C'est une vieille question que se posent les théoriciens de la physique des particules élémentaires depuis la fin du XXe siècle et qui est devenue plus pertinente depuis que l'on a démontré l'existence du fameux boson de Brout-Englert-Higgs. L'état quantique des champs de particules présent dans tout l'espace en rapport avec ce boson est-il stable ou finira-t-il par subir l'équivalent d'une désintégration radioactive en devenant un nouvel état causant la disparition des structures matérielles du cosmos ? Un nouvel élément de réflexion au débat à ce sujet vient d'être apporté en ré-analysant l'évaporation quantique des trous noirs qui auraient pu se former pendant le Big Bang.


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    Il y a quelques mois, Peter Higgs nous quittait, rejoignant Robert Brout qui avec son collègue et ami François Englert avait également proposé le même mécanisme que Higgs pour doter des particules de masses.

    Il n'y a guère de doute que le nouveau cousin du photon, un boson donc, impliqué par ce mécanisme soit bien à l'origine de la masse des bosons W et Z du modèle électrofaible de Glashow-Salam-Weinberg qui unifie la force électromagnétique et la force nucléaire faibleforce nucléaire faible contribuant à chauffer l'intérieur de la Terre et à faire briller le Soleil.

    Il semble probable que le boson de Brout-Englert-Higgs (la fameuse « particule de Dieu »)) dont l'annonce de la découverte a été officialisée en 2012 explique aussi les masses des quarks composant les neutronsneutrons et les protonsprotons, ainsi que celles des neutrinosneutrinos.

    Rappelons toutefois que le mécanisme de Brout-Englert-Higgs (BEH) n’explique pas la masse des protons et des neutrons qui vient pour l’essentiel d’autres cousins sans masses du photon, les gluons de la théorie des forces nucléaires fortes, la chromodynamique quantique. En outre, à strictement parler, c'est le champ de Higgs qui explique vraiment les masses des bosons W et Z, ainsi que probablement celles des quarks et des leptonsleptons via ce que l'on appelle des couplages de Yukawa. Le boson BEH est alors l'équivalent tout aussi quantique du boson du champ électromagnétiquechamp électromagnétique, le photon.

    Rappelons aussi que le mécanisme de Brout-Englert-Higgs initialement proposé peut être généralisé et replacé dans une théorie au-delà de la physiquephysique connue du modèle standardmodèle standard de la physique des particules, par exemple celle de la supergravité. Or, on sait depuis longtemps que cela peut poser problème quant à ce que l'on appelle la stabilité du vide quantique. De plus, la masse du boson de Brout-Englert-Higgs aujourd'hui mesurée suggère que ce vide pourrait bien être métastablemétastable, de sorte que l'état du vide quantique pourrait changer de telle sorte que le monde, tel que nous le connaissons, pourrait cesser d'exister selon une certaine probabilité encore à déterminer exactement, et dans un futur également à déterminer.

    Dans un article de The Conversation, le physicienphysicien théoricien Lucien Heurtier en postdoctorat au King's College London, explique que lui et ses collègues Louis Hamaide, Shi-Qian Hu et Andrew Cheek ont réexaminé cette question de la stabilité du vide quantique électrofaible dans un article publié dans Physical Letters B et dont une version existe en accès libre sur arXiv.

    Un vide quantique chauffé par l'évaporation des trous noirs

    Le chercheur explique ainsi dans l'article de The Conversation :

    « Il est peu probable que le champ de Higgs soit dans l'état d'énergieénergie le plus bas possible. Cela signifie qu'il pourrait théoriquement changer d'état et passer à un état d'énergie plus faible à un certain endroit. Si cela se produisait, cela modifierait considérablement les lois de la physique.

    Un tel changement représenterait ce que les physiciens appellent une transition de phasetransition de phase. C'est ce qui se produit lorsque l'eau se transforme en vapeur, formant des bulles au cours du processus. Une transition de phase dans le champ de Higgs créerait de la même manière des bulles d'espace de basse énergie contenant une physique complètement différente. Dans une telle bulle, la masse des électronsélectrons changerait soudainement, tout comme leurs interactions avec d'autres particules. Les protons et les neutrons - qui constituent le noyau atomique et sont constitués de quarks - se disloqueraient soudainement. En fait, quiconque subirait un tel changement ne serait probablement plus en mesure de le signaler.

    Des mesures récentes des masses de particules du Grand collisionneur de hadronshadrons (LHCLHC) au CernCern suggèrent qu'un tel événement pourrait être possible. Mais ne paniquez pas ; cela pourrait seulement se produire dans quelques milliers de milliards de milliards d'années, après notre retraite. »

    Lucien Heurtier explique également que lui et ses collèges ont connecté la possibilité d'une transition de phase dans le champ de Higgs à l'existence de trous noirstrous noirs primordiaux (voir plus d'information à ce sujet tout en bas de cet article) formés pendant le Big BangBig Bang et capable de s'évaporer par effet quantique en donnant un rayonnement thermiquerayonnement thermique chaud, le fameux rayonnement Hawking.

    La température de ce rayonnement est inversement proportionnelle à la masse du trou noir considéré. Or, plus il est chaud plus il va s'évaporer vite et voir sa masse diminuer, donc la température du rayonnement émis va augmenter. On peut alors montrer que si des trous noirs primordiaux plus légers que quelques milliers de milliards de grammes (10 milliards de fois plus petits que la masse de la LuneLune) s'étaient formés dans l'UniversUnivers primitif ils se seraient évaporés à l'heure actuelle. Selon les modèles de Big Bang considérés, un spectrespectre de masses différentes pour ces trous noirs primordiaux peut être calculé, ce qui conduit à des prévisions sur leur détectabilité via le rayonnement Hawking très intense produit par la phase finale de l'évaporation d'un trou noir, notamment dans le domaine des rayons gammarayons gamma. Ceux nés de l'effondrementeffondrement d'une étoileétoile sont encore bien plus froids que le rayonnement fossilerayonnement fossile et donc ils absorbent ce rayonnement aujourd'hui plutôt que de contribuer à un rayonnement de fond.

    Lucien Heurtier et ses collègues ont en fait plus exactement repris sous un autre angle l'étude de l'effet du rayonnement Hawking des trous noirs primordiaux sur le vide quantique électrofaible déjà examinée depuis des décennies et, cette fois-ci, ils ont trouvé qu'un large spectre de masses de ces trous noirs aurait dû déstabiliser ce vide depuis longtemps et nous ne serions pas là pour en parler. Ces minitrous noirs agiraient comme l'équivalent des germesgermes de nucléationnucléation qui provoquent la formation de gouttes d'eau à partir de la vapeur ou encore lorsqu'un choc provoque la transformation en glace de l'eau liquideliquide dans un état de surfusion. Donc, soit ces minitrous noirs ne se sont pas formés pendant le Big Bang, avec plus précisément des limites qui excluent de nombreux scénarios prédisant une grande abondance de trous noirs primordiaux s'évaporant en cosmologiecosmologie, soit une physique encore inconnue stabilise ce vide.

    Un vide quantique avec plusieurs états d'énergie

    Pour aboutir à cette conclusion, les physiciens ont effectué des calculs et des raisonnements similaires à ceux qui ont déjà été menés en se basant sur les travaux du mythique physicien Sydney Coleman, auteur de cours légendaires sur la théorie quantique des champs et la relativité générale.

    Un champ scalaire Φ, comme celui décrivant le boson de Brout-Englert-Higgs, peut donner lieu à une densité d'énergie dans le vide variable V(Φ). Dans le cadre de la théorie de l'inflation, avec un équivalent du champ de Higgs, V(Φ) avait au début de l'histoire de l'Univers une valeur non nulle très importante entraînant une expansion très rapide de l'espace. L'Univers était alors dans un état de faux vide (<em>False Vacuum</em>). Le champ Φ pouvait être nul à ce moment-là, puis avoir évolué rapidement, de sorte que V(Φ) se soit annulé. L'Univers serait passé à la fin de l'inflation dans un état de vrai vide (<em>True Vacuum</em>). Des variantes existent avec une fonction V(Φ) présentant plusieurs vallées séparées par des collines. L'Univers pourrait n'avoir fait que transiter entre deux vallées représentants des faux vides, par exemple par effet tunnel quantique (<em>Quantum Tunneling</em>). Notre propre Univers observable pourrait bien ne pas être encore dans un état d'énergie minimale. Il pourrait alors être instable et son régime d'expansion pourrait varier radicalement. Ceci n'est qu'un exemple des théories pouvant rendre compte de l'énergie noire avec un champ scalaire. Si l'énergie noire peut varier dans le temps, l'Univers pourrait finir dans un Big Crunch ou un Big Rip. © Gary Scott Watson
    Un champ scalaire Φ, comme celui décrivant le boson de Brout-Englert-Higgs, peut donner lieu à une densité d'énergie dans le vide variable V(Φ). Dans le cadre de la théorie de l'inflation, avec un équivalent du champ de Higgs, V(Φ) avait au début de l'histoire de l'Univers une valeur non nulle très importante entraînant une expansion très rapide de l'espace. L'Univers était alors dans un état de faux vide (False Vacuum). Le champ Φ pouvait être nul à ce moment-là, puis avoir évolué rapidement, de sorte que V(Φ) se soit annulé. L'Univers serait passé à la fin de l'inflation dans un état de vrai vide (True Vacuum). Des variantes existent avec une fonction V(Φ) présentant plusieurs vallées séparées par des collines. L'Univers pourrait n'avoir fait que transiter entre deux vallées représentants des faux vides, par exemple par effet tunnel quantique (Quantum Tunneling). Notre propre Univers observable pourrait bien ne pas être encore dans un état d'énergie minimale. Il pourrait alors être instable et son régime d'expansion pourrait varier radicalement. Ceci n'est qu'un exemple des théories pouvant rendre compte de l'énergie noire avec un champ scalaire. Si l'énergie noire peut varier dans le temps, l'Univers pourrait finir dans un Big Crunch ou un Big Rip. © Gary Scott Watson

    Or, le vide quantique est par définition l'état d'énergie minimale des champs quantiques dans le cosmoscosmos observable. Il n'y a aucune raison qu'il soit de valeur nulle et de fait, l'existence de l'énergie noireénergie noire est selon toute probabilité une manifestation de cette énergie du vide. L'une des composantes de cette énergie doit provenir du champ de Brout-Englert-Higgs ou plus exactement d'un terme dans les équationséquations qui le décrivent. Comme le montre le schéma ci-dessus, ce terme peut se représenter comme un relief montagneux avec des bosses et des creux dont certains ne sont pas associés à une altitude nulle, c'est-à-dire une densité d'énergie nulle dans l'Univers actuel. Il se pourrait que l'état du champ de Higgs ne soit pas associé à un creux d'altitude zéro.

    Pas plus qu'une bille dans une cuvette ne peut traverser une montagne, fut-ce pour se retrouver à une altitude plus faible, le champ de Higgs (ou tout autre champ scalaire possédant un terme similaire à celui donnant la densité d'énergie du champ de Higgs au repos) ne peut transiter vers un état d'énergie plus basse, et donc plus stable, dans le cadre de la physique classique.

    L'instanton de Coleman-De Lucia

    Mais en réalité, il en est tout autrement à cause du caractère fondamentalement quantique du champ. Sydney Coleman et son collègue Frank De Lucia ont ainsi montré en 1987 qu'un effet tunnel reposant sur l'existence d'un instanton, c'est-à-dire en gros une solution d'une théorie quantique d'un champ en temps imaginaire, permettait une telle transition. Le vide quantique de notre Univers, que ce soit avec le champ de Higgs du modèle standard ou avec d'autres champs scalaires dont certains seraient des cousins du Higgs dans des théories de GUT, pourrait donc être métastable. Il ne serait donc stable que sur une grande période de temps à la fin de laquelle il se changerait en un autre vide.

    Les cours de théorie quantique des champs de Sydney Coleman à l'université de Harvard sont devenus une légende. On doit au chercheur d'importants travaux sur le rôle des symétries et de la théorie de la renormalisation dans le cadre du modèle standard. Il s'est aussi intéressé à la cosmologie et aux trous de ver. © <em>Harvard University</em>
    Les cours de théorie quantique des champs de Sydney Coleman à l'université de Harvard sont devenus une légende. On doit au chercheur d'importants travaux sur le rôle des symétries et de la théorie de la renormalisation dans le cadre du modèle standard. Il s'est aussi intéressé à la cosmologie et aux trous de ver. © Harvard University

    Quelles seraient les conséquences de cette transition ? Il est difficile de le dire avec précision mais les masses de plusieurs particules du modèle standard en seraient affectées, celle des électrons par exemple et donc aussi la taille des atomesatomes et leurs propriétés physiques et chimiques. Il est certain que cela se produirait avec la masse des bosons W et Z, lesquels sont responsables de la radioactivitéradioactivité bêtabêta qui intervient dans les réactions thermonucléaires faisant briller le Soleil.

    Dans le cadre des calculs de Coleman, une éventualité bien pire semble possible. La transition dans le vide quantique pourrait s'amorcer quelque part dans une petite région du cosmos et une sorte de bulle de nouveau vide se formerait en gonflant, comme une bulle de gazgaz dans un liquide mais à la vitesse de la lumièrevitesse de la lumière. La géométrie de l'espace-tempsespace-temps dans cette bulle changerait radicalement et elle deviendrait très instable, de sorte que l'espace-temps ne tarderait pas à s'effondrer. Ce serait donc la fin de l'Univers.

    Il se trouve qu'il existe aussi un instanton associé à un trou noir de Schwarzschild dit de Hawking-Hartle et que Lucien Heurtier et ses collègues ont utilisé d'une nouvelle manière pour aboutir aux conclusions exposées dans l'article de The Conversation et dont nous avons parlé précédemment.

    Igor Novikov au milieu avec Subrahmanyan Chandrasekhar et Yakov Zel'dovich lors de la Conférence de relativité générale à Varsovie en 1962. © DR<br> 
    Igor Novikov au milieu avec Subrahmanyan Chandrasekhar et Yakov Zel'dovich lors de la Conférence de relativité générale à Varsovie en 1962. © DR
     

    Le saviez-vous ?

    Que sont les trous noirs primordiaux ?

    Reprenons les explications données de nombreuses fois à leur sujet dans les articles de Futura. Ces objets sont aussi célèbres sous le nom de mini-trous noirs et ce n’est rien de moins que Stephen Hawking qui s’en est particulièrement occupé à partir de 1971 en se basant sur les travaux publiés en 1966 par Yakov Zel'dovich et Igor Novikov, deux grands leaders de l'astrophysique et de la cosmologie relativiste russes.

    Tout repose sur une constatation très simple dans les raisonnements concernant ces objets encore théoriques. Dans le cadre des modèles cosmologiques relativistes de type Big Bang, la densité « initiale » de l'Univers observable devait être très grande. Si l'on en croit les équations tentant de décrire l'état de la matière et du champ de gravitation proche de la singularité cosmologique initiale en relativité générale classique, l'Univers était alors très turbulent avec des fluctuations chaotiques de sa métrique et de sa densité, comme l’ont montré les travaux de Charles Misner (modèle connu sous le nom de Mixmaster univers), ainsi que ceux de Belinsky, Khalatnikov et Lifchitz. Tout dernièrement d’ailleurs des travaux sur les ondes gravitationnelles produites à ce moment-là ont montré que le terme de turbulence pouvait littéralement être utilisé dans son sens en hydrodynamique.

    Dans ces conditions infernales, si une fluctuation de densité devient telle qu'une masse donnée passe sous son rayon de Schwarzschild en s’effondrant sous sa propre gravité, un trou noir devait en résulter.

    Le problème est que l’on ne sait pas très bien combien auraient pu se former ni de quelles masses, mais un large spectre est possible, dépendant des modèles et de la physique utilisée pour décrire cette phase très primitive du cosmos observable. Ils pourraient théoriquement avoir des masses aussi faibles que la masse de Planck (Mp=10-5 g), mais également bien au-delà, par exemple 1 000 à 105 masses solaires, pouvant donc servir dans ce dernier cas de germes pour la formation des trous noirs supermassifs.

    Lorsque l’existence de la matière noire a commencé à être sérieusement considérée, elle a été tout naturellement expliquée en faisant intervenir ces trous noirs primordiaux que l'on appelle donc des mini-trous noirs quand leur masse et leur taille sont très inférieures à celles des trous noirs produits par l'effondrement des étoiles. Toute la matière noire, ou seulement une portion, pouvait en être constituée.

    Au cours des années, de multiples contraintes observationnelles ont été posées sur le spectre des masses des trous noirs primordiaux, c’est-à-dire sur les abondances de ces objets dans un intervalle de masse donné dans un volume de l’Univers observable. Généralement, les conclusions atteintes étaient assez pessimistes sur l’existence de ces trous noirs et la fraction de matière noire dont ils pourraient rendre compte.

    Les spéculations ont été relancées avec la découverte des ondes gravitationnelles produites par des fusions de trous noirs dans des systèmes binaires anormalement massifs, même si les masses impliquées sont de l’ordre de celles des étoiles. Pour rendre compte de cette anomalie, les astrophysiciens avaient suggéré que ces trous noirs soient en fait des trous noirs primordiaux, et leur détection aussi rapide impliquerait alors qu'ils soient nombreux, au point de tout de même rendre compte de la matière noire.