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Nous savons désormais que les décimales de √2 sont en quantité infinie. Peut-on en déduire que nous ne les connaîtrons jamais toutes ?
Pas nécessairement : on pourrait imaginer en effet que la succession des chiffres suive une règle de formation identifiable qui en fournisse une description complète. Pour bien comprendre ce point, oublions un instant la racine carrée de 2 et tournons-nous vers les nombres rationnels. Le nombre 11/6, par exemple, est égal à 1,8333333... ; de même, on a 13/11 = 1,1818181818..., ou encore 16/7 = 2,28571428571428... Le point commun entre ces cas est qu'à chaque fois les chiffres se répètent de façon périodique à partir d'un certain moment : des « 3 » dans notre premier calcul, des « 18 » dans le second, des « 142857 » dans le troisième. Cela n'a rien d'un hasard. Un résultat général est que, quels que soient les entiers p et q, l'expression décimale du rapport p/q est « périodique à partir d'un certain rang », c'est-à-dire que, hormis peut-être au début, la succession des chiffres est la répétition d'un même « motif » (éventuellement « 0 », pour une division qui « tombe juste » comme 13/5 = 6,5). La réciproque est vraie : on peut montrer qu'un nombre dont le développement décimal est périodique à partir d'un certain rang est nécessairement rationnel.
Revenons à la racine carrée de 2. Puisqu'il s'agit d'un nombre irrationnelnombre irrationnel, ce qui précède indique que la suite de ses décimales n'est pas périodique. Mais comme il s'agit tout de même de l'un des nombres irrationnels les plus « simples », l'on pourrait malgré tout s'attendre à ce que la suite de ses décimales montre une structure simple elle aussi.
Les cent premières décimales de √2
√2 = 1,4142135623730950488016887242096980785696718753769480731766797379907
324784621070388503875343276415727...
De façon un peu étrange, il semble que la question d'une telle structure n'ait jamais été clairement mathématisée avant les travaux du mathématicienmathématicien Émile Borel, au début du XXe siècle.
Plus curieux : aujourd'hui encore, la réponse est entièrement inconnue. Il y a un monde entre, d'une part, calculer les décimales de la racine carrée de 2 de proche en proche et, d'autre part, connaître suffisamment bien leur règle de formation pour être en mesure, par exemple, de déterminer la millième décimale de √2 sans avoir au préalable calculé toutes les précédentes.
La racine carrée de 2 donne l'exemple sans doute le plus extrême de nombre pour lequel triomphent les méthodes quantitatives (les techniques de calcul des décimales de √2, qui n'ont presque pas changé depuis l'époque babylonienne, sont extrêmement performantes) et pour lequel les questions d'ordre qualitatif sont aujourd'hui sans réponse : on ignore s'il y a une infinité de 1 dans l'expression décimale de √2, si le chiffre 3 y apparaît ou non « plus souvent » que le chiffre 4, et plus généralement si la succession de décimales de la racine carrée de 2 a des propriétés statistiques qui l'apparentent à une suite infinie de chiffres tirés entièrement au hasard. Quarante ans après avoir posé la question, Borel écrivait que « le problème de savoir si les chiffres d'un nombre tel que √2 satisfont ou non à toutes les lois que l'on peut énoncer pour des chiffres choisis au hasard me paraît toujours être un des problèmes les plus importants qui se posent aux mathématiciens ». Ses mots sont toujours d'actualité.