La science-fiction a fait maintes fois usage du concept de bombes à antimatière, censées être bien plus terribles que les bombes H. Les physiciens savent produire et stocker des particules d'antimatière depuis des décennies, mais elles étaient pour le moment confinées aux laboratoires où elles sont produites. Le Cern se proposait de faire sauter ce verrou depuis des années et il vient de réussir à franchir une nouvelle étape dans la fabrication de « bouteilles magnétiques » transportables contenant de l'antimatière.


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    Il y a presque un siècle, on a fait la découverte théorique, puis expérimentale de l'antimatière. Chaque particule connue devait exister également sous une forme identique, mais de charge opposée. La théorie quantique, combinée à la théorie de la relativité restreinte prédisait qu'elles devaient être produites par paires. Ainsi, un électron avec un antiélectron et un proton avec un antiproton ; le photonphoton - le grain de lumièrelumière neutre - est par contre sa propre antiparticuleantiparticule pour autant qu'on le sache.

    La théorie de l'antimatière est en fait un peu plus compliquée que cela, mais sans entrer dans tous les détails la concernant, elle conduit à une énigme. Autant de matièrematière que d'antimatière aurait dû être créée pendant le Big BangBig Bang, or ce n'est pas le cas, au moins dans le volumevolume de l'UniversUnivers observable. On peut résoudre cette énigme en supposant qu'il existe de subtiles différences entre une particule de matière et une particule d'antimatière, notamment entre un proton et un antiproton.


    C’est à tout juste 26 ans, en 1928, que Paul Dirac formule l’équation qui porte son nom. Et il lui a fallu une année entière pour y parvenir ! Dans ce 9e épisode des équations Clefs de la physique, découvrez l’histoire de l’équation de Dirac, qui permit de prédire l’existence de l’antimatière… Une véritable révolution ! © CEA

    Le Cern, une usine à antimatière

    On tente depuis des décennies de le montrer dans des expériences au CernCern, en particulier en synthétisant et en observant de façon de plus en plus précise des antiprotons et des antiatomes d'hydrogènehydrogène qu'ils forment en se liantliant à des antiélectrons. Mais il faut pouvoir piéger et isoler ces antiparticules dans des champs électriqueschamps électriques et magnétiques car elles s'annihilent au contact de leurs jumelles du monde de tous les jours.

    Toutefois, comme le rappelle un communiqué récent du Cern « dans le Décélérateur d’antiprotons du Cern, produire et capturer des antiprotons fait partie du quotidien des scientifiques qui y travaillent ».

    Le communiqué explique également qu'une équipe de chercheurs a fait un pas de plus pour faire passer de la fiction à la réalité le dispositif de stockage portatif d'antimatière qui sert de trame au fameux roman de Dan Brown, AngesAnges et DémonsDémons. Futura vous en avait déjà parlé dans de précédents articles il y a quelques années, dont nous reprenons ici une partie du contenu.


    Une présentation de Base (Baryon Antibaryon Symmetry Experiment) qui peut servir aussi à chasser des particules de matière noire. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Cern

    Les physiciensphysiciens voulaient mettre au point un dispositif, Base-Step, constitué de plusieurs pièges de Penning à l'intérieur d'un aimantaimant supraconducteursupraconducteur refroidi avec de l'héliumhélium liquideliquide. Base-Step devait mesurer 1,9 mètre de longueur pour 0,8 mètre de largeur et 1,6 mètre de hauteur. Il devait peser au maximum 1 000 kilos, ce qui permettrait de le déplacer avec un petit camion. On pourra alors transporter des antiprotons dans un lieu du Cern moins pollué magnétiquement par les autres expériences présentes dans le même bâtiment que Base (BaryonBaryon Antibaryon Symmetry Experiment) afin de faire des mesures plus précises sur les propriétés des antiprotons ou des antiatomes d'hydrogène, telles que leur moment magnétique intrinsèque dans le cas des antiproton ou la façon dont ces antiatomes tombent dans le champ de gravitation, à la recherche d'une nouvelle physiquephysique.

    Le dispositif en question est basé sur la technologie et les réalisations déjà obtenues au Cern par les membres de la collaboration Base qui ont déjà battu de nombreux records dans le domaine de la recherche sur l'antimatière. Ils ont ainsi été les premiers à en conserver durant plus d'un an. Il s'agissait d'antiprotons stockés dans un piège de Penning (voir la vidéo ci-dessus) qui maintient en place les particules au moyen de champs électriques et magnétiques, antiprotons issus d'une autre machine, le Décélérateur d'antiprotons (AD) du Cern justement.

    Un tel piège, qui permet d'étudier des particules isolées et qui a valu à son développeur, Hans Georg Dehmelt, un prix Nobel de physique, peut aussi servir de réservoir contenant jusqu'à environ 10 millions de millions d'antiprotons.

     

    70 protons dans une bouteille magnétique transportable

    Le 24 octobre 2024, l'équipe a fait un grand pas vers cet objectif en transportant dans un camion un nuagenuage de 70 protons sur le site principal du Cern, comme l'annonce le communiqué du laboratoire européen contenant plusieurs déclarations des physiciens et d'ingénieurs impliqués.

    « Si nous pouvons le faire avec des protons, nous pourrons également le faire avec des antiprotons. La seule différence, c'est que, pour les antiprotons, nous aurons besoin d'une chambre à vide plus performante », affirme ainsi Christian Smorra, chef du projet Base-Step (que l'on peut voir dans la vidéo sur TwitterTwitter), alors que Stefan Ulmer, porteporte-parole de l'expérience Base explique que « les équipements de l'accélérateur situés dans le hall du Décélérateur d'antiprotons génèrent des fluctuations de champ magnétiquechamp magnétique qui limitent la précision des mesures. Si nous voulons parvenir à une compréhension encore plus fine des propriétés fondamentales des antiprotons, nous devons déménager ».

    « Un jour, nous aimerions être capables de transporter de l'antimatière vers nos laboratoires de précision situés à l'université Heinrich-Heine de Düsseldorf, qui nous permettront d'étudier l'antimatière avec une précision au moins 100 fois supérieure. À long terme, nous voulons pouvoir transporter de l'antimatière vers n'importe quel laboratoire en Europe, ce qui signifie que nous avons besoin d'un groupe électrogène dans le camion. Nous étudions actuellement les possibilités », ajoute Christian Smorra.

    Le système de piège transportable Base-Step, déplacé à l’aide d’une grue dans le hall du Décélérateur d’antiprotons, avant d’être chargé sur un camion. L’équipe a surveillé tous les paramètres pendant le transport. © Cern
    Le système de piège transportable Base-Step, déplacé à l’aide d’une grue dans le hall du Décélérateur d’antiprotons, avant d’être chargé sur un camion. L’équipe a surveillé tous les paramètres pendant le transport. © Cern

    Le saviez-vous ?

    Le Cern, une usine à bombes d'antimatière ?

    En théorie, il sera donc très bientôt possible de faire des bombes à antimatière au Cern, comme dans le roman de Dan Brown, Anges et Démons, dont un film a été tiré. Mais ce seront des pétards mouillés, comme le laboratoire européen l’a clairement expliqué sur son site, car il est très difficile de produire et de capturer des antiprotons.

    Les processus utilisés avec les accélérateurs du Cern depuis des décennies ont en effet un rendement ridiculement faible puisque l’énergie stockée sous la forme de la masse des antiprotons ne représente qu'un dixième de millionième (10-10) de l'énergie dépensée et, si tous les antiprotons créés au Cern depuis ce temps se sont bel et bien annihilés avec des protons, l’énergie récupérée serait tout juste suffisante pour faire briller une ampoule électrique pendant quelques minutes. Il faudrait donc des milliards d'années au Cern pour pouvoir fabriquer une bombe à antimatière ayant la même capacité destructrice qu'une bombe à hydrogène.

    L'entreprise n'est pas facile, car comme l'explique toujours le chercheur :

    « Lorsqu'il est transporté par voie terrestre, notre système de piège est sujet aux accélérations et aux vibrationsvibrations, et les expériences de laboratoire ne sont généralement pas prévues pour un tel transport. Nous devions créer un système de piège qui soit suffisamment robuste pour résister à ces forces, et nous le mettons actuellement à l'épreuve pour la première fois. »

    Il existe cependant un problème qui n'a que peu à voir avec les contraintes de la physique, le temps de transport et les embouteillages !

    En effet, le dispositif utilise de l'hélium liquide pour refroidir à une température inférieure à 8,2 kelvinskelvins un puissant aimant supraconducteur. « Si le trajet est trop long, le champ magnétique sera perdu et les particules piégées seront relâchées et disparaîtront dès qu'elles entreront en contact avec la matière ordinaire », avoue le communiqué du Cern qui se conclut en mentionnant le fait qu'« une autre expérience, dénommée Puma, travaille sur un piège transportable. L'année prochaine, elle prévoit de transporter des antiprotons à 600 mètres du hall du Décélérateur d'antiprotons, vers l'installation Isolde, dans le but d'utiliser cette dernière pour étudier les propriétés et la structure de noyaux atomiques exotiquesexotiques ».

    L’équipe Base-Step célèbre le succès du transport à la fin de l’opération. Le signal vert sur l’écran montre que les 70 protons non liés sont toujours « en vie », maintenus par le champ magnétique dans le piège. © Cern
    L’équipe Base-Step célèbre le succès du transport à la fin de l’opération. Le signal vert sur l’écran montre que les 70 protons non liés sont toujours « en vie », maintenus par le champ magnétique dans le piège. © Cern