La matière noire est l'un des graals de la physique et de cosmologie moderne. Elle peut peut-être se transformer de façon exotique en anti-noyaux légers formés d'antiprotons et d'antineutrons. Pour le savoir, les physiciens du Cern ont cherché à déterminer à quel point la Voie lactée est transparente pour ces anti-noyaux afin de calculer le flux que l'on pourrait mesurer dans l'espace, flux qui trahirait la présence de la matière noire.

Les rayons cosmiques ont été découverts au début du XXe siècle il y a presque un siècle, plus précisément en 1912. Vingt ans plus tard, comme Futura l'expliquait dans le précédent article ci-dessous, l'étude de ce rayonnement mettait en évidence l'existence de l'antimatière qui avait été prédite théoriquement quelques années auparavant. Les décennies qui allaient suivre permirent de découvrir de toutes nouvelles particules avant que l'on ne puisse les produire copieusement en accélérateur sur Terre à partir des années 1950.

Les rayons cosmiques peuvent peut-être nous livrer de nouvelles particules que l'on ne peut encore créer au LHC mais qui finiront probablement par y pointer le bout de leur nez : des particules de matière noire.

Il existe plusieurs stratégies indirectes possibles pour cela en fonction de la nature de ces particules. L'une d'elles consiste à mettre en évidence dans le rayonnement cosmique, à partir de détecteurs en orbite, des excès de particules et mêmes de noyaux légers d'antimatière. Ces objets peuvent être produits par des processus astrophysiques non exotiques, par exemple des positrons, les antiparticules de l'électron, et doivent se fabriquer en abondance grâce aux pulsars.

Il est moins évident en revanche de se rendre compte que des noyaux d'antimatière légers, tels que l'antideutéron (un antiproton et un antineutron) et l'antihélium 3 (deux antiprotons et un antineutron) peuvent être également synthétisés par des collisions, là aussi non exotiques, entre des noyaux de matière accélérés par les souffles de supernovae dans les rayons cosmiques.

Il est encore moins évident de penser, puis de démontrer par le calcul, que ces anti-noyaux pourraient également apparaitre dans certains modèles de matière noire par annihilation mutuelle par collision des particules de cette matière que les cosmologistes et astrophysiciens postulent pour expliquer bien des propriétés des galaxies et du rayonnement fossile.

Si tel est bien le cas, on devrait donc avoir un surplus d'anti-noyaux dans les rayons cosmiques par rapport aux prévisions sans particules de matière noire. Aucun anti-noyau n'a encore été découvert à ce jour, mais cela n'empêche par les physiciens des particules élémentaires et ceux spécialisés dans les astroparticules de se lancer à la poursuite de ces objets en améliorant leurs outils de chasse.

Pour cela, il faut préciser la manière donc des flux d'anti-noyaux seraient affectés, voire absorbés, lors de leur voyage à travers les plasmas, le gaz et les poussières du milieu interstellaire dans la Voie lactée.

Paradoxalement, un bon moyen de le savoir est de rester sur Terre en utilisant des collisions d'ions lourds dans l'un des détecteurs géants du LHC au Cern, à savoir Alice qui sert ordinairement à percer les secrets du quagma pendant le Big Bang.


Première mesure de l'absorption des noyaux d'antihélium-3 dans la matière et impact sur leur propagation dans la galaxie. © ORIGINS Cluster, Technical University Munich

La matière noire trahie par la transparence de la Voie lactée aux anti-noyaux ?

Pour préciser à quoi l'on pouvait s'attendre dans l'espace avec des détecteurs comme l'Alpha Magnetic Spectrometer (AMS), assemblé au Cern, puis arrimé à la Station spatiale internationale, ou encore avec la prochaine mission de l'expérience Gaps (General antiparticle spectrometer) qui utilise des ballons stratosphériques, les membres de la collaboration internationale Alice se sont appuyés tout d'abord sur le fait que le LHC peut produire des noyaux d'antihélium 3 lors de collisions entre protons et ions lourds. Ces anti-noyaux quittent alors la zone de collision pour traverser la matière du détecteur, ce qui donne donc le taux d'absorption de ces noyaux d'antihélium par cette matière.

Les membres de la collaboration Alice ont ensuite introduit la valeur de ce taux dans un code numérique appelé Galprop, simulant la propagation des particules cosmiques, y compris les antinoyaux, dans la galaxie. Les physiciens ont alors obtenu les résultats donnés par deux modèles de flux de noyaux d'antihélium-3 après le voyage de ces derniers en provenance de sources présentes dans la Voie lactée.

Comme l'explique un communiqué du Cern, l'un des modèles a pris pour hypothèse des collisions de rayons cosmiques avec le milieu interstellaire, et l'autre modèle des particules hypothétiques de matière noire, appelées particules massives interagissant faiblement (Wimps).

Pour chaque modèle, on obtient donc le flux à la portée d'AMS ou de Gaps. Comme l'indique l'article publié dans Nature Physics mais en accès libre sur arXiv, dans le modèle avec matière noire, seul 50 % du flux d'anti-noyaux est absorbé alors  que dans le premier modèle la transparence de la Voie lactée variait de 25 à 90 % en fonction de l'énergie des anti-noyaux.

« Nos résultats démontrent, pour la première fois, à partir d'une mesure d'absorption directe, que des noyaux d'antihélium-3, provenant d'aussi loin que le centre de notre galaxie, peuvent atteindre des zones proches de la Terre », explique Andrea Dainese, coordinateur pour la physique à Alice.

« Ces résultats montrent que la recherche de noyaux d'antimatière légers en provenance de l'espace reste un moyen puissant de traquer la matière noire », conclut Luciano Musa, porte-parole d'Alice.


 

Une image illustrant la quête d'états extrêmes de la matière en astrophysique à l'aide de RHIC. © Felix Matathias
Une image illustrant la quête d'états extrêmes de la matière en astrophysique à l'aide de RHIC. © Felix Matathias

Record de masse pour de l'antimatière : des noyaux d'antihélium 4

Article de Laurent Sacco publié le 24 mars 2011

Les physiciens du Relativistic Heavy Ion Collider (RHIC), au Brookhaven National Laboratory, viennent d'annoncer le plus lourd noyau d'antimatière jamais créé par l'Homme : des noyaux d'antihélium 4 avec deux neutrons et deux protons.

L'antimatière a d'abord été découverte théoriquement à partir de considérations relevant presque des mathématiques pures par Paul Dirac en 1928. Mais ce n'est qu'en 1932 que Carl Anderson fit effectivement l'observation du positron, l'antiparticule associée à l'électron. La seconde étape fut la découverte de l'antiproton par Emilio Segrè, Clyde Wiegand, Edward Lofgren, Owen Chamberlain, et Thomas Ypsilantis en 1955 suivie de celle de l'antineutron l'année suivante par William Wenzell, Bruce Cork, Glenn Lambertson et Oreste Piccioni.

On savait donc depuis cette époque qu'il devrait pouvoir exister dans l'univers observable de véritables noyaux et même des atomes d'antimatière. La question qui se posait alors naturellement était celle de l'existence possible d'antiétoiles et même d'antigalaxies dans l'univers observable. Malheureusement, si de tels objets existaient, ils devraient donner lieu à de gigantesques réactions d'annihilations avec les particules de matière, générant un intense rayonnement gamma.

Rien de semblable n'émergea des campagnes d'observations dans les années 1960 et 1970. On connaît bien sûr de nos jours les sursauts gamma mais ces observations ne peuvent s'interpréter comme la trace de l'existence d'antiétoiles. Or, dans le cadre du modèle standard de la cosmologie, celui-du Big Bang, il devrait exister autant d'antimatière que de matière dans l'univers. Ce n'est pas le cas et cette absence d'antimatière est l'une des énigmes les plus troublantes de la cosmologie et de la physique moderne.

De gauche à droite, les découvreurs de l'antineutron en 1956, William Wenzell, Bruce Cork, Glenn Lambertson et Oreste Piccioni. © Lawrence Berkeley National Laboratory
De gauche à droite, les découvreurs de l'antineutron en 1956, William Wenzell, Bruce Cork, Glenn Lambertson et Oreste Piccioni. © Lawrence Berkeley National Laboratory

On sait cependant fabriquer des antinoyaux et l'on était même arrivé à synthétiser de l'antihélium 3. Les chercheurs de la collaboration Star viennent de publier un article sur Arxiv dans lequel ils annoncent avoir observé plus lourd encore, un noyau d'anti-hélium 4. Pour cela, ils ont fait entrer en collision des ions lourds avec le Relativistic Heavy Ion Collider (RHIC) du Brookhaven National Laboratory.

Un sous-produit du plasma quark-gluon

Ce faisant, ils ont produit un plasma de quarks-gluons dans lequel les quarks se sont rapidement reconfigurés pour donner des états liés, c'est-à-dire des hadrons comme les pions, les protons des neutrons et leurs antiparticules. Ces particules se sont alors attirées en raison des forces nucléaires fortes pour former des antinoyaux et c'est ainsi que 18 noyaux d'antihélium ont été observés. Le taux de production de ces antinoyaux d'hélium étant très faible et conforme aux prédictions théoriques, il en résulte qu'il n'est pas possible de produire de grandes quantités de ces antinoyaux dans les processus astrophysiques habituels. Le milieu interstellaire dans la Voie lactée ne devrait donc pas contenir de l'antihélium détectable sous forme de rayon cosmique. 

Le détecteur AMS, le Hubble des rayons cosmiques, ne devrait pas tarder à rejoindre l'ISS. Si cet instrument devait détecter des noyaux d'antihélium 4, il faudrait en conclure qu'il existe bel bien dans un environnement proche du Soleil ou de la Voie lactée, des anti-étoiles...ou alors et plus probablement une source exotique comme la matière noire si l'on détectait de l'antihélium 3.