Alors que s’ouvre le 54e Salon du Bourget, l’Agence spatiale européenne profitera de l’événement, de portée internationale, pour dévoiler et présenter ses prochaines ambitions à long terme dans le domaine de l’exploration. C’est l’occasion pour nous de réfréner les ambitions des plus passionnés d’entre nous qui pensent que l’ESA devrait et pourrait développer un véhicule habité pour aller sur la Lune. Notre décryptage de la situation.


au sommaire


    Lors de la dernière conférence ministérielle de l'Agence spatiale européenneAgence spatiale européenne (ESA), en novembre 2022, les ministres des États membres en charge des questions spatiales ont fait l'impasse sur le développement d'un système de transport spatial habité. Une décision plutôt surprenante alors que nous pensions qu'une décision forte serait prise.

    Josef Aschbacher, directeur Général de l'ESA, était favorable et souhaitait amorcer un programme de vol habité européen en orbite basse. Il était conforté par plusieurs études, dont celle du Cnes, coordonnée par Christophe Bonnal, et celle d'Ariane Group et du Centre aérospatial allemand, qui montraient qu'un système de transport spatial s'appuyant sur une capsule rudimentaire et une version adaptée d'Ariane 6Ariane 6 décollant du Centre spatial guyanais, pouvait être réalisé dans des délais très courts, pour un coût raisonnable. Un feu vert donné en 2022 aurait permis de réaliser un vol habité en orbite basse avant 2030, voire dès 2028. L'ESA pouvait également compter sur le plaidoyer d'André-Hubert Roussel, alors P.-D.G. d'ArianeGroup, ouvertement en faveur d'un tel programme basé sur des lanceurs réutilisables. Peine perdue, les gouvernements des États membres de l'ESA n'ont pas souhaité s'engager dans cette voie.

    Étude d'une Ariane 6, dans sa version habitée, avec à son bord une capsule de transport d'équipage. Notez, à gauche de l'image, le toboggan d'évacuation d'urgence. © Cnes
    Étude d'une Ariane 6, dans sa version habitée, avec à son bord une capsule de transport d'équipage. Notez, à gauche de l'image, le toboggan d'évacuation d'urgence. © Cnes

    Voir aussi

    L’Europe ne « doit pas tergiverser et doit démarrer ce programme spatial dès aujourd’hui. Il y a une certaine urgence »

    En avril 2023, la présentation du rapport du groupe consultatif de haut niveau sur l'exploration humaine et robotiquerobotique de l'espace pour l'Europe (high-level advisory group), a relancé le débat en appelant l'ESA à accroître considérablement son autonomieautonomie en matière d'exploration humaine et robotique de l'espace. Un rapport qui devrait donc, souhaitons-le, pousser les gouvernements européens à s'engager dans cette voie lors de la conférence ministérielle de 2025 où le positionnement de l'Europe sur le vol habité sera discuté. Les déclarations de l'ESA qui seront faites lors du Salon du Bourget pourraient nous renseigner sur les orientations futures des programmes européens, voire être un indicateur fort sur les décisions qui seront prises lors de la prochaine session ministérielle, celle de 2025.

    Les limites d’Ariane 6 pour le vol habité à destination de la Lune

    Si depuis de nombreuses années, l'Europe peut parfaitement acquérir une capacité autonome en matière de vols habitésvols habités, cela n'a jamais été sa priorité, sauf dans les années 1980 avec le projet d'avion spatialavion spatial HermèsHermès, abandonné en 1992. Aujourd'hui, la situation a changé. Quand on parle de vol habité, il s'agit d'aller sur la Lune, puis de s'aventurer jusqu'à Mars. Mais, bien que l'Agence spatiale européenne souhaite se doter d'un programme ambitieux pour les décennies à venir en matière de vols habités, ses moyens financiers limités ne lui offrent guère d'autres choix que de se cantonner à l'orbite basse. Un mal pour un bien. Plutôt que de réaliser des vols lunaires habités au départ de la Terre, l'ESA serait bien mieux inspirée de se focaliser sur l'orbite basse, lieu attendu d'une nouvelle économie à l'activité humaine importante.

    Plutôt que de réaliser des vols lunaires habités au départ de la Terre, l’ESA serait bien mieux inspirée de se focaliser sur l’orbite basse

    Il faut aussi se rendre à l'évidence. Techniquement, en l'état, l'Europe n'est pas capable d'envoyer des astronautes vers la LuneLune. Pour cela, il faudrait un lanceur lourd de type Saturn V ou SLS avec une massemasse au décollage d'au moins 2 500 tonnes. Aussi puissante soit-elle, Ariane 6 dans sa version à quatre boostersboosters n'en est pas capable. Ariane 6 peut seulement faire du cargo à destination de la Lune ou du Gateway, ce qui est déjà très bien. Il y a bien des projets pour améliorer ses performances avec une capacité d'emport portée à 10 tonnes pour Ariane 62 et 20 tonnes pour Ariane 64, mais on est encore loin du compte. D'autant plus que cela pourrait nécessiter de construire un nouveau pas de tir si les boosters devenaient liquidesliquides.

    Une étude qui n’a pas débouché d’un concept de capsule de retour d’orbite pour du fret dont on aurait pu en dériver une version habitée pour l’orbite basse. Dix ans plus tard, SpaceX « reprend » l’idée en quelque sorte et dérive une version habitée du Dragon. © ESA, D. Ducros
    Une étude qui n’a pas débouché d’un concept de capsule de retour d’orbite pour du fret dont on aurait pu en dériver une version habitée pour l’orbite basse. Dix ans plus tard, SpaceX « reprend » l’idée en quelque sorte et dérive une version habitée du Dragon. © ESA, D. Ducros

    Pour envoyer un équipage de trois astronautes autour ou sur la Lune, il faut être capable de lancer 125 tonnes sur une orbite translunaire. Hors de portée pour une seule Ariane 6 mais pas pour... six, comme le montre une étude. En effet, l'utilisation de six Ariane 6 permettrait d'assembler en orbite un train lunaire. Mais, aussi attrayante soit-elle, cette architecture de mission, se heurte d'une part à une capacité de production qu'ArianespaceArianespace réserve aux marchés institutionnels et commerciaux du lancement de satellites. À cela s'ajoute qu'une cadence de lancement de plus ou moins 12 vols par an en phase de croisière (à l'horizon 2027), rend ce scénario difficilement réalisable.

    Nouvel écosystème en orbite basse

    En conclusion, plutôt que de se focaliser sur la Lune et amorcer un programme, dont le coût est estimé à au moins 12 milliards d'euros, l'ESA doit voir moins loin et s'installer durablement en orbite basse, où l'essentiel des activités spatiales va se dérouler. S'assurer d'avoir accès à cet écosystèmeécosystème spatial avec de nouvelles utilisations et l'ouverture de nouveaux marchés, devient donc un enjeu économique et géopolitique majeur. On citera en exemple :

    • service en orbite (maintenance, assemblage, avitaillement, transfert orbital, inspections) ;
    • assemblage de structures spatiales ou de satellites ;
    • départ pour des missions d'exploration lunaire, martienne ou encore plus lointaine, ainsi que du retour d'échantillons ;
    • assemblage de stations solaires qui seront installées en orbite géostationnaireorbite géostationnaire, préparation à l'élimination des déchets nucléairesdéchets nucléaires ;
    • point de départpoint de départ pour des missions de protection planétaire ;
    • à plus lointaine échéance, sont envisagées des activités minières dans le Système solaireSystème solaire avec le retour de matériaux sur Terre.

    Sortir de la coopération internationale

    À condition que plusieurs pays européens soient intéressés en même temps, le développement d'un système de transport spatial habité en orbite basse nous apparaît possible pour un coût raisonnable. Avec une mise de départ d'environ 4 milliards d'euros, le ticket d'entrée peut paraître élevé, mais il est à relativiser car ce montant s'étale sur 10 ans, réparti entre plusieurs pays.

    Voir aussi

    Vols habités : l'ESA a fait le choix de la coopération internationale

    Quand on sait l'intérêt que représentent les vols habités, si en 2025 l'Europe devait une nouvelle fois dire non à un véhicule habité, ce ne sera absolument pas dû à un blocage financier mais bien à une absence de vision. À contrario, une décision de principe claire sur le vol habité, qui présente un intérêt scientifique, technologique, opérationnel indéniable et une dimension symbolique très forte, enverrait un message politique fort à destination du grand public et à une filière industrielle qui se positionne déjà clairement sur le sujet. En sortant du carcan de la coopération internationale, dans lequel l'ESA s'est enfermée depuis l'abandon du programme Hermès, l'Europe trouverait enfin une autonomie d'accès à l'espace dont l'orbite basse va devenir le siège d'une nouvelle économie à l'activité humaine importante.

    Une capsule plutôt qu’un véhicule ailé

    L'idée d'une capsule rudimentaire, que certains assimilent à tort comme un manque d'ambition, devrait être la voie à suivre. Ce n'est pas pour rien si SpaceXSpaceX, Boeing et la NasaNasa l'ont choisie pour transporter des astronautes, les uns vers la Station spatialeStation spatiale (Crew DragonCrew Dragon et Starliner) et la Nasa vers la Lune et au-delà avec le véhicule OrionOrion. Les idées futuristes des bureaux d'études des industriels sont à réfréner, tout comme celles du Centre de conception concourante de l'ESA, qui réfléchissent à des véhicules et des architectures de transport spatiaux ambitieux, difficilement réalisables ou en décalage avec la réalité des besoins affichés. Un véhicule ailé, de type Hermes ou Susie, aussi attrayants sont-ils, ne paraissent pas les mieux adaptés pour répondre aux besoins de l'ESA et à de fréquents allers-retours en orbite basse.

    Concept de véhicule habité un temps étudié par l’ESA. © ESA, D. Ducros
    Concept de véhicule habité un temps étudié par l’ESA. © ESA, D. Ducros

    Cela dit, le rudimentaire n'empêche pas l'innovation et le souhait de développer un système de transport spatial entièrement réutilisable, donc différent du véhicule Orion de la Nasa dont le module de service que l'ESA fourni n'est utilisable qu'une seule fois. En matière d'innovation, on peut aussi imaginer un concept de système d'interruption de lancement avec une capacité d'interruption de bout en bout.

    Les idées de l’industrie spatiale européenne

    Pour orienter ses choix et définir l'architecture d'un futur système de transport la mieux adaptée pour accéder à l'orbite basse, l'ESA a passé plusieurs contrats de préparation et d'avant-projets à ArianeGroup, Thales Alenia Space, Dassault et The Exploration Compagny. Chacune de ces entreprises doit présenter sa vision du transport spatial habité. L'ESA a également demandé son avis à l'Académie de l'AirAir et de l'Espace qui vient de rendre public un rapport sur le sujet.

    Si l'orbite basse est pour l'instant la seule destination accessible à l'Europe, l'ESA peut et doit se projeter dans le futur dans ce qu'elle développe. Et donc préparer les étapes suivantes de l'exploration humaine que seront Mars et les astéroïdesastéroïdes. Le programme de vol habité doit donc servir à développer des technologies nécessaires pour envoyer aussi bien du fret que des astronautes en orbite basse, mais aussi vers des destinations plus lointaines.

    Voir aussi

    Missions Artemis : qui seront les astronautes européens qui voyageront autour et sur la Lune ?

    Enfin, si l'ESA veut aller sur la Lune par ses propres moyens, qu'elle abandonne l'atterrisseur lourd Argonaute (EL3) ! À la place, pourquoi ne développerait-elle pas un véhicule conçu pour le transfert d'astronautes du GatewayGateway à la Lune et les ramener à bord. Dans ce schéma, l'ESA négocierait des vols habités à destination du Gateway avec la Nasa ou une entreprise privée et organiserait elle-même les séjours de ses astronautes sur la Lune. Une stratégie qui lui permettrait d'envoyer bien plus d'astronautes sur la Lune qu'avec les missions Artemis négociées avec la Nasa.