Des dizaines de milliards de neutrinos, issus de réactions nucléaires au cœur du Soleil, traversent chaque seconde chaque centimètre carré de la surface terrestre sans que l'on s'en rende compte. D'autres sont des vestiges du Big Bang. La détermination précise de la masse de ces neutrinos est l'un des grands enjeux de la physique des hautes énergies, un défi que l'on espère relever avec l'expérience Katrin pour KArlsruhe TRItium Neutrino. Elle ouvrirait peut-être une fenêtre sur une nouvelle physique et permettrait aussi de progresser en cosmologie.
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Comme l'explique dans la vidéo ci-dessous le physicienphysicien OlivierOlivier Drapier, les neutrinosneutrinos sont des particules fascinantes qui ont des implications de l'infiniment petit à l'infiniment grand, puisqu'elles interviennent dans les réactions thermonucléaires qui font briller le Soleil mais affectent peut-être aussi la formation et l'évolution des galaxies. L'existence de ces particules avait été postulée en 1930 par le prix Nobel de physique Wolfgang PauliWolfgang Pauli (ses cours de physique sont un must absolu qui complète au niveau supérieur les cours de Feynman) et fut utilisée en 1934 par un autre prix Nobel de physique, Enrico FermiEnrico Fermi, pour sa théorie de la désintégration bêtabêta en physique nucléaire.
À l'époque, certaines de ses réactions de désintégration radioactive semblaient violer la loi de conservation de l'énergie, une possibilité qu'était prêt à admettre Niels BohrNiels Bohr mais que refusait Pauli qui, à la place, postulait l'existence d'une nouvelle particule, sans masse, neutre et donc insensible à la force électromagnétique qui emportait l'énergie supposée manquante. Rétrospectivement, on ne peut s'empêcher de faire le parallèle avec l'introduction des particules de matière noirematière noire en cosmologie et de fait, parmi les premiers modèles, on faisait intervenir des neutrinos possédant une masse. On pensait même pendant un moment que si cette masse était assez élevée, le gaz de neutrinos issu du Big Bang pouvait rendre le cosmoscosmos clos et donc de taille finie, mais il n'en fut rien, ce qui a tout de même fortement motivé les expériences pour déterminer cette masse.
Olivier Drapier, chercheur au laboratoire Leprince-Ringuet de l’École polytechnique, CNRS, nous parle des neutrinos, ces particules de matière que l'on peut utiliser pour étudier les étoiles et l'Univers. © École polytechnique
Le neutrino, le « petit neutron »
En 1930, on ignorait encore l'existence des neutronsneutrons et le fait que lors de désintégration bêta un protonproton apparaissait dans un noyau accompagné par l'émissionémission d'un électronélectron laissait penser qu'il formait en fait un état lié avec un proton. C'est Enrico Fermi qui va commencer à faire le parallèle en 1933 avec l'émission d'un photonphoton par un atomeatome lors de la désintégration des neutrons, ce qui implique que l'électron émis n'existe pas avant, mais est créé par le processus de désintégration bêta, tout comme un photon n'existe pas dans un atome avant son émission. Le neutron venait tout juste d'être mis en évidence par James Chadwick en 1932 et inclus par Heisenberg dans son modèle moderne des noyaux composés de protons et de neutrons censés être deux états d'une même particule, le nucléonnucléon, tout comme un électron peut exister sous deux états de spinspin.
C'est le physicien italien Edoardo Amaldi qui donne à la nouvelle particule le nom de « neutrino » (en italien : petit neutron), en plaisantant lors d'une conversation avec Fermi pour le distinguer du neutron massif de Chadwick. Fermi utilisa le mot en 1932, suivi de Wolfgang Pauli en 1933. Il faudra attendre 1956 pour que Clyde Cowan et Fred Reines prouvent l'existence de la particule de Pauli avec une expérience ingénieuse sensible au puissant flux d'antineutrinos émis par un réacteur nucléaire à Savannah River en Caroline du Sud aux États-Unis. La théorie de la désintégration bêta est exposée dans le cours de physique atomique du prix Nobel Max Born.
Katrin et la masse du neutrino électronique
Depuis, la saga des neutrinos a continué puisque l'on a découvert trois types de neutrinos différents et aussi le fait qu’ils oscillaient sans cesse en se convertissant les uns dans les autres.
Ces oscillations supposent l'existence de masses pour les neutrinos et de paramètres qui ne sont pas fixés par le modèle standardmodèle standard de la physique des particules. Déterminer exactement les valeurs de ces masses et de ces paramètres pourrait démontrer la validité de l'une des nombreuses théories pour aller au-delà du modèle standard et aussi contribuer à comprendre l'origine des galaxies.
Depuis des années, une expérience en Allemagne se donne précisément pour but de déterminer la masse des neutrinos électroniquesneutrinos électroniques, ce qui aidera à déterminer celles des autres puisque les expériences d'oscillations des neutrinos donnent aussi des contraintes sur les masses de la totalité des neutrinos connus. Cette expérience s'appelle Katrin pour KArlsruhe TRItiumTRItium Neutrino ; Futura avait écrit plusieurs articles, voir ci-dessous, pour expliquer les enjeux et la méthode mise en pratique avec Katrin pour déterminer la masse des neutrinos électroniques à partir de la mesure du spectrespectre en énergie des électrons produit par la désintégration bêta d'atomes dans des moléculesmolécules de tritium.
En 2019, les physiciens de Katrin avaient annoncé que la masse de ce type de neutrino devait être inférieure à 1,1 ev. Aujourd'hui, ils annoncent via une publication dans le journal Nature mais en accès libre sur arXiv qu'ils savent maintenant qu'elle doit être inférieure à 0,8 eV. Rappelons que selon la formule d'EinsteinEinstein exprimant une masse comme l'équivalent d'une énergie donnée, un proton a une masse d'environ un milliard d'eV, c'est-à-dire un milliard d'électrons-voltsélectrons-volts, l'énergie cinétiqueénergie cinétique d'un électron accéléré par une différence de potentiel d'un volt.
Le CEA est très impliqué dans l'expérience Katrin qui va continuer à fonctionner jusqu'à la fin de 2024 en accumulant des données et qui devrait permettre soit de déterminer la masse du neutrino électronique soit de montrer qu'elle doit être inférieure à 0,2 eV, la limite de détection de l'instrument.
En tout état de cause, à partir de 2025, Katrin, équipé d'un nouveau détecteur dont la conception a aussi fait intervenir des chercheurs du CEA comme l’explique un communiqué. Il s'agit de Tristan qui devrait permettre de partir à la chasse d'une autre particule élusive, le neutrino stérile lourd dont on se demande toujours non seulement s'il existe mais aussi s'il peut rendre compte de la matière noire.
L’histoire du neutrino est riche, variée et semée de rebondissements. Etienne Klein, directeur de recherches au CEA, rend hommage, dans cette conférence-vidéo, à deux brillants physiciens italiens Ettore Majorana et Bruno Pontecorvo qui ont contribué à des travaux décisifs sur le neutrino. Tous deux ont plusieurs points communs : ils ont disparu mystérieusement et ont travaillé sur la même particule. . Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © CEA Recherche
Nouvelle physique : la masse des neutrinos est mieux déterminée avec Katrin
Article de Laurent SaccoLaurent Sacco publié le 26/09/2019
Les neutrinos influent sur le monde des galaxies par leurs masses dont on ignore les valeurs exactes. Tout ce que l'on sait, c'est qu'elles relèvent d'une nouvelle physique. L'expérience Katrin en Allemagne vient de livrer ses premiers résultats concernant une nouvelle borne pour la masse des neutrinos électroniques.
Si tout espoir de découvrir de la nouvelle physique au LHCLHC n'est pas encore perdu, tant la machine garde en elle de possibilités pour faire cette découverte, notamment parce qu'une version améliorée à plus haute luminosité est prévue, on doit bien avouer que la déception a été grande à cet égard. Par contre, c'est un succès spectaculaire en ce qui concerne la confirmation du Modèle standard de la physique des particules et la connaissance plus précise des valeurs des paramètres qu'il contient. Il y a eu le succès, le plus important, qui a consisté à montrer que le bosonboson de Brout-Englert-Higgs existait bel et bien, suivi des mesures de quelques-uns des paramètres de Yukawa connectant la physique de ce boson à celle des masses de quelques quarks et leptonsleptons.
Toutefois, il y a des masses dans le Modèle standard qui sont particulièrement mystérieuses, celles associées aux neutrinos et qui interviennent dans les processus d'oscillation convertissant sans cesse les saveurs de neutrinos les unes dans les autres. Ce phénomène n'est pas une conséquence des principes qui ont permis la constructionconstruction du Modèle standard (si l'on excepte le fait qu'il est déduit des propriétés quantiques possibles des particules). Il doit donc tenir son existence d'une physique nouvelle, au-delà de ce Modèle.
Une présentation de l'expérience Katrin. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © KIT, Karlsruher Institut für Technologie
Déterminer les masses des neutrinos permettrait donc d'avoir du grain à moudre pour déterminer quelles théories, parmi les nombreuses avancées, prolongent la physique du Modèle standard. On a des renseignements indirects sur les masses des neutrinos en étudiant le rayonnement fossilerayonnement fossile et les distributions de galaxies. Ces masses sont nécessairement très faibles selon ces estimations indirectes. Mais justement, tout le problème est là, des hypothèses incorrectes ou des biais non pris en compte dans l'analyse et la modélisationmodélisation des phénomènes cosmologiques pourraient fausser ces estimations.
Des antineutrinos produits par la désintégration du tritium
Heureusement, comme l'expliquait Futura dans le précédent article ci-dessous, il existe des moyens directs et bien terrestres de poser des contraintes sur les masses des neutrinos, plus précisément sur celle des antineutrinos électroniques qui sont émis lors de la désintégration bêta de noyaux de tritium (T). Un projet d'envergure à ce sujet a été lancé il y a 20 ans : l'expérience Katrin (Karlsruhe Tritium Neutrino Experiment) à Karlsruhe en Allemagne. Elle est le fruit de la collaboration de 150 chercheurs et ingénieurs de 20 institutions issues de 7 pays, parmi lesquels se trouve la France et en particulier le CEA (Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives).
Ce n'est finalement qu'au printemps 2019 que les premières prises de données avec l'instrument géant de 70 mètres de long ont été réalisées. Un gazgaz de molécules de tritium (T2) a circulé pendant quatre semaines dans celui-ci alors que la désintégration de ces molécules engendrait un flux de 25 milliards d'électrons par seconde. C'est l'étude des énergies de ces électrons distribuées selon une courbe bien précise, décrivant un spectre en énergie, comme disent les physiciens dans leur jargon, qui permet de poser des contraintes sur les masses des antineutrinos électroniques.
En l'occurrence, 2 millions d'électrons ont été détectés permettant d'en déduire que la masse des neutrinos électroniques, qui doit être la même que celle des antineutrinos électroniques si la physique des neutrinos respecte bien la symétrie CPT, est inférieure à 1,1 électron-volt, c'est-à-dire qu'elle ne peut dépasser une masse de l'ordre du milliardième de celle d'un proton.
Ce résultat n'est qu'un début, améliorant d'un facteur 2 les mesures directes faites avec d'autres expériences depuis des décennies (plus précisément l'erreur statistique est réduite d'un facteur 2 et l'erreur systématique d'un facteur 6). On pense en effet pouvoir descendre à des masses de l'ordre de 0,2 électron-volt durant les cinq prochaines années.
Saura-t-on enfin mesurer la masse des neutrinos avec des atomes froids ?
Article de Laurent Sacco publié le 29/01/2009
La détermination précise de la masse des neutrinos est un des grands enjeux de la physique théorique et pourrait nous mener au-delà du Modèle standard. Mais elle particulièrement difficile à réaliser. Un groupe de chercheurs américains vient de proposer une nouvelle méthode pour y parvenir : utiliser des atomes de tritium froids.
Particules fantomatiques, les neutrinos nous traversent en très grand nombre à chaque minute. Interagissant très faiblement avec la matière à basse énergie, elles ne font pas sentir leur présence. Les neutrinos sont pourtant plusieurs milliards de fois plus nombreux dans le cosmos que les protons et les neutrons de l'UniversUnivers observable, dont le nombre est estimé à 1080 environ.
Pendant longtemps, conformément aux équationséquations du Modèle standard, on leur attribuait une masse nulle mais l’énigme des neutrinos solaires pouvait trouver une solution simple si on leur attribuait non seulement des masses mais aussi la faculté de se transformer les uns dans les autres. En effet, il existe trois types de neutrinos, qui sont associés aux processus de désintégration faible faisant intervenir des électrons, des muonsmuons et des tauons.
La question s'est brutalement révélée brûlante quand Zeldovitch et d'autres firent remarquer que même des neutrinos avec une très faible masse pouvaient suffire à donner à l'Univers une densité critiquedensité critique telle qu'il soit fermé. Cela pouvait même permettre d'expliquer la mystérieuse matière noire.
On sait aujourd'hui que les neutrinos oscillent bien entre les trois types différents et possèdent donc des masses. Mais on sait aussi que les modèles de matière noire dite chaude, avec uniquement des neutrinos, ne suffisent pas à rendre de compte de la formation des galaxies. De toute façon, ils sont bien trop légers pour donner à l'Univers la fameuse densité critique capable de clore l'espace.
Malgré tout, la détermination précise de la masse des neutrinos est un enjeu important car si le Modèle standard des interactions électrofaibles tolère l'introduction de masses, il ne peut en donner aucune justification. Ces interactions doivent être expliquées par d'autres théories, comme la supersymétriesupersymétrie ou celle des GUTGUT.
Malheureusement, la détermination précise de ces masses reste un problème difficile même si des bornes ont pu être posées grâce aux observations de WMap par exemple.
En 2012, une expérience importante devrait débuter en Allemagne, son nom est Katrin pour KArlsruhe TRItium Neutrino. Elle consistera à étudier le spectre en énergie des électrons issus de la désintégration bêta des atomes de tritium (voir la figure 1). Contenant 2 neutrons, il donneront lieu à la formation d'atomes d'héliumhélium 3 et à l'émission d'un neutrino dit électronique car associé spécifiquement à l'électron. On parlerait de neutrinos muoniquesneutrinos muoniques pour le muon et tauonique pour le tauon.
En attendant le tritium ultra-froid...
Or, la forme terminale du spectre en énergie des électrons dépend de la masse des neutrinos émis (voir la figure 2). Si on mesure soigneusement ce spectre sur un très grand nombre de désintégrations de noyaux de tritium, il devient possible de mesurer la masse d'un neutrino électronique. On sait qu'elle doit être inférieure à 2,2 eV mais avec Katrin, on devrait pouvoir savoir si elle est inférieure à 0,2 eV.
L'expérience reste délicate, et surtout, elle nécessite un dispositif imposant. Aujourd'hui Mark Raizen de l'université d'Austin au Texas propose avec ses collègues une alternative plus économique.
Il suffirait de disposer d'atomes de tritium ultra-froids et de mesurer la différence de masse entre un atome de tritium s'étant désintégré et un atome d'hélium 3 dans lequel l'électron émis par la désintégration bêta serait resté piégé sur une couche électroniquecouche électronique pour former un état lié. Cette quantité connue ajoutée à la mesure de la vitessevitesse de recul du noyau formé permet alors de calculer aisément la masse du neutrino électronique. Toujours en utilisant des atomes ultra-froids, on pourrait aussi mesurer précisément les quantités de mouvementsquantités de mouvements de l'électron et de l'atome d'hélium.
La première expérience ne sera pas aussi sensible que Katrin mais la seconde pourrait l'être. Malheureusement, pour le moment, et même si le groupe de Raizen travaille sur des méthodes de refroidissement d'isotopesisotopes de l'hydrogènehydrogène avec quelques succès, on ne dispose pas encore de la technologie permettant de refroidir du tritium aux quelques millionièmes de kelvinskelvins nécessaires pour concurrencer Katrin. Mais cela pourrait finir par arriver dans les années à venir et ces méthodes pourraient être complémentaires, peut-être même plus efficaces.
Ce qu’il faut
retenir
- Les masses des neutrinos, liées au phénomène d'oscillation, ne sont pas prédites par le Modèle standard de la physique des particules.
- Ces masses relèvent donc d'une nouvelle physique. La connaissance de leurs valeurs pourrait indiquer le chemin pour révéler cette nouvelle physique.
- L'expérience Katrin en Allemagne est dédiée à la mesure de la masse des antineutrinos électroniques, qui doit être la même que celle des neutrinos électroniques, en étudiant les électrons produits par la désintégration bêta des noyaux de tritium.
- Les derniers résultats obtenus indiquent une masse pour ces neutrinos qui ne peut être supérieure à environ 0,8 milliardième de la masse du proton.