La théorie proposée au cours des années 1960 pour unifier la force électromagnétique et la force nucléaire faible qui contribue à faire briller le Soleil, la théorie dite électrofaible de Glashow-Salam-Weinberg du nom de trois prix Nobel de physique, ne marche pas sans les idées que Peter Higgs a proposées en 1964 pour rendre compte des masses des particules élémentaires comme les quarks, les leptons et surtout les bosons W et Z découverts au début des années 1980 au Cern. Peter Higgs avait notamment avancé l'existence d'une nouvelle particule portant aujourd'hui son nom mais aussi parfois celui de « particule divine », ce qui peut dérouter. Quelles sont les justifications pour les noms de cette particule quantique analogue aux photons ? Voici quelques réponses en compagnie du physicien théoricien Matthew Strassler.
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On a appris récemment que le prix Nobel de physique Peter Higgs était décédé le lundi 8 avril 2024. Il est connu du grand public comme l'un des théoriciens de la physique qui, dans les années 1960, a proposé un mécanisme et un nouveau champ pour expliquer les masses des particules élémentaires. Cela impliquait l'existence d'une nouvelle particule que le Cern a pu découvrir en 2012.
Peter HiggsPeter Higgs était donc encore vivant à ce moment-là, ce qui n'était plus le cas de Robert Brout qui avait fait des prédictions similaires avec son collègue et ami François Englert.
Si le comité Nobel a décerné son prix en physique aux deux hommes, ce n'est pas un mystère que Gerald Guralnik, Carl Richard Hagen et Thomas Kibble étaient également arrivés dans un article conjoint à des conclusions analogues à la même époque.
Higgs avait envoyé un premier papier pour publication au sujet du mécanisme qu'il proposait, inspiré par des idées relevant de la théorie de la supraconductivité en rapport avec la notion de brisure de symétrie notamment dues à Yoichiro Nambu, l'un des pères fondateurs de la théorie des cordesthéorie des cordes. L'éditeur de Physics Letters le refusa en 1964, mais pas celui de Physical Review Letters (PRL). Higgs apprendra plus tard que c'est Nambu qui avait recommandé la publication en tant que « referree » de PRL.
Un hommage du Cern à Peter Higgs. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Cern
De la gravitation quantique à l'origine de la masse des particules
Ce n'est pas très connu mais de la fin des années 1950 au début des années 1960, Peter Higgs s'intéressait à des questions de gravitégravité quantique et notamment ce que les physiciensphysiciens appellent dans leur jargon le problème des contraintes en relativité généralerelativité générale (Abhay Ashtekar fera plus tard une contribution essentielle à sa résolutionrésolution en gravitation quantiquegravitation quantique). On le devait en particulier à Paul DiracPaul Dirac, l'un des pères fondateurs de la théorie quantique et qui avait étudié dans le même lycée que Higgs à Bristol, ce qui l'avait inspiré pour devenir physicien.
Ainsi, les travaux de Higgs avaient retenu l'attention de Bryce DeWitt, l'un des grands noms de la gravitation quantique et l'époux de Cécile DeWitt-Morette, la fondatrice de l'école des Houches, la pépinière à prix Nobel. DeWitt avait donc invité Higgs en 1965 à l'Institute of Field Physics de Chapel Hill en Caroline du Nord (États-Unis). Il en sortira en fait un impressionnant papier où Peter Higgs développait plus en avant ses idées sur l'origine de la masse des particules élémentaires.
Mais, tout cela, le grand public l'ignore et la première fois que le nom de Peter Higgs est devenu bien connu de lui, c'est sans doute grâce à un autre prix Nobel de physique, Leon Lederman. Ses parents étaient des immigrants juifs ukrainiens de Kiev et d'Odessa aux États-Unis. Sa trajectoire a croisé celles d'EinsteinEinstein et Enrico FermiEnrico Fermi, et il a contribué à la découverte du neutrino muoniqueneutrino muonique et du quarkquark beau.
Bien connu pour son humour, Lederman a écrit plus tard en 1993 un livre de vulgarisation scientifique sur la particule connue aujourd'hui sous le nom de boson de Brout-Englert-Higgs intitulé The God Particle : IfIf the Universe Is the Answer, What Is the Question ? (La particule divine : si l'UniversUnivers est la réponse, quelle est la question ?). Au départ, histoire de plaisanter, il avait proposé comme titre The Goddamn Particle ! (Cette fichue particule !) parce que personne n'arrivait à détecter le boson de Higgsboson de Higgs alors qu'il joue un rôle fondamental en physique, notamment pour décrire les bosons W et Z de la théorie électrofaible (mais aucun pour expliquer la masse des protons et des neutrons comme on le croit trop souvent) et pendant le Big BangBig Bang et donc pour l'existence du monde tel qu'on le connaît aujourd'hui.
La particule avait donc une sorte de rôle divin que l'on pouvait métaphoriquement mettre en lien avec le Livre de la Genèse dans la Bible.
Mais l'éditeur de Lederman l'a découragé de ce titre, suggérant que The God Particle, la particule divine donc, vendrait beaucoup plus d'exemplaires.
Si Lederman n'a jamais vraiment regretté ce changement, ce n'est pas le cas de beaucoup de monde dans la communauté de la physique des particules, à commencer par Peter Higgs lui-même !
C'est notamment ce qu'explique et rappelle à l'occasion du décès de Higgs sur son célèbre blog le physicien Matthew Strassler. C'est depuis 2011 une des références incontournables à consulter pour mieux comprendre l'actualité en physique des hautes énergiesénergies ou en cosmologiecosmologie, qu'il soit question de progrès dans le domaine théorique ou expérimental. Le chercheur, qui a travaillé dans des universités aussi prestigieuses de Harvard, Princeton et Stanford, n'hésite pas non plus sur son blogblog à écrire des articles sur des sujets précis de ces domaines pour les rendre compréhensibles des non-spécialistes. On peut ainsi avoir des explications sur comment les scientifiques fabriquent des faisceaux de neutrinosneutrinos, comment penser aux dimensions spatiales supplémentaires, que se passe-t-il réellement lorsqu'une particule rencontre une antiparticuleantiparticule ou pourquoi l'Univers peut croître plus vite que vous ne le pensez possible ? Ou encore sur les paradoxes quantiques de la physique des trous noirs.
Il nous a permis de reprendre une partie du contenu de son blog pour aborder justement la question de savoir s'il est vraiment possible de parler du boson de Brout-Englert-Higgs comme d'une particule divine. Futura saisit également l'occasion de faire savoir que Matthew Strassler a lui aussi écrit tout récemment un livre de vulgarisation scientifique. Mais, laissons-le d'abord se présenter et parler un peu de son livre tel qu'il le fait sur son site.
« Je m'appelle Matt Strassler, physicien théoricien et écrivain. Mes recherches au cours des trente dernières années ont principalement porté sur le Grand collisionneur de hadronshadrons, même si j'ai écrit de nombreux articles sur une grande variété de sujets en théorie des cordes, en théorie quantique des champs et en physique des particules. J'ai récemment terminé un nouveau livre, intitulé Des vagues dans une mer impossible, dans lequel, sans supposer que les lecteurs connaissent la science ou les mathématiques, j'explique la physique moderne et sa centralité dans l'expérience humaine.
Je crois profondément que la science est l'un des plus grands sports pour les spectateurs au monde et qu'elle devrait être une source de joie et d'enthousiasme pour chaque être humain, en particulier pour les enfants et ceux qui ont gardé une âme d'enfant. Cela est particulièrement vrai en physique des particules, qui se trouve à un tournant décisif, avec le Grand collisionneur de hadrons (ou LHCLHC) explorant toutes sortes de nouveaux territoires et ayant découvert la particule de Higgs tant recherchée ! Mais la physique des particules peut être particulièrement difficile à suivre pour les non-experts... c'est pourquoi je m'efforce de la rendre plus accessible, même à ceux qui n'ont aucune formation scientifique. Mon objectif est de rendre compréhensibles à tous les principaux défis, découvertes et déceptions dans le domaine, et de réfléchir sur le processus de la science et ses rôles dans l'Histoire et dans la société moderne. »
Une particule divine dans une mer impossible ?
Abordons maintenant les explications de Matt Strassler dans un des billets de son blog :
« La communauté de la physique des particules pleure le décès de Peter Higgs, physicien théoricien influent et lauréat du prix Nobel 2013. Higgs a en fait écrit très peu d'articles au cours de sa carrière, mais il les a fait compter.
Il est bien connu que Higgs désapprouvait profondément le terme "Particule divine". C'est le surnom qui a été donné au type de particule (le "boson de Higgs") dont il proposait l'existence. Mais ce qui n'est pas aussi largement compris, c'est la raison pour laquelle il ne l'aimait pas, comme le font la plupart des autres scientifiques que je connais.
Il est vrai que Higgs lui-même était athée. Néanmoins, quelle que soit votre opinion sur de tels sujets, cela pourrait vous déranger que la notion de « particule divine » ne soit issue ni de la science ni de la religion, et puisse facilement être considérée comme irrespectueuse envers les deux. Au lieu de cela, il est né du marketing et de la publicité dans le secteur de l'édition, et il survit grâce à une autre industrie : les médias d'information.
Mais il y a autre chose de plus profond, quelque chose d'assez triste, vraiment. Le surnom met l'accent au mauvais endroit. Cela obscurcit en grande partie ce que Higgs (et ses collègues/concurrents) ont réellement accompli et pourquoi ils sont célèbres parmi les scientifiques.
Permettez-moi de vous poser cette question. Imaginez un type de particule qui :
- une fois créé, disparaît en un millième de milliardième de milliardième de seconde ;
- ne se trouve pas naturellement sur Terre, ni nulle part dans l'Univers depuis des milliards d'années ;
- n'a aucune influence sur la vie quotidienne - en fait, elle n'a jamais eu d'impact direct sur l'espèceespèce humaine ;
- n'a été découvert que lorsque les humains ont commencé à créer des exemples artificiellement.
Cela ne me semble pas très semblable à Dieu. Qu'en pensez-vous ?
Peut-être que cela vous semble spirituel ou divin, et dans ce cas, appelez certainement le "boson de Higgs" la "particule divine". Mais sinon, vous voudrez peut-être envisager des alternatives.
Pour la plupart des humains, et même pour la plupart des physiciens professionnels, la seule importance du boson de Higgs est la suivante : il nous donne un aperçu du champ de Higgs. Ce champ :
- existe partout, y compris sur Terre et dans chaque corps humain ;
- a existé tout au long de l'histoire de l'Univers connu ;
- a été constant et stable depuis les premiers instants du Big Bang ;
- est crucial pour l'existence des atomesatomes, et donc pour l'existence de la Terre et de toutes ses formes de Vie.
Il pourrait même être capable de provoquer la destruction de l'Univers, un jour dans un avenir lointain. Donc, si vous voulez attribuer une certaine divinité aux idées de Higgs, c'est vraiment là qu'elle appartient.
En bref, ce qui est vraiment conséquent dans le travail de Higgs en 1964 (et dans celui d'autres qui ont eu la même idée de base : Robert Brout et François Englert, ainsi que Gerald Guralnik, C. Richard Hagen et Tom Kibble), c'est le champ de Higgs. Votre vie dépend de l'existence et de la stabilité de ce champ. La découverte en 2012 du boson de Higgs a été importante car elle a prouvé que le champ de Higgs existe réellement dans la nature. L'étude de ce type de particule se poursuit au Grand collisionneur de hadrons, non pas parce que nous sommes fascinés par la particule en soi, mais parce que mesurer ses propriétés est le moyen le plus efficace pour nous d'en apprendre davantage sur le champ de Higgs, ce qui est très important.
Le professeur Higgs a contribué à révéler l'un des grands secrets de l'Univers, et nous lui devons beaucoup. Personnellement, je pense que nous honorerions son héritage, d'une manière qui lui aurait plu, grâce à de meilleures explications de ce qu'il a accompli - des explications qui clarifient comment il a gagné une place au Temple de la renommée des scientifiques pour l'éternité. »
En 1982, au Cern, une équipe de physiciens, dirigée par l’Italien Carlo Rubbia, réalise une des plus extraordinaires expériences de la physique contemporaine. L'objectif est de prouver l'existence de deux nouvelles particules subatomiques, les bosons W et Z, et de confirmer ainsi la théorie électrofaible proposée dans les années 1960 par Abdus Salam, Sheldon Glashow et Steven Weinberg. Mais derrière ces bosons devait se cacher aussi le boson de Higgs. On voit dans cette vidéo Steven Weinberg, Abdus Salam et Leon Lederman. © Cern, BBC Open University, YouTube
Pourquoi le boson de Higgs et pas de Brout-Englert-Higgs-Guralnik-Kibble-Hagen ?
Matthew Strassler répond aussi à la question de savoir en quoi l'article de Peter Higgs s'est imposé pour aboutir à la dénomination la plus souvent employée de boson de Higgs et en quoi il diffère des autres articles des chercheurs qui ont fait basiquement et indépendamment une découverte similaire à son sujet.
« En ce qui concerne le champ de Higgs, les articles sont conceptuellement les mêmes. Higgs a ajouté quelque chose sur la particule et n'a fait aucune prédiction pour le LHC parce qu'il (comme Brout et Englert) abordait la question générale des masses des particules de spinspin un, sans essayer spécifiquement d'expliquer la force nucléaire faibleforce nucléaire faible (ce sont Weinberg et Salam respectivement en 1967 et 1968 qui ont repris ces idées et les ont intégrées à la force nucléaire faible, et ce n'est que bien plus tard que des prédictions ont été faites concernant les collisionneurs de particules).
Englert m'a dit que lui et toutes les autres personnes impliquées se concentraient sur certaines particules intervenant dans la force nucléaire forte (les "mésonsmésons rho") et qu'il n'était clair qu'après l’article de Weinberg qu'ils appliquaient la bonne idée au mauvais problème. Il m'a également dit que lui et Brout n'avaient pas mentionné la particule parce qu'elle était (a) sans rapport avec ce qu'ils voulaient dire, et (b) évidente. Ce qui est vrai, à mon avis. Parfois, il vaut la peine d'énoncer une évidence lorsqu'elle a une conséquence expérimentale ; une seule phrase aurait suffi.
Même ainsi, la raison pour laquelle Higgs a son nom sur la particule est due à une autre série de malentendus ou d'erreurs de la part d'autres personnes, impliquant Weinberg puis Ben Lee. C'est la seule particule sur laquelle figure le nom d'une personne, ce qui est plutôt inapproprié. Certains efforts ont été déployés pour simplement l'appeler "boson H", et peut-être qu'un jour ils prendront le dessus ; Je ne pense pas que cela dérangerait Higgs, et ce serait plus respectueux de la Nature. Quant au champ, certains ont tenté de l'appeler champ BEH, mais cela n'a pas fonctionné ; mais il est vrai que Brout et Englert ont été injustement oubliés en dehors de la communauté des physiciens.
Guralnik, Kibble et Hagen avaient également clairement la même idée du domaine, indépendamment. Ils l'ont eu en retard de quelques mois, et je pense que c'est pour cela que le crédit qui leur était accordé a été retiré, principalement par la communauté européenne. Ils mentionnent effectivement la particule que nous appelons aujourd'hui le boson de Higgs, mais leur déclaration à ce sujet est incorrecte, ce qui constitue un autre petit reproche à leur encontre.
Mais dans tous les cas, ces six scientifiques ont mis au monde le germegerme d'une idée profonde. C'est une idée devenue centrale dans notre compréhension de l'Univers : celle d'une entité secrète mais englobante qui donne des masses aux particules élémentaires. La découverte du boson de Higgs a confirmé que cette idée d'un tel champ est vraie - qu'elle se réalise dans la nature. Quel que soit le nom que nous choisissons pour ce domaine, il est aussi essentiel à l'existence humaine que les atomes, la lumièrelumière et la gravité, et il mérite d'être tout aussi connu. »