Il est bien connu que les noyaux d'atomes sont composés de protons et de neutrons, des nucléons. Mais il existe d'autres états de la matière sous forme des exotiques hypernoyaux qui ne contiennent pas que des nucléons, mais aussi d'autres particules plus lourdes. Le Cern sait en produire et les étudie depuis quelque temps.
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Comme Futura l'avait expliqué il y a quelques mois, le Cern fête cette année ses 70 ans de descente dans le monde de l’infiniment petit avec les microscopesmicroscopes à haute énergie que sont les accélérateurs de particules équipés de détecteurs. Il s'agit de sonder les arcanes des forces et de la matière, notamment pendant le Big BangBig Bang.
Suite à la découverte des quarks il y a presque 60 ans, suivie peu de temps après par celle de la théorie électrofaible et de la chromodynamique quantique, les physiciensphysiciens ont compris qu'environ un millionième de seconde après le Big Bang, le plasma de quarks et de gluonsgluons, parfois appelé quagma, qui composait en partie le contenu de l'UniversUnivers primordial, devait s'être condensé en gouttes de liquideliquide hadronique, c'est-à-dire des protonsprotons et des neutronsneutrons avec un bain d'autres hadronshadrons transitoires et très instables comme les mésonsmésons et les hypérons.
Les physiciens du CernCern savent recréer cet événement avec des collisions entre ionsions lourds accélérés par le Grand collisionneur d'hadrons (LHCLHC). Les produits de ces collisions et les phénomènes associés sont étudiés grâce à Alice, un des grands détecteurs géants du LHC. Depuis des années, les chercheurs y chassent des formes de matière exotiqueexotique appelées « des hypernoyaux », ainsi que leurs antinoyaux correspondant, mais qui existent de manière fugace une fois synthétisés, ce qui explique pourquoi on ne voit pas d'ordinaire cette forme de matière autour de nous. Ils espèrent ainsi mieux comprendre non seulement les fondements de la matière hadronique, mais aussi trouver des indices permettant d'expliquer l’énigme de l’antimatière cosmologique.
Alice étudie le plasma de quarks et de gluons, un état de la matière qui aurait existé juste après le Big Bang. © RTS, ARTE GEIE and Cern
Le plus lourd antihypernoyau connu
On sait en effet que selon la physiquephysique des hautes énergies connue, autant de particules de matière que d'antimatièreantimatière jumelles devaient exister pendant le Big Bang pour finir par s'annihiler en donnant des photonsphotons. Clairement, ce n'est pas le cas et il semble qu'une nouvelle physique permettait de fabriquer un peu plus de matière que d'antimatière, mais laquelle ?
Les membres de la collaboration Alice ont mis en ligne, sur arXiv, un article qu'accompagne un communiqué du Cern pour annoncer qu'ils avaient réussi à produire et à débusquer de nouveaux hypernoyaux et antihypernoyaux. Mais de quoi s'agit-il exactement ?
Pour le savoir, remontons un peu en arrière. C'est au tout début des années 1930 que Werner Heisenberg a proposé le concept moderne du noyau des atomesatomes composé de protons et de neutrons. On ne connaissait alors que ces particules et les électronsélectrons et leurs antiparticulesantiparticules au cours de cette décennie, qui verra Robert Oppenheimer et ses élèves poser les bases de la théorie des étoiles à neutronsétoiles à neutrons et des trous noirstrous noirs.
On commençait toutefois à suspecter l'existence des neutrinosneutrinos et de cousins massifs des photons « collant » entre eux les protons et les neutrons dans les noyaux, à savoir les pions de Yukawa. Ce n'est que des années 1940 aux années 1960 qu'un raz-de-maréeraz-de-marée de nouvelles particules subatomiques va se produire et conduire à l'image moderne de la matière avec des leptonsleptons et des hadrons.
Hadrons, leptons, mésons, hypérons... and all that
Rappelons d'ailleurs que c'est le physicien russe Lev Okun qui, en 1962, a proposé d'appeler hadrons l'ensemble des particules sensibles aux forces nucléaires fortes entre les protons et les neutrons. Issu du mot grec hadros, qui signifie plus ou moins large et lourd, il s'opposait à la dénomination de lepton, du grec λεπτός / leptós (« léger »), petit et léger, utilisé pour décrire les électrons et les neutrinos. Ce choix était logique puisqu'un proton, comme un neutron, est presque 2 000 fois plus lourd qu'un électron et considérablement plus que les neutrinos.
Les particules hadroniques de massesmasses intermédiaires entre celles des électrons et des protons ont été appelées des mésons, encore un mot qui vient du grec, ici μέσον qui signifie « le milieu, la juste mesure ».
Les particules hadroniques aussi lourdes, voire plus lourdes que les protons et les neutrons, sont nommées des baryonsbaryons, toujours en raison du grec et en l'occurrence de barys, qui signifie « lourd ».
Le zoo des hadrons a été expliqué au cours des années 1960 et 1970 avec le développement et la découverte de la théorie des quarks et il est devenu clair que les mésons étaient des paires de quarks et d'antiquarks, alors que les baryons étaient des triplets. Parmi ces triplets, certains ont été découverts dans les rayons cosmiquesrayons cosmiques et ils sont plus lourds que les protons et les neutrons, ce qui a fait que logiquement on les a appelés des hypérons.
Le terme a été inventé par le physicien français Louis Leprince-Ringuet en 1953 et annoncé pour la première fois lors de la conférence sur les rayons cosmiques à Bagnères-de-Bigorre. Remarquablement, dès 1952, les physiciens Danysz et Pniewski découvraient, eux aussi, dans les rayons cosmiques une classe de noyaux appelés hypernoyaux ou hyperfragments. Ils avaient montré qu'il s'agissait de noyaux dans lesquels un proton ou un neutron avait été remplacé par un hypéron.
Une table de Mendeleïev pour les hypernoyaux
Hypernoyaux et hypérons ont été étudiés depuis lors, et on sait que les hypérons sont des particules instables qui contiennent au moins un quark étrangequark étrange, mais pas de quark beau ni de quark charméquark charmé. Fugacement créées en accélérateur, ces particules devraient exister à l'intérieur des étoiles à neutrons, là où peut aussi exister un plasma de quarks et de gluons.
Lors des collisions réalisées dans le cadre de la physique nucléaire ou de la physique des particules, des hypérons peuvent aussi être créés. Puisqu'ils sont sensibles aux interactions fortesinteractions fortes, ils peuvent s'incorporer dans un noyau pour donner des hypernoyaux, caractérisés par un nombre de charges électriques Z, mais aussi un autre nombre quantiquenombre quantique S, l'étrangeté, porté par le quark étrange présent dans l'hypéron.
On avait donc détecté depuis longtemps des noyaux exotiques de ce genre, prolongeant d'une certaine façon le tableau de Mendeleïevtableau de Mendeleïev.
De fait, comme Futura l'avait expliqué dans un précédent article, le 23 août 2023, lors de la conférence de la Société européenne de physique sur la physique des hautes énergies (EPS-HEP), la collaboration LHCb, utilisant un autre détecteur géant avec le LHC, avait annoncé sa première observation d'hypertritons et d'antihypertritons.
Les hypertritons tirent leur nom du fait qu'ils sont des analogues des isotopesisotopes de l'hydrogènehydrogène que sont les noyaux de tritiumtritium, c'est-à-dire avec un proton et deux neutrons. Mais dans le cas présent, l'un des neutrons ou des antineutrons est remplacé par un hypéron ou un antihypéron Λ.
De l'antihyperhélium-4 à base d'antilambda
On peut maintenant comprendre ce qu'a annoncé la collaboration Alice au LHC, c'est-à-dire la toute première observation de noyaux d'antihyperhélium-4, qui est composée de deux antiprotonsantiprotons, d'un antineutron et d'un antilambda. Il s'agit de plus de l'hypernoyau d'antimatière le plus lourd jamais observé au LHC.
Le communiqué du Cern explique que la découverte est basée sur « des données de collision plombplomb-plomb prises en 2018 à une énergie de 5,02 téraélectronvolts (TeV) pour chaque paire de nucléonsnucléons en collision (protons et neutrons). En utilisant une technique d'apprentissage automatique qui surpasse les techniques conventionnelles de recherche d'hypernoyaux, les chercheurs d'Alice ont examiné les données pour détecter les signaux d'hyperhydrogène-4 (composé d'un antiproton, deux antineutrons et un antilambda), d'hyperhélium-4 et de leurs partenaires d'antimatière. Les candidats à l'(anti)hyperhydrogène-4 ont été identifiés en recherchant le noyau d'(anti)héliumhélium-4 et le pion chargé en lequel il se désintègre, tandis que les candidats à l'(anti)hyperhélium-4 ont été identifiés via sa désintégration en un noyau d'(anti)hélium-3, un (anti)proton et un pion chargé ».
Le Cern explique enfin que « les chercheurs ont également déterminé les rapports de rendement antiparticule/particule pour les deux hypernoyaux et ont constaté qu'ils concordaient avec l'unité, compte tenu des incertitudes expérimentales. Cette concordance est cohérente avec les observations d'Alice sur la production égale de matière et d'antimatière aux énergies du LHC et s'ajoute aux recherches en cours sur le déséquilibre matière-antimatière dans l'Univers ».