Le projet des chauves-souris de combat du Docteur Adams, chirurgien dentiste et inventeur, a donné lieu à l’épisode de l'une des opérations militaires les plus loufoques de l'Histoire. Un scénario digne des meilleurs films hollywoodiens de l'époque, impliquant un chercheur farfelu, un bodybuilder, un pêcheur de homard, l’inventeur du napalm, des milliers de chauves-souris en colère, un gigantesque incendie accidentel et le chanteur Bing Crosby.
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7 décembre 1941. Au volant de la voiturevoiture qui le mène d'Irwing à Washington, le Docteur Lytle Adams, dentiste de profession et inventeur à ses heures perdues, écoute la radio d'une oreille distraite. Alors qu'il s'imagine mettant au point l'engrais de demain, il est frappé d'horreur par le contenu du bulletin d'information qui vient d'interrompre la symphonie du dimanche : au matin du 7 décembre 1941, plus de 350 avions japonais ont fondu sur Pearl Harbor, emportant 2.403 vies américaines et détruisant une bonne partie de la base. Les États-Unis sont désormais en guerre.
Sous le choc, Adams ne se laisse pas abattre bien longtemps. Son esprit d'inventeur est déjà en ébullition. En effet, quelques jours plus tôt, le dentiste a visité la grotte de Carlsbad, où ont élu domicile des centaines de milliers de petites chauves-souris, leur envolée crépusculaire n'a pas manqué de l'impressionner et il ne lui en faut pas plus pour qu'une idée commence à bourgeonner dans sa tête. Il faut dire que, bien que docteur en chirurgiechirurgie dentaire, diplômé de l'université du Kentucky, Adams est animé par une insatiable curiosité. Il ne se cantonne pas à un seul sujet d'étude : immobilier, agricultureagriculture, aviation, on lui doit la conception d'un avion capable de collecter le courrier sans atterrir : le système Adams Nonstop Airmail Pick-up.
« Cet homme n'est pas un illuminé »
Le jour de l'annonce de l'attaque de Pearl Harbor, Adams conscient qu'une déclaration de guerre est imminente et inévitable, expose son plan à Randolph Jennings, membre du congrès, avec l'espoir que celui-ci le fasse faire parvenir au plus vite aux oreilles du président. En effet, l'inventeur, né en 1881 dans le Kentucky, s'inscrit dans une longue lignée de figures historiques qui ont instillé en lui les plus vifs sentiments patriotiques ; son arrière-grand-père, Samuel Adams, n'est autre que l'un des pères fondateurs des États-Unis. L'inventeur se met à la recherche d'informations qui lui permettraient de corroborer son idée géniale pour aider les États-Unis : une arme si redoutablement efficace qu'elle suffira à démoraliser les troupes japonaises et à mettre fin au conflit.
Un matin de janvier 1942, Franklin Delano Roosevelt découvre sur son bureau la proposition de l'inventeur. Roosevelt est surpris, mais ce n'est pas la plus absurde que lui ou l'armée américaine aient jamais reçu. Depuis le début de la guerre, la Maison-Blanche est inondée de courriers défendant les idées les plus brillantes comme les plus irréalisables pour venir à bout de l'ennemi, et celle-ci, il faut bien l'admettre, a tout du moins le mérite d'intriguer le président.
Ce dernier écrit au directeur du bureau des services stratégiques une note brève mais éloquente : « Cet homme n'est pas un illuminé. L'idée a l'air complètement folle, mais elle mérite qu'on s'y attarde. Vous pouvez répondre de ma part à la lettre du docteur Adams. »
Après quelques allers-retours et d'inévitables délais administratifs, Lytle Adams rassemble enfin une équipe pour commencer ses travaux. Et quelle équipe ! On y trouve le docteur Jack von Bloeker, un mammalogiste et collectionneur compulsif aux relents de tabac froid, Tim Holt, un jeune pilote devenu acteur dans des westerns de série B quelques années plus tôt, les frères Bobby et Eddie Herold, respectivement ancien directeur d'hôtel et culturiste amateur obsédé par son apparence, l'ex-gangster Patricio « Patsy » Batista, qui raconte à qui veut l'entendre qu'il a travaillé pour Al Capone, Ray Williams, un pêcheur au homard devenu militaire chez les Marines et qui reviendra à sa passion première à l'issue du projet rayons X, les étudiants Jack Couffer and Harry Fletcher et enfin une paire de frères qui, si l'on en croit Couffer, n'avaient ceci de remarquable que le fait qu'ils étaient parfaitement oubliables.
À la recherche de la candidate idéale
En compagnie de ses acolytes, le jovial Lytle Adams, répondant volontiers au surnom de Doc, se lance sur les routes des États-Unis en quête de la parfaite candidate pour ses expérimentations. Ils visitent des milliers de grottes et de mines. Leur attention se porteporte sur le Molosse du Brésil, une chauve-sourischauve-souris qui, avec ses 10 centimètres pour 13 grammes, n'a du molosse que son air renfrogné. On estime que, rien qu'entre le Nouveau-Mexique et le Texas, sa population atteindrait les 50 à 100 millions d'individus, une aubaine pour le plan Adams. L'équipe en ramène quelques spécimens au département de la Guerre, et après avoir fait voler les petites bêtes dans le bâtiment militaire pour démontrer leurs prouesses, vient le moment de créer le mécanisme qui mettra le feu aux maisons des Japonais.
Pour cela, l'armée fait appel aux services de Louis Fieser, brillant chimiste issu d'Harvard et... récent inventeur du napalm. Cette essence gélifiée -- qui n'acquerra son infâme réputation que deux ans plus tard puis durant la guerre du Viêtnam -- possède la capacité de brûler plus longtemps que l'essence pure, donnant naissance à des incendies plus robustes.
Fieser se met donc à travailler sur une bombe incendiaire, équipée d'un minuteur, suffisamment légère pour être transportée par les menus chiroptères. Il obtient un modèle pesant à peine plus de 17 grammes qu'il prévoit d'attacher à leur ventre à l'aide de pinces médicales pour simuler un bébé chauve-souris. D'après ses estimations, alors que des bombes incendiaires classiques produiraient jusqu'à 400 feux par mission, les chauves-souris ainsi armées pourraient en déclencher jusqu'à 4.800, multipliant la puissance destructrice de l'opération par 12.
Avec tous ces éléments en main, l'armée programme son premier essai pour mai 1943, sur la base aérienne de Muroc, à l'extérieur de Los Angeles. Le 17 mai, Fieser et deux officiers se rendent chez le charismatique inventeur pour un passage en revue des différents aspects de l'opération mais celui-ci n'a collecté que 150 chauves-souris au lieu des 3.000 prévues pour cet essai. D'après Doc Adams, elles seraient plus difficiles à capturer que d'habitude avec la saisonsaison des amours, nul doute qu'il a fait ici preuve de mauvaise foi.
Le lendemain matin, le lieutenant-colonel Epler et quelques associés du dentiste partent donc en trombe pour la réserve naturelle de Carlsbad, à bord d'un bombardier B-25. Après un rapide échange avec les gardes du parc, ils parviennent à capturer 3.500 chauves-souris, et repartent aussitôt vers la base de Muroc.
Les créatures, furieuses, hurlent et s'agitent à l'intérieur des caisses dans lesquelles elles ont été enfermées mais l'équipe a un plan. Un gigantesque frigo a été conçu pour les mettre en hibernation, afin qu'elles puissent ensuite être équipées de leurs bombes et placées sans difficulté dans les conteneurs qui seront relâchés au-dessus du site de test. Un parachuteparachute permettra à ces faux obus de ralentir leur course et de s'ouvrir, libérant chacun plus d'un millier de chauves-souris. L'air chaud et la chute suffiront enfin à réveiller ces dernières, avant qu'elles n'atteignent le sol, assure Adams.
Mauvais tempo…
La cacophonie cependant se poursuit durant plusieurs heures, contraignant les coéquipiers à envelopper des blocs de glace dans des serviettes et à les placer à l'intérieur des caisses, tandis qu'à l'extérieur, des ventilateurs soufflent vers d'autres blocs de glace pour faire tomber la température. Vers minuit, les cris de colère des chauves-souris s'éteignent enfin. Entre-temps, le pilote du B-25 a pour sa part, décidé qu'il n'emporterait pas les chauves-souris à bord de son appareil au vu des problèmes cruciaux qui n'ont pas encore été réglés. Il a bien remarqué que les conteneurs en carton fabriqués par Adams ont tendance à se désintégrer dès leur sortie de l'avion, et que le mécanisme de sécurité conçu par Fieser n'est pas encore abouti. Hors de question d'embarquer 3.000 bestioles équipées de bombes au napalm à ses côtés !
On décide donc d'improviser de nouveau en attachant des poids au ventre des chauves-souris à la place des dispositifs incendiaires. Quant aux obus, ils seront finalement construits par la Crosby Research Foundation, une entreprise créée par nul autre que le célèbre chanteur Bing Crosby et son frère Larry, mais en attendant, l'équipe choisit d'envoyer les chiroptères par-dessus bord à la main. Des jeeps au sol se chargeront alors de suivre la trajectoire de leurs sujets pour estimer leur rayon d'action.
Le jour fatidique, l'avion monte à 600 mètres d'altitude, transportant avec lui sa cargaison insolite. La soute à armement s'ouvre, libérant une pluie de petits corps sombres. Les chauves-souris dégringolent à une vitesse vertigineuse et... ne s'éveillent pas. Plus que quatre cents mètres, deux cents, cinquante... Alors que quelques-unes d'entre elles ouvrent les yeuxyeux à temps pour se carapater vers le couchant, la majorité des captives s'écrase au sol avec un son mat puis des dizaines d'autres puis le reste des chauves-souris s'écrase.
L'équipe est consternée, le constat honteux : les chauves-souris ont probablement été tuées par le froid généré pour les mettre en hibernation, bien avant que le bombardier ne quitte le sol.
Désormais allés trop loin pour faire marche arrière, les membres du projet planifient un nouveau test. Celui-ci aura lieu à la base aérienne de Carlsbad, à seulement 10 minutes de la grotte abritant les molosses du Brésil. La base vient tout juste d'être construite, et son commandant a accepté d'en repousser l'inauguration de quelques jours, après une visite de Fieser et du lieutenant-colonel Epler.
Un nouveau groupe de chauves-souris est capturé, mis en hibernation - cette fois-ci avec plus de précautions -, équipé de fausses bombes et placé dans un obus Crosby. L'avion monte cette fois-ci à plus d'un kilomètre d'altitude, et libère sa cargaison. À 1.200 mètres, le parachute du conteneur s'ouvre et bientôt, des nuées de chiroptères prennent leur envol. À bord des jeeps, plusieurs groupes se précipitent à leur suite. Au bout de plusieurs kilomètres, l'un d'eux s'arrête devant la grange d'un propriétaire de ranch et demande à ce dernier s'il a remarqué quoi que ce soit d'anormal.
« Comme des chauves-souris qui s'baladent en plein jour ? » répond-il. Couffer raconte avec humour comment les scientifiques, alarmés, lui demandent de garder le secret, ce à quoi l'éleveur leur rétorque : « J'ai deux fils quelque part en Europe qui se battent contre les Huns. Si vous m'dites c'que vous faites, aussi diablement stupide que ça ait l'air, j'considère ça comme un secret militaire et personne me f'ra cracher l'morceau, même si on m'mettait des échardes de bambous sous les onglesongles et qu'on leur foutait le feu ».
L'équipe découvrira une chauve-souris équipée de sa fausse-bombe dans la grange du rancher et la mission sera jugée un succès. Adams, cependant, désire réaliser un énième test, cette fois-ci, en présence de photographes de l'armée qui l'aideront à débloquer des budgets supplémentaires.
L'expérience vire au fiasco
À cette occasion, Fieser, qui est enfin parvenu à créer un système de sécurité fonctionnel pour ses bombes incendiaires, souhaite faire montre de son inventivité sur un petit groupe de chauve-souris. Sous les objectifs des officiers, il injecte le chlorure de cuivre qui servira à activer la réaction chimiqueréaction chimique dans les bombes miniatures.
Alors qu'il est en train de finaliser l'opération, les chauves-souris sortent soudainement de leur sommeil artificiel. Elles prennent leur envol sans demander leur reste et disparaissent parmi les baraquements et les hangars tout neufs de la base de Carlsbad. Quinze minutes précisément après l'activation des bombes, un premier incendie se déclare, puis un autre, puis un suivant. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, la base est en flammes.
Alerté par les colonnes de fumée qui s'en échappent, le commandant, blême, arrive sur place accompagné de trois camions de pompiers. Il est bloqué à l'entrée par les gardes d'Epler qui ont pour ordre de ne laisser passer absolument personne et entre dans une colère noire. Faisant fi de son infériorité hiérarchique, Epler maintiendra sa position et demandera même au colonel de faire raser ce qui restera de la base.
Malgré le succès des tests, la farce a assez duré…
Après ce terrible fiasco, l'armée décide d'abandonner le projet à l'U.S. Navy, où le général Holland Smith, littéralement surnommé « le fou furieux », croit au projet d'Adams. La mission est rebaptisée Project X-ray, projet rayons X, et pendant un temps, tout semble bien se dérouler. En décembre 1943, les Marines testent des bombes sur des répliques de villages japonais et allemands, construits au beau milieu du désertdésert de l'Utah.
En dépit de l'humidité et des températures hivernales, la technologie fonctionne à la perfection et les chauves-souris réchappent toutes vivantes de l'expérience. Les tests se terminent de manière concluante en 1944, mais en apprenant que les chauves-souris de combat ne pourraient pas être déployées avant la moitié de l'année suivante, l'amiral Ernest King, chef des opérations navales - et quelque peu excédé par les fantaisies d'Adams - décide finalement de faire avorter le projet, qui avait déjà coûté l'équivalent de plus de 30 millions d'euros.
…détrônée par la bombe atomique
Un certain programme secret en développement à Los Alamos offre des résultats prometteurs et mérite bien plus qu'on y investisse les fonds de l'armée. La Crosby Research Foundation est d'ailleurs déjà sur le coup. Doc Adams est froidement congédié, et l'ensemble des constructionsconstructions et documents liés à l'expérience sont détruits.
Adams, amer, ne comprendra pas quel avantage une bombe atomique pourrait bien avoir sur des myriadesmyriades de chauves-souris incendiaires réduisant des villes en cendres. Il ne se laissera pas abattre pour autant et continuera d'inventer toutes sortes de choses après la guerre, de son distributeur de poulet frit à ses granules destinés à reboiser les régions incendiées. L'ironie de ce choix lui aura-t-elle échappé ?
L'histoire ne le dit pas, mais encore aujourd'hui, il est possible de lire sur une pierre tombale du somptueux cimetière de Grantwood Memorial Park :
Un père et mari aimantaimant -- Docteur Lytle S. Adams -- 1881-1970 -- Inventeur : système de collecte de courrier par avion -- Projet de guerre avec des chauves-souris -- Ensemencement aérien avec des granules.