Iter est une étape essentielle sur le chemin menant à la production commerciale d'électricité par un réacteur thermonucléaire, via la fusion contrôlée. Le succès de ce projet mobilise le CEA depuis longtemps, et il requiert notamment la mise au point d'un élément que les physiciens des plasmas appellent un divertor. C'est l'objectif du projet West, qui utilise pour cela le fameux réacteur à aimants supraconducteurs de Cadarache : Tore Supra. Futura y était il y a plus de 10 ans avec un article en deux parties dont voici la première. Alors qu'en ce mois de mai 2024, West a battu son précédent record de fonctionnement, il est utile de les relire.

En un an, l'humanité consomme une énergie totale de 15 TWan (térawatt.an). D'ici 2050, cette valeur aura presque doublé par rapport à aujourd'hui, alors que le manque d'énergies fossiles va se faire cruellement sentir. L'une des solutions à ce problème fait l'objet d'études depuis plus de 50 ans : c'est la fusion contrôlée. Elle consiste à maîtriser des réactions thermonucléaires similaires à celles qui font briller le Soleil.

Les dirigeants de plus de la moitié de la population mondiale l'ont parfaitement compris. C'est pourquoi la Chine, la Corée du Sud, les États-Unis, l'Inde, le Japon, la Russie et l'Union européenne se sont réunis au sein du programme Iter, l'acronyme d'International Thermonuclear Experimental Reactor. Mais, en latin, Iter signifie aussi « le chemin ». Quel est ce chemin ? C'est celui de l'obtention de la fusion contrôlée, en utilisant un tokamak pour confiner le plasma obtenu à partir d'un mélange de deutérium et de tritium porté à 110 millions de degrés.


Une présentation des buts de la Conférence sur l’énergie de fusion (FEC 2020). © CEA

Les tokamaks, ou le Soleil dans une boîte magnétique

Rappelons que le plasma est souvent désigné comme le quatrième état de la matière. Il se forme notamment lorsqu'un gaz est tellement chaud que ses atomes perdent un, voire tous leurs électrons. Il s'agit donc d'un mélange d'ions et d'électrons libres, mais qui n'est plus un gaz, comme celui à l'origine des aurores boréales. En fait, on peut même dire que la majorité de la matière normale dans l'Univers se trouve à l'état de plasma, que ce soit dans les étoiles ou dans le milieu interstellaire, dans lequel vogue actuellement Voyager 1.

Pour produire de l'énergie de fusion avec du plasma dans les laboratoires terrestres, il faut que sa température soit très élevée, bien plus que celle de la surface du Soleil ou du centre de la Terre, dont les températures sont de l'ordre de 6 000 K. Inutile de dire que l'on ne peut pas stocker un tel plasma comme de l'air comprimé dans une bouteille, car aucun matériau ne pourrait résister à des températures dépassant largement le million de degrés. Dès les années 1950, les physiciens ont commencé à réfléchir à ce problème avec une idée : celle du confinement des particules chargées du plasma par des champs magnétiques, ce qui permettait de limiter les interactions entre le plasma et la paroi de l'enceinte. Cela a conduit les grands physiciens russes Igor Tamm et Andreï Sakharov à proposer le concept de tokamak, qui est l'acronyme en russe de toroïdalnaïa kamera s magnitnymi katushkami (en français, chambre toroïdale avec bobines magnétiques).

Le premier tokamak au monde était la machine russe T1 de l'institut Kourtchatov de Moscou (à l’image). Ses successeurs ont permis de beaucoup progresser dans la connaissance et la maîtrise de la stabilité des plasmas. © <em>Iter Organization</em>
Le premier tokamak au monde était la machine russe T1 de l'institut Kourtchatov de Moscou (à l’image). Ses successeurs ont permis de beaucoup progresser dans la connaissance et la maîtrise de la stabilité des plasmas. © Iter Organization

Le premier résultat important a été obtenu en 1968, encore par des chercheurs russes, qui démontrèrent qu'il était possible de maîtriser certaines instabilités dans le plasma qui barraient jusqu'alors le chemin vers la fusion contrôlée par confinement magnétique. Des années 1960 à 1985, la physique et la technologie des plasmas dans un tokamak ont progressé de sorte que l'on a obtenu des confinements magnétiques stables. Maîtriser la stabilité du plasma jusqu'à un certain point est une chose, mais restait le problème de maintenir le confinement suffisamment longtemps et dans des conditions telles que l'on puisse obtenir plus d'énergie à partir de cette réaction de fusion que l'on en dépense pour les initier. Ce fut l'objectif principal des recherches menées depuis dans le monde.

Des supraconducteurs presque au zéro absolu pour la fusion

L'un des problèmes associés à la question du rendement des réactions est que l'on perd beaucoup d'énergie par effet Joule avec les courants utilisés pour faire fonctionner les aimants produisant les champs magnétiques des tokamaks. Les pionniers russes l'avaient déjà compris, et avaient proposé une solution : l'utilisation d'aimants supraconducteurs. Cela n'est guère étonnant, étant donné l'importance des travaux sur la supraconductivité et la superfluidité de l'école russe autour de Lev Landau et Vitaly Ginzburg.

C'est dans le but de tester cette technologie que le CEA a entrepris dès la fin des années 1970 le projet ayant conduit à la réalisation de Tore Supra à Cadarache. Jusqu'à son arrêt récent pour le transformer en banc d'essai pour Iter, c'était le seul parmi les grands tokamaks européens à disposer de bobines supraconductrices permettant de générer un champ magnétique important et sur une longue durée. Il était également le seul tokamak à pouvoir extraire en continu la puissance injectée dans le plasma grâce au refroidissement par une boucle d'eau pressurisée des composants qui sont face au plasma.

La réaction de fusion la plus efficace et la plus facile à mettre en œuvre pour produire de l'énergie est pour le moment celle faisant intervenir deux isotopes de l'hydrogène, le deutérium et le tritium. © CEA
La réaction de fusion la plus efficace et la plus facile à mettre en œuvre pour produire de l'énergie est pour le moment celle faisant intervenir deux isotopes de l'hydrogène, le deutérium et le tritium. © CEA

D'autres tokamaks - notamment celui du fameux Jet (acronyme de l'anglais Joint European Torus, littéralement tore commun européen), le plus grand tokamak existant - ont permis de valider des lois permettant d'envisager ce qui doit se passer lorsque l'on augmente la taille d'un tokamak. On a compris que pour atteindre un rendement suffisant pour résoudre le problème du remplacement des énergies fossiles, il fallait une machine d'une taille suffisamment élevée. Jet a aussi permis de réaliser et d'étudier la réaction de fusion entre le deutérium et le tritium, la plus prometteuse pour un réacteur thermonucléaire. Surtout, avec Jet, les chercheurs se sont approchés de ce que l'on appelle le « breakeven », c'est-à-dire le point où l'on commence à produire plus d'énergie dans un réacteur que l'on en utilise pour produire la fusion des noyaux.

Iter, une étape pour la production d'électricité thermonucléaire

Le résultat de toutes ces recherches a finalement été le projet Iter, qui se donne pour but de réaliser un réacteur thermonucléaire d'une taille équivalente au double de celle de l'Arc de Triomphe. Il utilisera des aimants supraconducteurs refroidis à l'hélium liquide presque au zéro absolu et confinant magnétiquement un plasma à 110 millions de degrés. Iter commencera à fonctionner vers 2020 et pendant des années, les chercheurs apprendront à optimiser le fonctionnement de la machine. Mais ce n'est qu'en 2027 au minimum que débuteront réellement les expériences avec de véritables réactions de fusion. On espère ensuite atteindre un rendement (on parle de facteur d'amplification) d'au moins 10 pendant 400 secondes, c'est-à-dire produire au final 10 fois plus d'énergie qu'il n'en faut pour faire fonctionner le réacteur. Un rendement en continu de 5 est aussi l'objectif à atteindre.

Le site d'Iter en septembre 2013. On voit en bas à gauche le lieu où se trouvera le réacteur. © Laurent Sacco, Futura
Le site d'Iter en septembre 2013. On voit en bas à gauche le lieu où se trouvera le réacteur. © Laurent Sacco, Futura

Iter lui-même n'est pas le prototype des centrales à énergie de fusion, qui fleuriront peut-être un jour sur tous les continents. Il n'est pas conçu pour cela : il sert à donner une preuve de principe que de telles centrales sont réalisables. Il ne produira pas non plus le tritium nécessaire à la réaction de fusion. À Iter devrait donc succéder Demo (demonstration power plant), le premier véritable prototype de réacteur pour la commercialisation d'électricité, prévue à l'horizon 2050.

On se prépare à couler la dalle qui va porter le réacteur sur le site d’Iter, en septembre 2013. © Laurent Sacco, Futura
On se prépare à couler la dalle qui va porter le réacteur sur le site d’Iter, en septembre 2013. © Laurent Sacco, Futura

Modifier Tore Supra grâce au projet West

Une telle date doit faire sourire les transhumanistes, tenants de la théorie de la singularité de Ray Kurzweil. Des années 1950 aux années 2050, le chemin semble long, mais en regardant les progrès dans les performances des tokamaks depuis les années 1970, on est stupéfait d'apprendre qu'ils suivent presque la loi de Moore. Mieux, ces progrès sont plus rapides que ceux des accélérateurs de particules et des puces électroniques.

Mais ne nous y trompons pas, il y a encore bien des obstacles sur le chemin menant des énergies fossiles des XIXe et XXe siècles à l'énergie presque inépuisable de la fusion contrôlée du XXIe siècle. L'une des étapes à franchir est la mise au point de ce que l'on appelle le divertor d'Iter. Et pour cela, il est très important que le projet West (W Environment in Steady-state Tokamak en anglais, où W est le symbole du tungstène) aboutisse, comme on va le voir dans un prochain article. Il consiste à modifier Tore Supra pour en faire un banc d'essai pour Iter, dans le but de minimiser les risques liés au divertor.

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