La physicienne française Cécile DeWitt-Morette est décédée le 8 mai 2017, à Austin, à l'âge de 94 ans. Plusieurs prix Nobel se souviennent avec reconnaissance de l'École de physique des Houches qu'elle a fondée en 1951 et qui a joué un rôle important dans leur formation de jeunes chercheurs et dans la reconstruction de l'École de physique théorique de l'Europe, juste après la Seconde Guerre mondiale. Futura a eu la chance d'interviewer une de ses filles, Christiane DeWitt, également fille de Bryce DeWitt, le grand théoricien de la gravitation quantique.
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Quel est le point commun entre Pierre-Gilles de Gennes, Georges Charpak et Claude Cohen-Tannoudji, en dehors du prix Nobel de physique ? Réponse : ils ont tous été étudiants ou professeurs dans les années 1950 à 1970 à l'École de physique des Houches, en Haute-Savoie, comme plus d'une soixantaine d’autres chercheurs qui sont également devenus des prix Nobel par la suite, ou des médailles Fields, tels les mathématiciensmathématiciens et physiciensphysiciens Alain Connes et Roger Penrose. La fondatrice de cette pépinière de cerveaux de premier plan, la physicienne française Cécile DeWitt-Morette, cousine de Jean-Claude Pecker et belle sœur de Loup Verlet, est malheureusement décédée le 8 mai 2017 à l'âge de 94 ans.
Une visite en image de l'École de physique des Houches. © École de physique des Houches
Les Houches, c'est un véritable mythe qui a joué un rôle majeur dans la reconstruction de la recherche scientifique, aussi bien en France qu'en Europe après-guerre avec, chaque été depuis 1951, deux écoles d'une durée de quatre à six semaines auxquelles d'autres se sont ajoutées plus récemment au cours de l'année. Elles permettent à de jeunes chercheurs doués, en thèse ou en post-doc, de rencontrer et de côtoyer toute la journée des leaders de leur domaine de recherche et d'apprendre d'eux les derniers développements qu'il est nécessaire de connaître pour prendre part au front de la recherche. Dès ses débuts, l'École de physique des Houches a attiré de grands noms, comme Freeman Dyson qui y fut professeur et qui connaissait bien Cécile DeWitt-Morette depuis leur rencontre à Princeton dans les années 1940, mais aussi Enrico Fermi et Wolfgang PauliWolfgang Pauli.
On peut avoir une idée des cours donnés pendant les années 1950, et de leurs auteurs, car ils sont en ligne. Le cours de théorie quantique avancée de Freeman Dyson en 1951 est directement disponible sur arXiv. Ceux sur la relativité générale et les trous noirs sur archives.org, avec bien d'autres plus modernes.
Le prix Nobel Claude Cohen-Tannoudji nous raconte ses souvenirs des Houches avec des photos spectaculaires du début de l'école. © École de physique des Houches
Kip Thorne, Richard Feynman, Murray Gell-Mann aussi bien que John Bardeen, Evry Schatzman et Stephen Hawking y donneront des cours sans oublier bien sûr l'époux de Cécile DeWitt-Morette, le légendaire Bryce Seligman DeWitt. Décédé en 2004, le physicien était un pionnier de la gravitation quantique et de la théorie des champs de jauge derrière les théories de Yang-Mills, qui sont utilisées comme ingrédient fondamental du modèle standard de la physique des particules (la théorie de la relativité générale peut aussi se voir comme une théorie de jaugethéorie de jauge). Parce qu'il trouvait dommage qu'elle ne soit pas assez connue, sans en être particulièrement partisan, c'est lui qui a convaincu la communauté scientifique qu'il y avait tout de même quelque chose d'intéressant à regarder de plus près dans la théorie des univers multiples de Hugh Everett (1930-1982). Bryce DeWitt est surtout connu pour sa découverte de l'équationéquation fondamentale de la cosmologiecosmologie quantique, l’équation de Wheeler-DeWitt.
Un reportage de FR3 sur l'École des Houches avec Cécile DeWitt-Morette. © INA
De la physique des neutrons avec Joliot-Curie à l'intégrale de Feynman
Cécile DeWitt-Morette est née à Paris en 1922 dans l'enceinte de l'École des Mines, mais c'est en Normandie qu'elle a commencé ses études scientifiques à l'université de Caen où elle a décroché une licence en 1943. Juste après-guerre, elle va faire partie de cette jeune génération de physiciens français qui, comme Albert Messiah, s'exilent, frustrés par le retard pris par la France en physique théorique et qui est largement restée à l'écart de la révolution quantique, à part quelques grands noms, comme Louis de Broglie ou Léon Brillouin.
Comme elle l'a raconté dans plusieurs textes autobiographiques, Cécile DeWitt-Morette va bénéficier de conditions exceptionnelles durant plusieurs années lorsque Joliot-Curie lui permet de partir combler ses manques à l'étranger, où elle aura la chance de rencontrer Niels BohrNiels Bohr, Paul DiracPaul Dirac, Erwin SchrödingerErwin Schrödinger et d'être invitée à l'Institute for Advanced Study de Princeton par Robert Oppenheimer lui-même. C'est en partie pour cette raison qu'elle va se démener, une fois rentrée en France, pour créer l'École des Houches. Elle entendait ainsi faire profiter les jeunes physiciens français, puis européens, des mêmes opportunités qui lui ont permis d'atteindre les frontières de la recherche de la fin des années 1940, marquées par les avancées de la physique nucléaire et de l'électrodynamique quantiqueélectrodynamique quantique, en prélude à celles de la physique des particules.
Alain Connes – Médaille Fields 1982, Médaille d'or du CNRS 2004, Membre de l'académie française des sciences, professeur émérite au Collège de France et à l'IHES. © École de Physique des Houches
Serge Haroche – prix Nobel de Physique 2012, professeur et ancien administrateur du Collège de France, membre de l'Académie française des sciences. © Université Grenoble Alpes
Devant le succès de l'École des Houches, d'autres thèmes de recherches se développeront au cours des années. L'école s'ouvrira à des domaines périphériques, comme les mathématiques, les sciences de la Terre, la chimiechimie ou la biologie, en plus des disciplines déjà présentes dans les années 1960, comme l'astrophysiqueastrophysique et la physique du solidesolide.
Dans les pas d'Einstein et de Feynman
Dans le domaine de la recherche scientifique elle-même, Cécile DeWitt-Morette est surtout connue pour ses travaux sur la fameuse intégrale de chemin de Feynman qui a donné bien du fil à retordre aux mathématiciens, qui cherchaient à l'établir sur des bases rigoureuses. Or, c'est un outil très versatile et très important à la base de la physique moderne puisqu'il permet notamment de reformuler les bases de la théorie quantique et qui se montre d'une extrême puissance en théorie quantique des champs. Hawking l’a par exemple utilisée pour construire son célèbre modèle sans bord en cosmologie quantique avec James Hartle.
Cécile DeWitt-Morette est aussi connue pour un célèbre traité de physique mathématique en deux parties, Analysis, Manifolds and Physics, qu'elle a co-écrit avec la mathématicienne et spécialiste de la relativité générale Yvonne Choquet-Bruhat. C'est une bible dans le domaine de la géométrie et de l'analyse pour tous les chercheurs confrontés à des problèmes d'outils et de théories mathématiques pour les théories quantiques et relativistes en particulier, de la physique des trous noirstrous noirs à celle des supercordes.
Cécile DeWitt-Morette et Yvonne Choquet-Bruhat ont toutes les deux connu EinsteinEinstein à Princeton - Cécile DeWitt-Morette notamment car elle marchait souvent en sa compagnie en allant à son bureau le matin. Bureau qu'elle partageait avec la collaboratrice d'Einstein en face du sien à la fin des années 1940, une jeune mathématicienne et physicienne dont le nom est injustement peu connu alors qu'elle a travaillé non seulement avec Einstein, mais aussi avec von Neumann. Il s'agissait de Bruria Kaufman (1918-2010), née à New York dans une famille juive d'origine ukrainienne.
Rappelons que Yvonne Choquet-Bruhat était, quant à elle, la fille de Georges Bruhat (1887-1944), professeur de physique à la faculté des sciences de Paris, mort en déportation au camp de concentration Oranienburg-Sachsenhausen. Son père était l'auteur d'une série d'ouvrages donnant un cours complet sur la physique classique avant les grandes révolutions quantiques et relativistes, bien que celles-ci y soient mentionnées, qui des années 1930 aux années 1970 étaient des références pour les étudiants de licence de physique en France. Son traité d'optique a d'ailleurs été réédité plusieurs fois et complété après-guerre notamment sur le sujet des laserslasers par le prix Nobel de physique Alfred Kastler.
À l’occasion de la célébration des 70 ans de l’École de physique des Houches en mai 2022, de grandes personnalités scientifiques dont plusieurs prix Nobel et les partenaires de cette prestigieuse école internationale étaient réunis. Sept vidéos de témoignages pour raconter l’histoire et l’importance de cette école ont été réalisées. Christiane Dewitt, l'une des quatre filles de Cécile Dewitt, témoigne de ses souvenirs d'enfance et rend hommage à sa mère et à son parcours hors du commun : une femme visionnaire, physicienne dans un monde d'hommes, qui a réussi à créer au cœur des Alpes un lieu exceptionnel pour la qualité des échanges scientifiques et l'excellence des vocations qu'il a fait naître. © Université Grenoble Alpes
Voici maintenant ce que nous a confié Christiane DeWitt au sujet de l'incroyable trajectoire de sa maman.
« La chose la plus importante qui a motivé ma mère à créer l'École de physique des Houches a été la dévastation causée par le bombardement de Caen par les Alliés lorsque sa mère, sa sœur de 16 ans et sa grand-mère ont été tuées par une bombe larguée sur leur maison le jour du débarquement en 1944. Ma mère était alors à Paris parce qu'elle avait été convoquée pour un examen de physique, ce qui la conduira à être une élève du prix Nobel de physique Louis de Broglie.
Au début, elle n'avait pas vraiment prévu de s'engager dans une carrière universitaire - je pense que la raison en était qu'à l'époque, on ne s'attendait pas à ce que les femmes aient vraiment une carrière professionnelle, bien que sa mère et sa tante aient eu toutes deux, je crois, l'équivalent d'un master - sa tante avait été étudiante à l'ENS pour jeunes filles. Elle a décidé de continuer à faire de la physique à Paris uniquement parce qu'elle avait terminé sa première licence à Caen et elle a toujours dit qu'elle voulait juste une excuse pour pouvoir aller s'amuser à Paris pendant l'Occupation. Elle voulait étudier la médecine, mais sa mère ne l'a pas laissée faire et il y a eu aussi l'influence d'un de ses professeurs à Caen, André Magnier, inspecteur général de mathématiques et membre de l'Entraide universitaire de France qui après la guerre occupait un poste administratif élevé à Paris et qui a été essentiel dans la trajectoire de Grothendieck.
Je pense qu'elle s'est vraiment engagée dans l'idée d'une carrière qu'à cause du jour J.
À partir de ce moment, elle a ressenti un profond devoir et un fort désir d'aider à reconstruire son pays. Elle avait prévu de retourner en France après une ou deux années à l'Institute for Advanced Study de Princeton à cause de cela et parce que le mathématicien et lauréat de la Médaille Fields français Laurent Schwartz lui avait offert un poste à Nancy. Mais lorsqu'elle était à Princeton et a rencontré mon père qui lui a demandé de se marier, elle a supposé qu'elle devrait rester aux États-Unis et donc, du jour au lendemain, elle a eu l'idée d'une école d'été de physique théorique, comme une alternative à rester en France toute l'année, tout en aidant son pays.
Mais contrairement à ce que beaucoup de gens disent, mon père n'a pas du tout participé à la création ou à la direction de l'École de physique des Houches, même s'il venait bien sûr de temps en temps pour des sessions qui l'intéressaient et était parfois directeur de sessions. Certains grands physiciens ont prétendu qu'ils étaient les principaux créateurs de l'École de physique des Houches. La personne à qui ma mère attribuait principalement son aide pour l'École de physique des Houches était le physicien Yves Rocard, le responsable scientifique des programmes qui ont conduit la France à la maîtrise de l'armement nucléaire, et l'architectearchitecte Albert Laprade, qui lui a permis de fonder son école dans des anciens chalets sur un bout de son terrain aux Houches - elle était camarade avec ses filles aux Scouts et Guides de France.
Elle était aussi très attachée au fait d'être née à l'École des Mines de Paris et à l'idée d'être la petite-fille de son secrétaire général, ainsi qu'au fait que son père, professeur à l'École des Mines, avait été élève de Poincaré et était sorti de l'école polytechnique en devenant ensuite un des membres du Corps des mines, ceux qui sont formés à l'École nationale supérieure des mines de Paris, connue de nos jours sous le nom de Mines Paris PSL mais qui sont, depuis la création de l'École polytechnique en 1794, recrutés traditionnellement dans les premiers du classement de sortie de cette école. Elle était également très attachée au fait qu'elle avait été élevée dans ce milieu et que ses expériences comme Guide de France pendant la guerre lui donnaient une certaine facilité à se mêler à tous les gens qu'elle avait besoin de convaincre de l'aider pour les Houches ou de faire ce qu'elle voulait qu'ils fassent.
Lorsque ma mère est entrée dans l'équipe de Frédéric Joliot-CurieFrédéric Joliot-Curie au Collège de France, elle l'a convaincu qu'il y avait un grand manque en physique théorique au laboratoire du prix Nobel de chimie et en France en général depuis que la physique s'était arrêtée sous l'Occupation. Elle a donc convaincu Joliot de l'envoyer avec un Ordre de mission officiel pour rencontrer les grands pontes en Angleterre, comme Paul Dirac afin qu'elle puisse "combler" les manques en France et en particulier au laboratoire de Joliot-Curie. Mais quand elle a rencontré Dirac, il a passé beaucoup de temps à lui parler, et elle n'a pas compris un mot de ce qu’il lui expliquait, alors le lendemain elle a appelé l'ambassade de France qui s'occupait de son voyage et leur a dit d'annuler tous les autres rendez-vous.
Elle n'avait jamais vraiment prévu d'aller à Princeton, et cela n'est arrivé que quelques années plus tard, alors qu'elle faisait un post-doc à Copenhague sous Bohr et qu'elle a reçu un télégramme inattendu d'Oppenheimer l'invitant à l'IAS.
C'est aussi elle qui a donné l'idée à Léon Motchane, lorsqu'il est venu lui rendre visite à Princeton, de créer l'Institut des hautes études scientifiques (IHÉS), et toutes les premières écoles d'été ont été basées ou inspirées par l'École des Houches qui a été d'ailleurs mentionnée dans la section scientifique des traités de l'Otan par le prix Nobel de physique Norman Ramsey comme étant le type d'établissement qui devrait servir de modèle à la coopération de l'Otan.
Ma famille et moi considérons que l'historienhistorien des sciences Pierre Verschueren a écrit l'une des biographies les plus précises et les plus complètes sur ma mère et les Houches. »
Conférence d'exception avec Kip Thorne, prix Nobel de physique 2017 parlant notamment de son expérience avec les Houches. Elle contient aussi un documentaire datant de 2001 avec les témoignages de plusieurs étudiants et professeurs célèbres, comme justement Cécile et Bryce DeWitt ( 1 :31:10 ). © Université Grenoble Alpes
Pour terminer, il faut savoir que Les Houches et son succès vont inspirer d'autres écoles de physique, devenues célèbres également par la suite. On peut citer celle de Cargèse en Corse, qui a été fondée par une des figures importantes de la physique théorique juste après-guerre en France, Maurice Levy, lui-même professeur au début des Houches, et aussi la création de l’École d’hiver de physique théorique de Jérusalem par Steven Weinberg, suggérée par Cécile DeWitt-Morette et qui va se développer avec l'aide de Tsvi Piran.