Le Conseil de l'ESA, qui s'est tenu aujourd'hui fera-t-il date dans l'histoire de l'Agence spatiale ? Nous voulons croire que oui car elle a pris la décision d'investir dans les vols habités autonomes avec une première mission qui pourrait intervenir avant la fin de la décennie. Les explications de Didier Schmitt, expert sur l'exploration humaine et robotique à l’ESA.
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Aujourd'hui, lors de son Conseil, l'Agence spatiale européenneAgence spatiale européenne (ESA) a présenté les conclusions du rapport du groupe consultatif de haut niveau sur l'exploration humaine et robotiquerobotique de l'espace pour l'Europe (« high-level advisory group »). De toutes ces conclusions, si nous devions n'en retenir qu'une seule, ce serait le souhait que l'Europe s'engage dans un « programme qui permet de poser des Européens sur la Lune depuis le GatewayGateway ». Et donc, doter l'Europe « d'un programme ambitieux pour la décennie à venir en matière de vols habitésvols habités », nous explique Didier Schmitt, expert sur l'exploration humaine et robotique à l'ESA. Une décision qui « serait un message politique clair que l'Europe doit exister dans ce domaine au même titre que les USA et la Chine qui, eux, accélèrent clairement le pas ».
Conscients qu'aujourd'hui l'espace est devenu un nouveau territoire économique et au cœur d'enjeux géopolitiques, les membres de ce groupe de réflexion soutiennent l'idée que « l'Europe devrait se lancer dans une entreprise révolutionnaire qui présente des avantages géopolitiques, économiques et sociétaux considérables ». Ils soulignent que « les estimations actuelles de l'économie spatiale mondiale se situent entre 350 et 450 milliards d'euros ; des prévisions indépendantes estiment que sa valeur atteindra 1 000 milliards d'euros avant 2040 ».
Dans ce contexte, « les pays et les régions qui ne garantiront pas leur accès indépendant à l'espace et son utilisation autonome deviendront stratégiquement dépendants et économiquement privés d'une partie importante de cette chaîne de valeur ». Ils souhaitent que l'Europe se donne comme objectif de « s'emparer d'un tiers de ce futur marché ». L'Europe ne pouvant évidemment plus se permettre de ne rien faire alors que les Américains, les Chinois, les Russes, et bientôt les Indiens, sont autonomes en matière de vol habité.
Orbite basse : l'Europe ne peut pas se permettre de s'isoler
Un avis que partage évidemment Didier Schmitt pour qui l'ESA doit « jouer un rôle majeur et [devenir] un partenaire international incontournable des principales étapes de l'exploration humaine et robotique comme le retour sur la Lune et la préparation des missions vers Mars ». Cependant, au cours des trente dernières années, « l'Europe a décidé de ne pas investir dans le leadership et l'autonomieautonomie en matière de vol habité, préférant plutôt collaborer », font remarquer les auteurs du rapport. Une dépendance que l'ESA a « toujours assumé alors même que l'Europe pourrait maîtriser toutes les technologies nécessaires au développement d'un système de transport spatial habité », rappelle Didier Schmitt !
Et de rappeler que, depuis l'arrêt au début des années 1990 du programme Hermès, qui aurait permis à l'Europe d'être autonome dans les vols habités en orbite basse, l'ESA a dû « se restreindre à une coopération internationale en tant que junior, plutôt que de développer ses propres capacités qui auraient permis une coopération internationale plus significative et surtout plus équilibrée ».
C'est dans ce contexte que ce groupe de réflexion a examiné la pertinence géopolitique, économique et sociétale de l'exploration humaine et robotique de l'espace pour l'Europe. Il recommande plusieurs options pour aller de l'avant, dont le fait que l'ESA « devrait concevoir et mettre en œuvre un programme visant à établir une présence européenne indépendante en orbite terrestre, en orbite lunaire, sur la Lune et au-delà, y compris une station commerciale européenne en orbite terrestre basse, des capacités de transport de fret et d'équipage pour le Gateway et la Lune, ainsi qu'une présence durable sur la surface lunaire ».
Aujourd'hui, quand on parle de vol habité, il s'agit évidemment d'aller sur la Lune et vers Mars. Plutôt que de rééditer des exploits technologiques vieux de plus de dix ans, l'Europe doit « prévoir un scénario pour un atterrissage humain européen indépendant et durable sur la Lune d'ici 10 ans ». Quel que soit le pays, le vol habité suscite une part de rêve importante. Il n'est qu'à voir l'audience dont dispose Thomas Pesquet. Un programme, une mission audacieuse « galvaniseraient et révolutionneraient l'ensemble de l'économie européenne, bien au-delà du secteur spatial, et inspireraient une génération d'Européens pour construire l'avenir ». Du temps des missions Apollo, « l'alunissage a été un programme qui a défini toute une génération. Il a mobilisé 400 000 personnes issues de 20 secteurs différents de l'ensemble de l'économie américaine, créant des partenariats symbiotiques public-privé porteurs d'avenir, dont les forces résonnent encore aujourd'hui ». C'est ce schéma que l'Agence spatiale européenne doit reproduire « et qu'elle va reproduire », affirme Didier Schmitt.
L'objectif premier est l'orbite basse avant la Lune
« Au-delà de l'orbite terrestre, l'objectif est bien la surface lunaire », affirme Didier Schmitt qui, d'ajouter que « nous allons faire des propositions d'options aux États membres dans les prochains mois. La décision finale se fera au niveau politique, dont la prochaine échéance est le sommet spatial de Séville des 6 et 7 novembre ». Pour financer ce programme, qui ne fait pas partie des activités obligatoires de l'ESA (programmes de sciences spatiales et budget général), le budget nécessaire devra donc suivre « par une prise de conscience politique. D'abord l'objectif, après le budget ; il s'agit bien de nouveaux budgets et non pas d'arbitrages avec d'autres secteurs spatiaux ».
Mais, si l'Europe est une puissance spatiale incontestable, son « mode de fonctionnement doit être revu, aussi bien du côté de l'ESA, de ses États membres ainsi que du côté industriel ». Les auteurs du rapport partagent son avis et expliquent que « l'Europe doit revoir son approche et ses processus, faute de quoi il est peu probable qu'une ambition renforcée soit réalisable ». Aujourd'hui, à l'ère du « New Space », il faut faire les choses différemment et pour réussir ce « nouveau défi, il faut réformer notre façon de travailler. Surtout mettre tout le monde en compétition avec moins de contraintes, le "Old space" et le "New space", pour trouver les meilleures solutions technologiques et de service pérennisables », tance Didier Schmitt qui rappelle que les auteurs de ce rapport viennent tous d'horizons différents et n'appartiennent à aucune agence spatiale ni à aucune industrie du secteur spatial. Il est donc intéressant de noter « qu'ils voient l'exploration comme un moyen énorme pour que l'Europe puisse exister car on a déjà perdu la course dans de nombreux autres domaines, comme le digitaldigital ».
Concrètement, suivant les recommandations de ce rapport, l'ESA va commencer par étudier la réalisation d'un « véhicule de fret qui évoluera vers une capacité de transport spatial habité ». Il faut que l'Europe innove et se différencie des solutions actuelles de ses partenaires et « concurrents » : « Il faut que tout véhicule, que ce soit pour l'orbite basse ou la Lune, soit entièrement réutilisable, donc par exemple, très différent du véhicule OrionOrion de la Nasa dont le module de service que nous fournissons n'est utilisable qu'une seule fois ». Les véhicules seront réalisés dans une « démarche volontariste en termes de maîtrise de l'impact environnemental avec une empreinte carbonecarbone la plus basse possible, et la réutilisation fait partie de cette stratégie ». Un sujet clé sur lequel l'industrie spatiale est en retard relatif par rapport à la plupart des autres secteurs et qui va devenir incontournable avec le fort accroissement attendu des activités spatiales et « pour lequel il est essentiel que l'Europe soit en pointe ».
“L’ESA va étudier la réalisation d'un « véhicule de fret qui évoluera vers une capacité de transport spatial habité »”
Point important, l'Europe ne « doit pas tergiverser et attendre la ministérielle de 2025 pour prendre une décision et doit démarrer ce programme dès aujourd'hui. Il y a une certaine urgence ». C'est également l'avis des membres du comité : « L'ESA doit agir maintenant, malgré les défis et les difficultés actuels : reporter les décisions ne fera qu'accroître l'écart de compétitivité avec notre partenaire américain et la Chine ».
Lors de ce Conseil, un second rapport confidentiel a été présenté et ne sera pas rendu public. Il détaille ce que « l'industrie européenne serait capable de faire dans des délais très courts. Nous pouvons faire du cargo avec Ariane 64 dès 2028, et certainement du vol habité dans la foulée ». L'idée est d'utiliser « Ariane 6Ariane 6 pour des vols cargos et habités en LEOLEO puis, dans un deuxième temps, à destination du Gateway et après en direction de la surface lunaire ». Début avril, l'ESA va d'ailleurs « lancer un appel à idées pour des études approfondies d'architecture "end-to-end" en LEO et lunaires ». Notons que, si la priorité c'est la Lune, l'ESA va évidemment aussi « réaliser des missions habitées à destination de stations spatiales privées "post-ISS" autour de la Terre avec participation de l'industrie européenne, lors de la décennie suivante », tient à souligner Didier Schmitt.
Ariane 6 fera l'affaire
Sans surprise, le Centre spatial guyanaisCentre spatial guyanais servira de base de lancement pour ces futures missions habitées. Les installations au sol seront adaptées mais, comme le montre une étude récente réalisée par Christophe Bonnal, expert senior à la direction des lanceurslanceurs du Cnes, cela pourra être fait dans des délais très courts. Quant à « Ariane 6, dans sa version à 4 boostersboosters (A64), elle n'a pas besoin d'être fiable à 99,9 % pour le vol habité ». En matière de sécurité des équipages, ce qui « nous apparait le plus important, c'est que le véhicule embarque les parties critiques de la sécurité ». C'est comme cela avec les systèmes de transport SoyouzSoyouz des Russes et Crew DragonCrew Dragon de SpaceXSpaceX. Dans les deux cas, « l'intelligenceintelligence de la sécurité a été intégrée dans les capsules » et, concernant le Crew Dragon, la capsule « peut s'éjecter du lanceur en sécurité depuis le pas de tir et revenir à tout instant du vol avant la première orbite ».
Sans surprise, l'utilisation d'Ariane 6 amène quelques contraintes en termes de capacité d'emport principalement. Dans sa version à 4 boosters, le lanceur européen peut envoyer jusqu'à 25 tonnes en orbite basse et 10 tonnes en orbite trans-lunaire comme l'atterrisseur européen Argonaute (EL3). L'ESA préconise un « cargo capable d'emporter jusqu'à 4 ou 5 tonnes de fret avec une capacité de retourner sur Terre de 2 à 3 tonnes de matériel en tout genre ». Pour les missions lunaires, l'ESA vise des « véhicules de 10 tonnes capables de ramener des échantillons lunaires depuis le Gateway. Un autre véhicule et son "tug" seraient utilisés pour descendre nos astronautesastronautes sur la surface lunaire depuis le Gateway ».
Dans ce schéma, et vu les délais annoncés, l'Agence spatiale européenne pourrait donc réaliser un véhicule habité, dérivé du cargo donc, avant la fin de la vie opérationnelle de la Station spatiale internationaleStation spatiale internationale. On peut donc envisager une mission habitée européenne à destination du complexe orbitalcomplexe orbital, quelques mois avant sa désorbitaiton prévue en janvier 2031 afin de récupérer du matériel et des équipements européens.