En ce jour de l’année 1964, Stephanie Kwolek, chimiste chez DuPont de Nemours, tente un nouveau mélange de polymères. Son objectif : découvrir une nouvelle fibre synthétique qui viendrait renforcer les pneus des voitures tout en les allégeant. Devant ses yeux se forme une étrange solution blanchâtre, tout à fait inhabituelle. Stephanie ne le sait pas encore mais elle vient d’inventer le Kevlar, un matériau qui révolutionnera les équipements dans de très nombreux domaines et la fera entrer dans l’histoire des grandes innovations scientifiques.


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    Stephanie Kwolek nait le 31 juillet 1923, dans une petite ville américaine à proximité de Pittsburgh. Ses parents, émigrés polonais, lui donnent très tôt le goût des sciences, de la découverte et de l'apprentissage. Elle passe ainsi la majorité de son temps libre dehors à observer les plantes et les insectesinsectes, aux côtés de son père, naturaliste passionné. Elle s'émerveille de voir la diversité de texturestextures, de formes, de couleurs et de matières qu'est capable de produire la nature. Son père lui explique les grands processus biologiques, physiques et chimiques qui régissent le monde. Doucement, il forge ainsi les bases du raisonnement scientifique de sa fille, sans savoir que cela la mènera des années plus tard à inventer un nouveau matériau aux propriétés révolutionnaires.

    L’essor de la chimie de synthèse et des matières polymères

    Après le lycée, Stephanie enchaîne ainsi brillamment ses années universitaires. Mais, malgré son attrait certain pour la chimie, c'est vers la médecine que son cœur balance. Lorsqu'elle sort diplômée en 1946, à l'âge de 23 ans, elle envisage ainsi sérieusement d'entamer une nouvelle formation pour devenir médecin.

    Mais les écoles de médecine sont chères. Stephanie décide donc de trouver un premier emploi en tant que chimiste afin d'amasser les fonds nécessaires à la poursuite de ses études médicales. Elle est ainsi embauchée par l'entreprise DuPont de Nemours, société spécialisée dans l'industrie chimique et pionnière dans le développement de nouveaux matériaux polymèrespolymères. Rapidement, elle est intégrée à des projets de recherche sur le développement de nouveaux polymères.

    Enseigne de l'entreprise DuPont de Nemours spécialisé dans le développement de nouveaux matériaux polymères. © Lippincott Studio, <em>Wikimedia Commons</em>, domaine public
    Enseigne de l'entreprise DuPont de Nemours spécialisé dans le développement de nouveaux matériaux polymères. © Lippincott Studio, Wikimedia Commons, domaine public

    Depuis le début du XXe siècle, la chimie de synthèse et les nouvelles matières plastiquesmatières plastiques connaissent en effet un véritable essor. Bakélite et cellophanecellophane font leur apparition dans la première décennie du siècle, puis sont suivies en 1926 par l'invention du PVCPVC qui connait très rapidement un énorme succès commercial. Le polystyrène fait son apparition en 1930. En 1935, l'entreprise DuPont, pour laquelle travaillera Stephanie une dizaine d'années plus tard, connait un important succès avec l'invention du polyamidepolyamide, une fibre synthétique très solidesolide, capable d'être tissée finement et qui sera rapidement utilisée par l'armée pour concevoir des toiles de parachutesparachutes plus résistantes.

    Alors, en période de guerre, c'est l'armée qui bénéficiera en premier lieu de ces nouveaux matériaux, comme le siliconesilicone, le caoutchouccaoutchouc synthétique ou encore le TéflonTéflon. Ce dernier sera en effet d'abord utilisé dans l'industrie nucléaire militaire avant d'entrer dans les ménages en 1960, en recouvrant les poêles à frire.

    À la recherche de fibres synthétiques de plus en plus résistantes

    Dans les laboratoires de DuPont, Stephanie Kwolek commence donc à travailler sur divers projets qui la passionnent rapidement. L'ambiance générale est à l'innovation et à la créativité. Un milieu qui lui convient parfaitement. Sa soif de découvertes et de nouveaux challenges est donc largement étanchée, et le travail si intéressant et stimulant qu'elle modifie totalement ses plans de carrière et abandonne son ambition de devenir médecin. Désormais, elle se consacrera exclusivement à la chimie et cela jusqu'à sa retraite, en 1986.

    Parmi les travaux sur lesquels elle s'engage, nombreux sont ceux qui vont déboucher sur de nouveaux brevets. Entre autres, elle travaillera sur le développement de nouveaux procédés de polymérisationpolymérisation par condensationcondensation à basse température, permettant de faciliter la production de matériaux comme le nylon. Petit à petit, elle s'impose comme une figure majeure au sein de l'équipe de recherche de l'entreprise. Sa perspicacité et sa créativité scientifique sont de plus en plus reconnues et elle finit par remporter un prix de la Société américaine de chimie en 1959 pour l'ensemble de ses travaux.

    Stephanie Kwolek. © <em>Science History Institute, Wikimedia Commons</em>, CC by-sa 3.0
    Stephanie Kwolek. © Science History Institute, Wikimedia Commons, CC by-sa 3.0

    Et pourtant, sa brillante carrière est loin d'être terminée. Au début des années 60, dans la sombre perspective d'une prochaine crise pétrolière, l'entreprise DuPont entreprend un nouveau programme de recherche dans le but d'améliorer la composition des pneumatiquespneumatiques et de diminuer ainsi la consommation d'essence des véhicules. Pour cela, il est nécessaire de développer de nouveaux matériaux et plus particulièrement des fibres synthétiques capables de supporter des conditions extrêmes. L'idée est de mettre au point un nouvelle matière légère mais extrêmement résistante. Avec ses compétences, Stephanie Kwolek est bien entendu directement intégrée au projet.

    Invention des solutions de cristaux liquide et découverte du Kevlar

    Stephanie se met directement au travail. Dans son petit laboratoire, elle se met donc à tester différentes combinaisons de polymères afin d'obtenir un nouveau matériau possédant les propriétés recherchées. Mais le challenge réside également dans le fait de pouvoir en faire une fibre ultra-résistante, capable d'être tissée.

    Le défi est de taille et la première étape consiste à produire une solution homogène d'un mélange de deux polymères dissous. Les premiers essais ne sont cependant pas concluants, mais elle n'abandonne pas. Et un beau jour, c'est le déclic. Elle teste un nouveau solvantsolvant, qu'elle pense capable de dissoudre les deux polymères qu'elle a finement sélectionnés et finit par obtenir un étrange liquideliquide blanchâtre.

    « Cette solution était inhabituellement fluide, d'une faible viscositéviscosité et ressemblait à du lait, qui devenait opalescent lorsque le flacon était secoué, expliquera-tt-elle quelques années plus tard. Les solutions de polymères conventionnelles étaient d'habitude plutôt claires ou translucidestranslucides, avec une viscosité ressemblant plus ou moins à celle de la mélasse. Bien que la solution que j'avais préparée ressemblât à un mélange hétérogène à cause son opalescence, elle pouvait être facilement et totalement filtrée à travers des pores très fins. Il s'agissait en réalité d'une solution de cristaux liquides, mais à ce moment-là, je ne le savais pas encore. »

    Les analyses montrent de plus que, dans certaines conditions, les moléculesmolécules de cette solution s'alignent de manière parallèle, ce qui pourrait bien permettre la production de fibres rigides. Jamais de telles solutions n'avaient été préparées en laboratoire. Nous sommes en 1964 et Stephanie Kwolek vient en effet d'inventer le premier matériau polymère à cristaux liquide : le poly(p-phénylènetéréphtalamide), de son petit nom, le PPD-T.

    Lorsqu'elle apporte cette solution dans le but d'en produire des fibres, le technicien craint que ce mélange qui lui semble hétérogène ne bouche les filtres extrêmement fins de la machine à filer. Mais Stephanie finit par le convaincre d'essayer. Son intuition scientifique lui dit qu'elle tient quelque chose de totalement nouveau et que, dans ce petit flacon rempli d'un liquide blanchâtre, se trouve peut-être les bases d'un matériau révolutionnaire.

    Une fibre 5 fois plus résistante que l’acier et bien plus légère

    À la grande surprise du technicien, non seulement le mélange de polymères ne pose aucun problème à la machine, mais il produit des fibres jaune doré particulièrement rigides. À première vue, elles paraissent bien plus solides et rigides que le nylonnylon, qui est alors l'une des fibres synthétiques les plus résistantes. Stephanie envoie donc un échantillon de ces fibres passer des tests de résistancerésistance.

    Les résultats s'avèrent surprenants. Les tests techniques révèlent qu'à massemasse égale, le PPD-T est 5 fois plus résistant que l'acieracier ! Stephanie sait qu'elle vient de faire une découverte majeure. Mis au fait de cette découverte, le directeur du laboratoire entrevoit très rapidement les possibilités phénoménales qu'ouvre ce nouveau matériau. Baptisé KevlarKevlar, le PPD-T est ainsi très rapidement breveté puis développé sous différentes formes et commercialisé en 1971.

    Très léger, extrêmement rigide, résistant aux chocs, au cisaillement et à la chaleurchaleur jusqu'à 400 °C, il apparait en premier lieu tout particulièrement adapté à la composition des gilets pare-balles ou de divers équipements de protection pour l'armée et l'industrie, comme les casques ou les gants. Au fur et à mesure, il entrera dans la composition d'équipement de plus en plus divers où ses propriétés physiques apportent des améliorations notables : pneumatiques anti-crevaison, coques de bateaux, voiles, prothèsesprothèses, matériel sportif comme les raquettes de tennis ou encore les skis, fibres optiquesfibres optiques... Aujourd'hui, le Kevlar est ainsi utilisé dans plus de 200 applications.

    Gants en Kevlar anti-coupures et résistants à la chaleur. © Cjp24, <em>Wikimedia Commons</em>, CC by-sa 3.0
    Gants en Kevlar anti-coupures et résistants à la chaleur. © Cjp24, Wikimedia Commons, CC by-sa 3.0

    L'invention du Kevlar restera l'une des grandes réussites de l'entreprise, qui lui permettront d'engendrer d'importants bénéfices. Mais malgré cela, Stephanie Kwolek n'en retira aucun avantage financier, le brevet étant la propriété de la compagnie.

    Une vie dédiée aux sciences

    L'ensemble de ses travaux sera cependant reconnu à la fois par la société DuPont, qui lui remettra la médaille Lavoisier en 1995 pour ses réalisations techniques exceptionnelles et son rôle majeur dans la découverte du Kevlar, mais également par la communauté scientifique internationale. Elle recevra ainsi plusieurs distinctions de la part d'institutions scientifiques renommées, dont la Société américaine de Chimie. En 1995, elle est ajoutée à la prestigieuse liste du National Inventors Hall of Fame qui ne contient alors que trois autres femmes et est reconnue comme l'une des 175 personnalités ayant marqué la chimie par la Royal Society of Chemistry.  

    Médaille reçue par Stephanie Kwolek de la part de la <em>Royal Society of Chemistry.</em> © Andy Mabbett, <em>Wikimedia Commons</em>, CC by-sa 4.0
    Médaille reçue par Stephanie Kwolek de la part de la Royal Society of Chemistry. © Andy Mabbett, Wikimedia Commons, CC by-sa 4.0

    Malgré cette réussite, Stephanie restera toujours particulièrement humble. Son plus grand bonheur, dit-elle, est d'avoir fait une découverte qui a servi à l'humanité et permis de sauver des vies. Après sa retraite, elle continue à servir l'avancée scientifique, notamment en devenant consultante pour DuPont mais également pour l'Académie nationale des Sciences. Elle met au point également de nombreuses démonstrations de chimie à destination des enseignants. Beaucoup sont encore utilisées aujourd'hui dans les écoles pour faire découvrir la chimie aux écoliers américains.

    Elle finit par s'éteindre à l'âge de 90 ans, en 2014, après une vie bien remplie au service de l'innovation et de la science.