Imaginez un instant: vous tournez une cuillère dans votre tasse de café, vous ajoutez un nuage de lait, vous tournez encore… Que diriez-vous si, en tournant dans l'autre sens, le café et le lait revenaient d'eux-mêmes à leurs positions initiales ?

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    Les particules en suspension dans le liquide sont enfermées entre deux cylindres concentriques. (DJ Pine's Movie clip of experimental Couette cell with particles undergoing oscillatory shear flow).

    Les particules en suspension dans le liquide sont enfermées entre deux cylindres concentriques. (DJ Pine's Movie clip of experimental Couette cell with particles undergoing oscillatory shear flow).

    C'est possible vous diront désormais les physiciensphysiciens ! Ou presque... Une équipe de l'Université de New York (avec le California Institute of Technology et l'Institut de technologie d'Israël) a étudié le mouvement de minuscules sphères solides de polymère (0,22 mm) en suspension dans un fluide visqueux. Celui-ci est enfermé entre deux cylindres concentriques séparés par un espace de 2,5 mm. Lorsque l'équipe actionne le cylindre intérieur en rotation dans un sens, puis en sens inverse, elle se rend compte que les sphères reviennent à leur position de départ ! Cependant l'effet, observé grâce à un dispositif vidéo, n'est constaté que si la solution est relativement diluée et si les sphères sont très faiblement déplacées. Sur des distances plus longues, et à de fortes concentrations, l'effet devient alors irréversible*.

    En fait, le dispositif d'observation en lui-même a déjà une longue histoire derrière lui: en 1966, une célèbre expérience par le spécialiste américain de la dynamique des fluides Taylor avait révélé le phénomène (voir ci-dessous). Un colorant injecté dans de la glycérineglycérine entre deux cylindres concentriques avait montré une certaine réversibilité au mouvement.

    Une image instantanée d'un film tourné lors des expériences menées par le physicien Taylor pour observer la réversibilité hydrodynamique. Le dispositif de l'équipe de Pine est similaire à celui de Taylor.<br />(G.I. Taylor's "clip on hydrodynamic reversibility")

    Une image instantanée d'un film tourné lors des expériences menées par le physicien Taylor pour observer la réversibilité hydrodynamique. Le dispositif de l'équipe de Pine est similaire à celui de Taylor.
    (G.I. Taylor's "clip on hydrodynamic reversibility")

    La réversibilité dépend de la concentration

    Mais les derniers travaux ont fait faire un pas en avant dans la compréhension et surtout dans la prédictibilité du phénomène. Selon les scientifiques, il peut être expliqué par les collisions individuelles entre les sphères. Le mélange reste réversibleréversible si les sphères ne subissent pas de collisions entre elles, ce qui est le cas à basse concentration. Dans l'expérience de Pine, les particules n'occupaient que 30% du volume total (voir photo ci-dessous). Mais si la solution est fortement concentrée, alors le mélange est irréversible.

    « L'irréversibilité peut être expliquée par l'extrême sensibilité des trajectoires des particules à de petits changements de leur position » explique dans Nature David Pine (Université de New York). Ces perturbations peuvent provenir de « presque rien » , comme de très petites imperfections des particules ou de faibles forces externes. « Elles sont accrues exponentiellement du fait des mouvements des autres particules » . En physique, de tels systèmes sensibles aux faibles perturbations sont dits « chaotiques », et leur comportement n'est pas prédictible.

    Transition entre réversibilité et irréversibilité : une idée nouvelle

    Ces résultats pourraient éclairer de nombreux sujets pratiques, comme la formulation de produits pharmaceutiques, ou la catalysecatalyse en pétrochimie. Mais, comme souvent, sur le plan théorique le phénomène mis en évidence par David Pine avait déjà été modélisé il y a plusieurs dizaines d'années : en 1970, le mathématicienmathématicien américain d'origine russe Yakov Sinai avait établi un lien entre les collisions de particules à petite échelle et le comportement des mélanges à l'échelle macroscopique, avec dans le rôle central le comportement chaotique des particules. Des idées théoriques ont été émises à partir de 1977 pour expliquer l'aspect irréversible de suspensions dans un écoulement, mais la transition entre réversibilité et irréversibilité est une idée complètement nouvelle. « Un phénomène est irréversible si l'on ne peut revenir à l'état initial en inversant la cause du phénomène ; l'irréversibilité est ainsi intiment liée à la question de la flèche du temps. Observer la réversibilité et irréversibilité dans le même dispositif expérimental donne des éléments de réponse pour cette question fondamentale en physique statistique » , explique à Tech & Co pour Futura-Sciences Arezki Boudaoud, chercheur au Laboratoire de Physique Statistique (Ecole Normale Supérieure / CNRS / Universités Paris VI et Paris VII).

    * Nature/Vol438/15 Dec2005
    All pictures by courtesy of David J. Pine, Department of Physics, New York University