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Le logo de l'année Alan Turing en 2012 rendait hommage à l'un des grands esprits du siècle dernier. Les travaux de Turing ont porté sur les fondements des mathématiques et surtout de l'informatique théorique. Mais les horizons du mathématicien s’étendaient bien au-delà, car il s'intéressait aussi à la théorie de la relativité, à la mécanique quantique et à la biologie théorique. © School of Mathematics, université de Leeds
On a fêté il y a deux ans le centenaire de la naissance de l'un des plus brillants esprits scientifiques du XXe siècle. Décédé en 1954 dans des conditions mystérieuses à 41 ans, Alan Turing n'a pas eu le temps de voir toute l'ampleur de l'impact de ses travaux. On le considère en effet avec John von NeumannJohn von Neumann comme l'un des pères fondateurs de la théorie des ordinateursordinateurs. À la fin des années 1940, après avoir posé certaines des bases de l'intelligence artificielleintelligence artificielle, Turing s'était tourné vers une autre révolution en cours, après celles des fondements des mathématiques et de la physique atomique : celle de la biologie. Crick et Watson n'allaient pas tarder à dévoiler la structure de l'ADN en 1953, mais un an avant, Turing avait publié un article intitulé The Chemical Basis of Morphogenesis.
Le mathématicienmathématicien tentait d'y répondre à une vieille question en biologie, celle de la morphogenèsemorphogenèse. Comment la nature s'y prenait-elle pour construire les formes variées associées aux espècesespèces vivantes ? Comment expliquer le passage d'un embryon à un organisme complet avec des cellules bien différenciées occupant des fonctions différentes et situées dans des zones bien définies dans l'espace ?
La réaction de Belousov-Zhabotinsky, que l'on voit dans cette vidéo, illustre le fait que des équations différentielles non linéaires contrôlant un ensemble de réactions chimiques peuvent faire apparaître des structures et des motifs dans l'espace et dans le temps dans un système chimique. Alan Turing pensait que des équations similaires devaient expliquer la morphogenèse dans les systèmes biologiques. © nater06, YouTube
Morphogenèse et systèmes dynamiques
Pour Turing, la solution à cette énigme devait se trouver dans la théorie des équations différentielles non linéaires. Il se plaçait donc dans le cadre de ce qu'on appelle aujourd'hui la théorie des systèmes dynamiques, mise en place par les travaux de mathématiciens comme Henri Poincaré et George Birkhoff. Les ordinateurs modernes, héritiers des travaux de Turing, ont permis de découvrir dans cette théorie les manifestations géométriques de la théorie du chaos avec les fameux attracteurs étranges. Ainsi, des comportements complexes présents dans des systèmes physiques différents, de la mécanique des fluides à la mécanique céleste en passant par la biologie des populations ou des ensembles de réactions chimiques couplées, pouvaient donc émerger d'équations mathématiques simples. Un autre mathématicien, le Français René Thom, a aussi pensé que les clés de la morphogenèse se trouvaient dans la théorie des systèmes dynamiques. Cela le conduisit à la découverte de ce qui est appelé la théorie des catastrophes, et qui a eu son heure de gloire pendant les années 1970.
Le mathématicien René Thom (1923-2002) a reçu la médaille Fields en 1958 pour ses travaux sur la topologie différentielle. Il est devenu célèbre en présentant la théorie des catastrophes, dont lui et ses collègues ont proposé diverses applications dans plusieurs champs scientifiques, allant de la physique à la linguistique en passant par la biologie. Cette théorie était selon René Thom une clé importante pour comprendre la morphogenèse dans la nature, et pas seulement dans le domaine de la biologie théorique. Il a proposé une relecture de l’œuvre d’Aristote dans le cadre des concepts issus de la topologie. © Peter van Emde Boas
On ne parle plus beaucoup de la théorie de la morphogenèse de Thom de nos jours. Il en est tout autrement de celle d'Alan TuringAlan Turing en biologie. Une des raisons en est qu'elle est bien plus facile à tester expérimentalement que les spéculations brillantes de Thom et des chercheurs qui l'ont suivi, tel Erik Zeeman, dans la voie qu'il avait ouverte. La publication récente d'un article dans les Pnas par un groupe de chercheurs états-uniens des universités Brandeis (Massachusetts) et de Pittsburgh (Pennsylvanie) l'illustre clairement.
Lorsqu'Alan Turing a proposé son modèle simplifié de la morphogenèse il y a environ 60 ans, les équations différentielles non linéaires qu'il a utilisées étaient un système d'équations de réactionéquations de réaction-diffusion. Elles gouvernent un système chimique avec des molécules dans des concentrations différentes, couplées entre elles par des réactions chimiques.
Morphogenèse et équations de réaction-diffusion
Basiquement, les réactions chimiques sont sous le contrôle de deux agents, l'un qui les inhibe et l'autre qui les active, l'ensemble se propageant dans l'espace par diffusion entre les cellules pour former des motifs et des structures. Un exemple simple illustrant la notion de réaction-diffusion, qui peut servir à décrire la formation du pelage d'un léopardléopard, est celui d'un champ d'herbes sèches dans lequel un feu se propage et qui contient une colonie de sauterellessauterelles. À l'approche du front des flammes (l'équivalent de la substance chimique active), les sauterelles fuient en transpirant, ce qui mouille les herbes et les empêche de brûler. Le phénomène se répète plusieurs fois, de sorte que le champ finit par être constitué d'îlots d'herbes n'ayant pas brûlé. Les sauterelles ont donc ici joué le rôle de la substance inhibitrice du modèle de morphogenèse de Turing.
Dans le modèle qu'il a étudié, Turing a découvert six structures émergentes dans un système biologique simplifié constitué de cellules. Les chercheurs états-uniens ont concrétisé ce modèle avec des gouttelettes dispersées dans de l'huile. Ces gouttelettes contenaient les produits chimiques utilisés pour réaliser la fameuse réaction oscillante de Belousov–Zhabotinsky. Non seulement les six structures prédites par Turing se sont révélées être présentes, mais une septième est apparue.
Cette victoire de Turing n'implique pas pour autant que les systèmes vivants utilisent bel et bien le phénomène de réaction-diffusion. Mais il s'agit d'une nouvelle preuve de principe (on avait déjà observé certaines des structures de Turing auparavant) que les cellules pourraient s'appuyer sur ce phénomène pour engendrer la diversité des formes vivantes dans la nature.