Vous avez peut-être récemment entendu parler d’intelligence organoïde : cette nouvelle forme d’informatique révolutionnaire qui promettrait, en théorie, de détrôner l’intelligence artificielle. Elle consiste à s'appuyer, non plus sur des processeurs, mais sur des cultures de neurones pour permettre à l'ordinateur de réaliser ses calculs. Mais aujourd’hui, je voudrais attirer votre attention sur une façon encore plus exotique de pratiquer l’informatique. Au lieu de créer de nouveaux algorithmes ou de tenter d’imiter le fonctionnement du cerveau humain, des scientifiques anglais ont choisi de confier le travail des ordinateurs... à des champignons.
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Cet article est une version écrite du podcast VitamineVitamine Tech, à retrouver sur le site Futura Podcast et toutes les bonnes plateformes d'écoute.
C'est dans le Laboratoire de Calcul non-conventionnel - un espace de recherche qui porteporte bien son nom - que le chercheur et directeur Andrew Adamatzky a décidé d'explorer la façon dont les champignons pourraient remplacer les processeurs dans un avenir hypothétique. Le labo, rattaché à l'université de l'ouest de l'Angleterre à Bristol, comporte son lot habituel de paillasses immaculées, d'ordinateurs et d'appareils de mesure, mais ce qui le distingue des autres, ce sont les boîtes en plastiqueplastique qui s'alignent sur ses étagères. À l'intérieur, une étrange matière blanche et vaporeuse dont s'échappe une foule de fils multicolores. Un peu plus loin, de minuscules pleurotes poussent à même une carte-mère posée sur l'un des plans de travail. Et on aperçoit même un bout de boisbois moussu couvert de petits Schizophylles, chacun relié à une électrode. Bienvenue dans le seul laboratoire humide du Royaume-Uni installé au sein d'un département d'informatique !
« Wetware computers » : l'avenir organique des ordinateurs
Un laboratoire humide, ou plus communément un laboratoire expérimental, c'est un endroit où les chercheurs manipulent des substances chimiques, liquidesliquides ou biologiques. Habituellement, c'est le genre de recherche que l'on voit peu se mélanger avec la conception d'ordinateurs, dotés de leurs composants fragiles, tournant à l'électricité et préférant généralement les environnements contrôlés. Mais si nous souhaitons entrer dans une nouvelle ère technologique et briser le plafond de verre qui semble se profiler au-dessus de nos têtes, il va falloir remettre en question les fondements grâce lesquels l’informatique s'est construite jusqu'à présent. Le paradigme sur lequel nous nous reposons actuellement a permis des évolutions absolument incroyables et extrêmement rapides au cours des dernières décennies. Mais de nombreux experts sont aujourd'hui formels : l'innovation technologique perd de la vitessevitesse. Certes, nous sommes encore très loin d'avoir atteint la limite de ce que nous pouvons accomplir, comme en témoigne l'incontournable explosion des intelligences artificielles génératives, mais pour plusieurs chercheurs, il est déjà temps de commencer à explorer des pistes de réflexionflexion alternatives pour préparer la prochaine étape.
Et c'est exactement l'ambition qui avait été défendue par Adamatzky, lors de la création du Laboratoire de calcul non-conventionnel en 2001. Pour lui, les ordinateurs du siècle à venir seront constitués de systèmes chimiques ou vivants, fonctionnant en harmonie avec des circuits électroniques, des écrans, des logiciels, etc. C'est ce qu'on appelle des wetware computers, des « ordinateurs humides » si on essayait de traduire ça littéralement. Ça vous semble complètement futuriste ? Figurez-vous que l'une des expériences pionnières en la matière remonte à 1999, quand le chercheur William Ditto avait tenté de construire un proto-ordinateur à partir de neuronesneurones de sangsues. Ce qui a mené Adamatzky sur la piste des champignonschampignons plutôt que sur celles des bestioles suceuses de sang, ce sont les études qu'il a menées pendant dix ans sur le blob. Si vous ne le connaissez pas, on vous en parlait dans un ancien épisode de notre podcast « Bêtes de Science », sur l'intelligenceintelligence animale. Voici ce qu'en disait Marie, de la Boîte à Curiosités : « De son véritable nom Physarum polycepahlum, c'est un organisme unicellulaire bien terrestre. Ni plante, ni champignon, ni même animal, on dit qu'il est un amibozoaire. [...] Par ailleurs, le blobblob est aussi le roi du raccourci : il sait toujours trouver le chemin le plus court, qu'il soit en ligne droite ou à travers un labyrinthe sinueux. Et il est si efficace dans sa façon de tracer des chemins que les ingénieurs pourraient même s'en inspirer un jour. »
Retrouvez notre épisode sur le blob dans le podcast familial Bêtes de Science, consacré à l'intelligence animale.
Le Wood Wide Web s'en mêle
Les propriétés étonnantes du blob ont donc conduit Adamatzky et ses collègues à tester ses capacités de calcul. En employant les bons stimuli, ils sont parvenus à prouver que cette espèce de gélatine pas très attrayante pouvait servir à résoudre des problèmes, illustrer des concepts mathématiques et même être utilisé pour simuler des portes logiques qui, sans entrer dans le détail, forment les blocs fondamentaux de l'électronique. Ainsi, pense Adamatzky, si le blob, formé d'une seule cellule, est capable d'atteindre de tels résultats, que pourrait-on accomplir avec un réseau entier de champignons ? Car oui, les champignons s'organisent en réseau, et permettez-moi de vous le dire, leur importance dans nos écosystèmes est encore largement sous-estimée par le grand public. C'est grâce au travail de passionnés comme le biologiste Merlin Sheldrake - dont je vous recommande vivement la lecture - que la fascinante vie souterraine des champignons commence tout juste à être révélée au grand jour.
Car si nous connaissons principalement ces petits organismes pour les délicieuses omelettes et les risottos qu'ils nous permettent de mijoter, nous n'avons en réalité sous les yeuxyeux que la partie émergée de l'iceberg. Le fruit du champignon, c'est-à-dire la partie que l'on cueille - ou que l'on évite de toucher, selon les situations - forme seulement l'appareil reproducteur de la bête. De quoi vous faire voir vos poêlées de chanterelles sous un autre angle. Le champignon, lui, continue de s'étendre sous le sol, bien au-delà de l'endroit où vous vous trouvez. Il forme de longs filaments fins et enchevêtrés que l'on appelle le mycélium, et qui lui sert à s'alimenter mais aussi à communiquer. Invisible à nos yeux, un tapis gigantesque et très dense de ramifications connecte les champignons entre eux mais aussi avec les plantes, avec qui ils peuvent entretenir des relations symbiotiques. Nous avons à peine commencé à explorer les facettes de cet internet végétal et, déjà, il s'annonce au moins aussi prometteur que le blob. Pas étonnant, donc, que le Laboratoire de Calcul non-conventionnel se soit tourné vers les champignons pour révolutionner les ordinateurs et au passage décoder leur langage pour en apprendre plus sur ce que l'on a poétiquement surnommé « le Wood Wide Web ».
Des champignons qui pensent comme des neurones
Alors comment apprend-on à parler champignon ? Question légitime et la bonne nouvelle, c'est qu'on a déjà un élément de réponse. Car il se trouve que le fonctionnement du mycélium n'est pas entièrement différent de celui du réseau de neurones qui peuplent nos boîtes crâniennes. Adamatzky et son équipe ont en effet découvert que les champignons produisent des pics semblables à des potentiels d'actionpotentiels d'action. Un potentiel d'action, c'est une variation que l'on mesure dans l'activité électrique d'un neurone lorsqu'il communique avec ses voisins. Il se visualise comme un pic, suivi d'une chute de tension, puis d'un retour à la normale de son activité électrique. Et, chose étonnante : eh bien, les champignons du laboratoire semblent communiquer par des potentiels d'action, très similaires à ceux qui vous permettent d'écouter ce podcast. De là à dire : « ce n'est pas un homme, c'est un champignon », c'est peut-être pousser le bouchon un peu loin, mais cela signifie quand même que les chercheurs ont affaire à un mode de communication plus familier qu'on aurait pu s'y attendre.
Ils se sont donc mis au travail en installant confortablement des cultures de mycélium dans des boîtes remplies de chanvre et de copeaux de bois, puis en plantant des électrodes dans la colonie une fois développée afin de pouvoir lire les impulsions électriques de son... « esprit », à défaut d'un meilleur terme. Un pic peut ainsi être lu comme un 1 et son absence comme un 0 et voilà que sont jetées les bases d'un système binaire 100 % organique ! La durée des pics et l'intervalle de temps les séparant les uns des autres ont quant à eux été codés puis associés à des portes logiques pour obtenir un proto-ordinateur capable d'effectuer des raisonnements. Et cerisecerise sur le gâteau : si vous stimulez le mycélium en deux points différents, la conductivité entre ces points augmente et ils se mettent à communiquer plus rapidement et de maniemanière plus fiable. En renforçant ce lien, l'équipe du laboratoire crée ainsi une habitude, un automatisme que l'on peut tout simplement qualifier de mémoire. Pas mal non ?
Vers une intelligence hybride des ordinateurs
C'est sur ce même principe que les chercheurs espèrent développer une nouvelle forme d'intelligence dite « organoïde », employant cette fois des cultures de neurones en trois dimensions. Une évolution suffisamment prometteuse pour faire les gros titres depuis plusieurs semaines, mais qui ne nous empêche pas de nous pencher sur les potentialités du mycélium, qui mérite au moins autant qu'on s'y intéresse. Jusqu'à présent, l'équipe d'Adamatzky a travaillé avec des pleurotes, des champignons fantômes, des ganodermes résineux, des enokis, des champignons à branchiesbranchies fendues ou encore des spécimens l'espèce Cordyceps militaris, dont les fans de The Last of Us auront normalement déduit qu'il est un champignon parasitaire. Même s'ils n'atteindront probablement jamais la vitesse de calcul des ordinateurs conventionnels, les ordinateurs fongiques ne sont pas dénués d'avantages. Ils pourraient notamment être plus tolérants face aux pannes, grâce à leur capacité d'auto-régénération. Le fait qu'ils grandissent et évoluent en permanence les rend également reconfigurables à l'envi, selon les nouvelles fonctionnalités que les chercheurs souhaiteront y implémenter.
Et enfin, les dernières innovations technologiques, aussi impressionnantes soient-elles, ont encore beaucoup, beaucoup de chemin à parcourir avant d'atteindre l'efficience énergétique dont la nature sait faire preuve. Souvenez-vous, je vous en parlais dans un ancien épisode de Vitamine Tech, lorsqu'il s'appelait encore Techpod : « Pour énoncer ces mots que vous entendez, mon cerveaucerveau utilise à peine entre 10 et 20 W, selon les estimations. C'est moins que la plus économique des ampoules incandescentes. Entendons-nous bien, il vous faut plus d'énergie pour éclairer votre salon que pour effectuer les centaines d'opérations que votre cerveau réalise à chaque seconde. » Tout ceci étant dit, ne nous emballons pas trop - moi la première. Adamatzky souligne qu'ils n'en sont pour l'instant qu'au stade des études de faisabilité. L'objectif est tout d'abord de prouver qu'il serait potentiellement envisageable de créer des circuits à partir de cultures micellaires. Pour autant, lui non plus ne semble pas dépourvu d'enthousiasme puisqu'il imagine déjà des cultures d'ordinateurs en labo et peut-être même des cerveaux à base de champignons. L'interview du chercheur par le site PopSci ne nous dit pas s'il compte les rendre comestibles ou vénéneux.