On cherche à rendre les ordinateurs encore plus petits et moins gourmands en énergie. Une des voies explorées repose sur des structures magnétiques se comportant comme des particules dans certains matériaux. Il faut pouvoir les manipuler comme des électrons. Une équipe internationale vient de battre le record de la vitesse de déplacement de ces quasi-particules magnétiques.
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En 2009, des chercheurs allemands de l'université de Cologne et de la Technische Universität München (TUM) à Munich ont mis en évidence l'existence de cristaux de skyrmions magnétiques. C'était une grande première et aujourd'hui une équipe de recherche internationale dirigée par des scientifiques du CNRS a découvert que des skyrmions pouvaient être déplacés à l'aide d'un courant électriquecourant électrique dans certains matériaux magnétiques à des vitesses records, jusqu'à 900 m/s, comme l'explique un article publié dans Science.
D'accord, mais c'est quoi des skyrmions et pourquoi cette avancée est-elle intéressante ?
Le concept de skyrmion a une longue histoire derrière lui ; initialement, il ne relevait pas de l'existence de structures que l'on peut décrire comme des nanobulles magnétiques en physique de la matière condensée. Mais c'est bien le cas aujourd'hui et ces objets prennent place dans la riche théorie des matériaux magnétiques dont on peut trouver une introduction dans les cours de Feynman ou dans le célèbre traité de physique du solide de Charles Kittel, qui avait dirigé en postdoctorat le prix Nobel de physique Pierre-Gilles de Gennes.
Une idée de la physique des particules transposée à la physique du solide
Initialement proposés pour comprendre l'existence des particules élémentaires comme le protonproton, les skyrmions auraient le potentiel de révolutionner la technologie basée sur la spintronique en conduisant à des mémoires magnétiques encore plus petites et plus généralement, comme l'explique un communiqué du CNRS au sujet de l'article publié à « une grande capacité de calcul et de stockage d'information couplée à une faible consommation d'énergieénergie ».
Pour le dire plus explicitement, des ordinateursordinateurs fonctionnant avec ces nanobules magnétiques seraient plus rapides, moins gourmands en énergie et avec des mémoires miniaturisées. Ainsi, les skyrmions ne seraient pas seulement des porteurs de bits d'informations, mais participeraient également aux opérations pour son traitement avec des portesportes logiques.
Donnons quelques explications supplémentaires en rappelant que dans un milieu magnétique, les atomesatomes sont un peu comme des petits aimantsaimants portant des flèches orientées vers une direction. Un paquetpaquet d'atomes dont les flèches pointent dans une même direction forme alors une zone magnétisée.
On peut donc se servir des milieux magnétiques pour porter des zones aimantées dans des directions opposées et selon des droites parallèles. Deux zones magnétisées dans ces directions portent ainsi des bits d'informations différentes : 0 et 1.
Des bits magnétiques miniaturisés
On peut faire de même avec des skyrmions magnétiques, notamment dans des couches d'atomes que l'on peut considérer comme des structures en deux dimensions, où l'on peut les voir comme des tourbillonstourbillons magnétiques tournant dans deux sens opposés.
Pour se convaincre de l'intérêt de la chose, il suffit de savoir que des skyrmions peuvent se former avec une dizaine d'atomes seulement. Or, il faut environ un million d'atomes orientés magnétiquement dans le même sens pour stocker un bit sur un disque durdisque dur ou une bande magnétiquebande magnétique ordinaire. Maîtriser l'écriture et la lecture de données à l'aide de skyrmions magnétiques est donc une nouvelle voie de recherche qui pourrait faire encore chuter la taille des mémoires magnétiques.
Le saviez-vous ?
Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, le célèbre physicien britannique Kelvin a eu une brillante idée en prenant connaissance des travaux de son collègue allemand Hermann Helmholtz. Ce dernier avait montré que des anneaux de fluide en rotation étaient assez stables et aussi qu’ils exerceraient les uns sur les autres des forces rappelant celles des champs magnétiques entre des fils parcourus par des courants électriques. Kelvin en déduira que les atomes étaient en fait des filaments de fluides en rotation autour d’un axe central formant différents nœuds, un pour chaque élément chimique. Le fluide porteur de ces filaments était interprété comme étant l’éther, le milieu matériel dont les contraintes et les ondes étaient censées être à l’origine du champ électromagnétique.
Bien qu’élégante et attractive, cette théorie unitaire fut un échec comme allaient le prouver les développements de la théorie quantique des atomes. Les physiciens ont cependant retenu l’idée que des structures stables discrètes, pouvant s’interpréter comme des particules, pouvaient émerger d’équations non linéaires, comme celles de Navier-Stokes, décrivant des champs continus.
On connaît ainsi l'existence des solitons, sortes de paquets d’énergie stables dans des milieux décrits par des équations non linéaires aux dérivées partielles. L’un des exemples les plus connus se trouve en hydrodynamique. Il s’agit du mascaret, une onde solitaire observée la première fois par l'Écossais John Scott Russell au XIXe siècle qui a suivi pendant plusieurs kilomètres une vague remontant le courant et qui ne semblait pas vouloir faiblir.
Un modèle pour les nucléons
En raison de leur caractère stable, on a proposé à plusieurs reprises que les particules élémentaires soient des solitons. Aussi, il y a presque cinquante ans, avant que l’on ne découvre la théorie de la chromodynamique quantique, le grand théoricien britannique Tony Skyrme cherchait à mieux comprendre la nature des nucléons et des forces nucléaires fortes. Il a donc tenté de jouer le même jeu que Kelvin pour expliquer l’existence et les propriétés de nucléons. On savait déjà que les protons et les neutrons étaient des fermions de spin demi-entier et qu’ils échangeaient des sortes de photons, le fameux boson de Yukawa de spin entier, le pion.
À la même époque, Heisenberg cherchait lui aussi à mieux comprendre les forces nucléaires mais il allait plus loin. Il considérait une équation de champ fondamental non linéaire basée sur un champ de fermions qui devait contenir toutes les particules de matière et de force connues à l’époque. Dans cette théorie unifiée, photons et gravitons étaient par exemple vus comme des paquets de fermions. Ceux-ci ayant un moment cinétique intrinsèque, un spin, de valeur respective 1 et 2, ils pouvaient effectivement être des états liés d’un nombre pair de fermions de spin ½.
Skyrme suivait une approche plus modeste (il ne s’occupait que des baryons et des forces nucléaires) mais très similaire. Il considérait lui aussi une équation non linéaire mais dont le champ fondamental était celui d’un boson de spin nul, le pion de Yukawa.
À première vue, l’idée semble absurde. Comment obtenir des particules de spin ½ à partir d’états composites de particules de spin nul ?
C’est là qu’intervient le caractère non linéaire de l’équation. De même que dans un fluide, lui aussi décrit par une équation non linéaire (celle de Navier Stokes), il peut se former des tourbillons stables avec un moment cinétique, on pouvait considérer protons et neutrons comme des sortes de tourbillons dans un fluide de pions. Ces configurations, qui rappellent celles des solitons, sont aujourd’hui appelées des skyrmions.
La découverte des quarks et de la théorie de la chromodynamique quantique (QCD) a éclipsé le modèle de Skyrme des baryons (ironiquement, il apparaîtra plus tard comme une approximation des équations de la QCD). Mais quelques décennies plus tard, on s’est aperçu de son importance dans le domaine de la physique de la matière condensée.