Georges Charpak nous a quittés… mais pas complètement. Son héritage scientifique est énorme car la majorité des détecteurs en physique des particules, comme ceux équipant le LHC et le Tevatron, sont des héritiers de la chambre proportionnelle multifils, qu’il a inventée en 1968. Sans eux, on ne peut pas découvrir le boson de Higgs ou la supersymétrie au LHC.

La trajectoire professionnelle et l'aventure humaine de Georges Charpak sortent décidément de l'ordinaire. Quel destin en effet que celui d'un homme qui, rescapé du camp de concentration de Dachau, finira par décrocher le prix Nobel de physique en 1992 et influencera la pensée de nombreux enfants en lançant La main à la pâte.

Né le 1er août 1924 à Dabrowica, en Pologne, Georges Charpak était devenu citoyen français en 1946 (ses parents ont immigré en France quand il avait 7 ans). Ingénieur diplômé de l'école des Mines de Paris, il entra en 1948 comme stagiaire du CNRS au laboratoire de physique nucléaire du Collège de France dirigé par Frédéric Joliot puis devint docteur ès sciences en 1955. Mais c'est au Cern qu'il vivra la grande aventure scientifique de sa vie.

Il y assista au début de la fulgurante carrière du Proton Synchroton (PS) dont on vient de fêter les 50 ans et participa à plusieurs expériences, comme la mesure de l'anomalie du moment magnétique du muon et l'étude des couches nucléaires profondes à l'aide de pions positifs de Yukawa. Mais c'est son travail en 1968 sur un nouveau type de détecteur de particules, inspiré des compteurs Geiger, qui a marqué durablement le développement de la physique des hautes énergies. Dans une vidéo, Georges Charpak explique lui-même comment il a inventé la chambre proportionnelle multifils ou multi-wire proportional chamber (MWPC) en anglais.

Un déluge de nouvelles particules à étudier

Pour comprendre l'importance de l'invention par Georges Charpak de la chambre proportionnelle multifils, il faut en revenir à la physique des hautes énergies, juste après la Seconde guerre mondiale. À l'époque, les succès grandissant de l'électrodynamique quantique et la nécessité de mieux comprendre la physique nucléaire conduisent à explorer sérieusement la structure du proton et du neutron et il devient impératif de comprendre la nature des forces nucléaires fortes liant ces nucléons au sein des noyaux.

On commence donc à construire les grands accélérateurs de particules, comme le Bevatron, avec lesquels on découvre l'antiproton et un déluge de nouvelles particules hadroniques, comme les mésons K. L'instrument pour les révéler est alors essentiellement la fameuse chambre à bulles inventée par Donald Arthur Glaser et développée par Luis Alvarez.

Une image prise dans une chambre à bulles montrant les trajectoires des particules courbées par un champ magnétique. Le sens de la courbure donne le signe de la charge de la particule, et le rayon de courbure mesure la quantité de mouvement. © Cern

Une image prise dans une chambre à bulles montrant les trajectoires des particules courbées par un champ magnétique. Le sens de la courbure donne le signe de la charge de la particule, et le rayon de courbure mesure la quantité de mouvement. © Cern

Dans une chambre à bulles, un liquide se trouve comprimé dans un état surchauffé, c'est-à-dire un peu au-dessus de son point d'ébullition. Une brusque décompression accompagne alors la pénétration de faisceaux de particules dans la chambre où des collisions se produisent. Les particules provoquent la formation de petites bulles de gaz et une photographie est alors prise.

Les trajectoires des particules, courbées par un champ magnétique, donnent alors une mesure de leurs charges et de leurs quantités de mouvement, mais au fur et à mesure que les énergies accessibles augmentent, l'analyse des photographies devient de plus en plus fastidieuse.

En effet, on passe de quelques dizaines à plusieurs centaines de particules créées dans chaque collision. Et surtout, les particules nouvelles que l'on cherche étant de plus en plus instables et difficiles à produire, il faut examiner un nombre sans cesse plus grand de photographies avec des trajectoires de plus en plus complexes et embrouillées.

À gauche, Georges Charpak devant une chambre proportionnelle multifils en cours de réalisation. © Cern

À gauche, Georges Charpak devant une chambre proportionnelle multifils en cours de réalisation. © Cern

Il faut un nouveau détecteur à gaz

Dans les premiers temps, ce seront souvent les femmes des doctorants qui auront pour tâche d'examiner ces photos à la recherche d'événements rares. Pendant les années 1960, des ordinateurs d'IBM utilisant un programme d'analyse cinématique nommé Kick vont analyser les trajectoires mécaniquement enregistrées par les « scanning girls ». Mais il devient rapidement clair que la méthode est en train d'atteindre ses limites.

C'est là que Georges Charpak se met en tête de construire un nouveau type de détecteur qui non seulement pourra enregistrer automatiquement les trajectoires d'un grand nombre de particules en un temps très court (ce qui nécessite d'utiliser de l'électronique rapide), mais pourra aussi être couplé à un ordinateur pour que l'analyse des données soit elle aussi très rapide.

Georges Charpak en 1973 à côté d'une MWPC. © Cern

Georges Charpak en 1973 à côté d'une MWPC. © Cern

Ce sera un détecteur à gaz inspiré par le célèbre tube Geiger-Müller, constitué d'un fil mince au milieu d'un tube d'un diamètre d'environ un centimètre et empli de gaz. Son principe consiste à créer entre le fil et la paroi du tube une différence de potentiel de quelques kilovolts. Lorsqu'une particule chargée traverse le tube, elle ionise le gaz qu'il contient. Des électrons sont de ce fait arrachés des atomes neutres du gaz, qui deviennent alors chargés positivement.

Soumis à un champ électrique, les électrons se déplacent alors vers le fil central, l'anode, au voisinage duquel le champ électrique est très fort, accélérant encore plus les électrons. Ces derniers ont alors suffisamment d'énergie pour ioniser d'autres atomes, libérant à nouveau des électrons, qui à leur tour sont accélérés et ainsi de suite. Il en résulte une avalanche d'électrons et d'ions positifs sur l'anode et la cathode, donnant lieu à un signal électrique sur le fil.

Le principe de la chambre proportionnelle multifils est illustré sur ce schéma et le suivant. La distance entre les fils d'anode est d'environ 2 millimètres et la distance entre les plans de cathode  d'environ 2 centimètres. © Jean-Luc Caron/Cern

Le principe de la chambre proportionnelle multifils est illustré sur ce schéma et le suivant. La distance entre les fils d'anode est d'environ 2 millimètres et la distance entre les plans de cathode  d'environ 2 centimètres. © Jean-Luc Caron/Cern

Georges Charpak a repris ce concept mais, lui, installe plusieurs rangées de fils formant des plans à angles différents et il connecte ces fils directement à des ordinateurs. Exit les photographies !

Les impulsions électriques provoquées par le passage des particules dans la chambre se propagent sur ses fils et permettent de localiser dans l'espace plusieurs points de la trajectoire d'une particule. On peut alors enregistrer rapidement les trajectoires de centaines de particules (et bien plus) et répéter un grand nombre de fois l'opération en quelques secondes seulement.

Très vite, l'invention de Charpak va s'imposer et inspirer une nouvelle génération de détecteur comme les chambres à dérive et les Time Projection Chamber (TPC).

Une particule chargée ionise le gaz entre les plans de cathode et les charges – des électrons et des ions produits en avalanche à partir de collisions avec les atomes du gaz – se déplacent respectivement vers l'anode et la cathode. La quantité de charges produite est proportionnelle à l'énergie de la particule et une impulsion électrique d'autant plus grande se propage sur l'un des fils reliés à un ordinateur. © Nobel Web AB 2010

Une particule chargée ionise le gaz entre les plans de cathode et les charges – des électrons et des ions produits en avalanche à partir de collisions avec les atomes du gaz – se déplacent respectivement vers l'anode et la cathode. La quantité de charges produite est proportionnelle à l'énergie de la particule et une impulsion électrique d'autant plus grande se propage sur l'un des fils reliés à un ordinateur. © Nobel Web AB 2010

L'influence considérable des inventions de Charpak

Sans cette invention de Charpak, il aurait été impossible de découvrir les bosons W et Z0 prédits par la théorie électrofaible. En effet, il a fallu obtenir des milliards d'images de collisions dans les détecteurs UA1 et UA2 équipés de chambre à fils au Cern pour observer les 12 événements validant l'existence du boson Z0 en 1983. Auparavant, c'est également grâce à l'invention de Georges Charpak que le quark charmé a été découvert par Burton Richter sous la forme de la particule psi, et Samuel Ting, sous la forme de la particule J. Ces particules étant identiques, on l'appelle aujourd'hui la particule J/psi.

Comme le dit l'actuel directeur général du Cern, Rolf Heuer : « Sans les procédés qu'il a mis au point, en particulier la chambre proportionnelle multifils qu'il a inventée en 1968, on peut affirmer que le programme LHC serait en grande partie impossible aujourd'hui ».

Une image d'ordinateur montrant dans le détecteur UA1 au début des années 1980 le fameux boson Z<sub>0</sub>. Ce détecteur ne pourrait pas avoir vu le jour sans l'invention de la MWPC par Georges Charpak. © Cern

Une image d'ordinateur montrant dans le détecteur UA1 au début des années 1980 le fameux boson Z0. Ce détecteur ne pourrait pas avoir vu le jour sans l'invention de la MWPC par Georges Charpak. © Cern

On aurait tort de croire que les travaux de Charpak sur les détecteurs ne sont utiles qu'en physique des particules élémentaires. Lui-même s'était beaucoup investi durant ces dernières dizaines d'années pour appliquer ses inventions en biologie moléculaire et surtout en médecine. Il s'agissait d'obtenir des images de plus grande qualité et nécessitant des doses de rayonnement bien plus faibles.

L'un de ses succès les plus brillants dans ce domaine est probablement le système EOS qui visualise tous les os du squelette en 3D avec seulement deux radiographies à faibles doses.

On le voit, l'héritage de Charpak est bien vivant et fera sentir son influence pendant des décennies encore...