français, en gros, le seuil du code de surface. En clair, le taux d'erreur ne devrait non seulement pas croître avec le nombre de qubits de protection, mais décroître exponentiellement. Ainsi, avec une machine quantique dont on peut facilement augmenter la taille, le taux d'erreur devait devenir de plus en plus faible au fur et à mesure que la puissance de calcul théorique augmentait avec le nombre total de qubits.
Willow est justement le premier processeur dans lequel les qubits corrigés des erreurs s'améliorent de manière exponentielle à mesure qu'ils deviennent plus nombreux.
C'est très encourageant, mais il y a plusieurs caveats (réserves).
Des ordinateurs quantiques encore à venir
Willow n'est pas un vrai ordinateur quantique. Une telle machine devrait pouvoir être programmable avec donc tous les algorithmes que l'on veut comme un ordinateur classique avec suffisamment de mémoire et de puissance.
Comme l'explique la vidéo ci-dessus, Willow implémente un algorithme appelé échantillonnageéchantillonnage de circuits aléatoires quantiques, random circuit sampling (RCSRCS) en anglais, qui n'a pas vraiment d'application pratique spectaculaire en dehors de permettre de tester la suprématie quantique. Willow est donc un calculateur ou un simulateur quantique qui ne permet pas d'implémenterimplémenter l'algorithme de Shor, bien qu'il ait confirmé que la voie pour vaincre la décohérence à l'aide des codes correcteurs soit devenue très crédible.
Il peut d'autant moins casser le secret des cartes bancaires qu'il ne dispose au total que de 105 qubits, il en faudrait des millions avec ceux permettant de corriger les erreurs pour le menacer. Nous sommes donc encore loin des ordinateurs quantiques révolutionnaires.
Une dernière chose, dans le blogblog de Google Quantum AI, un article consacré à Willow déclare que pour le RCS « les performances de Willow sur ce test sont étonnantes : elle a effectué en moins de cinq minutes un calcul qui prendrait 1025 ou 10 septilliards d'années à l'un des supercalculateurs les plus rapides d'aujourd'hui. Si vous voulez l'écrire, cela fait 10 000 000 000 000 000 000 000 000 000 d'années. Ce nombre ahurissant dépasse les échelles de temps connues en physique et dépasse largement l'âge de l'univers. Il donne du crédit à l'idée que le calcul quantique se produit dans de nombreux univers parallèles, ce qui concordeconcorde avec l'idée que nous vivons dans un multivers, une prédiction formulée pour la première fois par David Deutsch ».
David Deutsch est un des pionniers de la théorie des ordinateurs quantiques et il est partisan de l'interprétation des mondes multiples (many-worlds) de la théorie quantique. Mais selon Scott Aaronson, grand spécialiste de calcul quantique, la situation à ce sujet avec Willow est la suivante : « Dans son discours d'hier, Hartmut Neven, responsable de l'IA quantique chez Google, a évoqué l'argument avancé par David Deutsch dans les années 1990, selon lequel les ordinateurs quantiques devraient nous forcer à accepter la réalité du multivers everettien. En effet, où d'autre les calculs auraient-ils pu avoir lieu, s'ils n'avaient pas été externalisés vers des univers parallèles ? Et naturellement, il y a eu beaucoup de débats à ce sujet sur Hacker News et ainsi de suite. Permettez-moi de me limiter ici à dire que, selon moi, la nouvelle expérience n'ajoute rien de nouveau à ce vieux débat. C'est une nouvelle confirmation des prédictions de la mécanique quantiquemécanique quantique. On peut continuer à débattre de ce que ces prédictions signifient pour notre compréhension de la réalité, comme c'est le cas depuis les années 1920. »
En 1964, Richard Feynman a donné un cycle de conférences intitulé « La nature des lois physiques », à l'université Cornell (États-Unis). Ici, la sixième conférence sur la mécanique quantique. © Galileo51 Galilei