Dans ce nouveau chapitre du Cabinet de curiosités, nous nous attelons à un mystère vieux de 400 ans autour de l'un des objets les plus intrigants du monde scientifique. Enfilez vos gants et vos lunettes de sécurité, préparez-vous un bon thé, et allons-y !
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« L'honneur est comme cette bulle de verre
Qui donne tant de trouble aux philosophes,
Dont le tout s'évapore quand sa plus petite partie est brisée,
Et qui brise les esprits cherchant à savoir pourquoi »
(Samuel Butler, Hudibras, Partie II, Canto II, vers 385-89)
Élégant, exubérant, contre-intuitif, l'artefact qui attire notre attention aujourd'hui mériterait probablement de figurer au panthéon des objets de curiosités scientifiques. Avare de ses secrets, son fonctionnement est demeuré mystérieux pendant plus de 400 ans. Mais, contrairement à certains objets qui se contentent de rester là en attendant que quelqu'un parvienne à en révéler la magie, la larmelarme du verrier, elle, ne manque jamais d'offrir aux curieux leur dose de spectacle et d'exaltation au détour d'une performance explosive.
400 ans de mystère
Les historiens présument que la larme du verrier serait connue depuis le début de l'ère commune, alors que l'Empire romain asseyait encore sa suprématie sur l'Europe, le nord de l'Afrique et le Proche-Orient. Cependant, c'est au XVIIe siècle - plus précisément en 1625 - que son existence est attestée pour la première fois, dans les verreries de Mecklenburg, en Allemagne. En France, on la surnomme aussi larme batavique, possiblement depuis que l'ambassadeur Pierre Chanut en a ramené plusieurs exemplaires de Hollande en 1649. Mais c'est son introduction en Angleterre par le prince Rupert du Rhin en 1660 qui lui vaudra son surnom le plus durable : la goutte du prince Rupert.
Très rapidement, cet objet de curiosité attire l'attention des amateurs de science et des cercles cultivés qui en voient fréquemment apparaître la mention dans les œuvres de littérature et le célèbre journal de Samuel Pepys. Et pour cause ! Ce dernier raconte comment, lors d'un dîner, un certain Peter Honywood propose à l'assemblée une expérience dont il a récemment entendu parler. Pour ce faire, celui-ci produit plusieurs longues gouttes de verre, probablement de l'épaisseur d'un pouce, et se caractérisant par une queue souple et effilée qui n'est pas sans rappeler, disons-le simplement, le flagelleflagelle d'un spermatozoïdespermatozoïde. Se saisissant d'une de ces larmes d'un vert translucidetranslucide, Honywood en brise l'extrémité d'un geste habile, et sous les yeuxyeux ébahis des convives, l'objet se vaporise dans un claquement en un million de particules scintillantes. Pepys de commenter : « Ce qui constitue un grand mystère pour moi. »
Destin Sandler, auteur de la chaîne YouTube Smarter Every Day, a grandement contribué à faire connaître la larme batavique au grand public. Il le démontre ici. © Smarter Every Day, YouTube
Il est bien entendu loin d'être le seul à s'intéresser aux larmes du verrier. En Angleterre, les gouttes confiées par le prince Rupert au roi Charles II sont à leur tour transmises à la Royal Society, fondée un an auparavant. Celle-ci ne tarde pas à relever le paradoxe qui fait le sel de cet objet si étonnant : alors qu'une simple cassure de la queue le fait éclater en mille morceaux, il semblerait que la tête bulbeuse résiste sans peine aux coups de marteau et à l'étau des pinces. Elle note aussi un détail crucial qui ne sera compris que bien plus tard : en limant la surface de la goutte, les chercheurs s'aperçoivent que cette résistancerésistance du verre aux assauts du métal ne s'étend que jusqu'à une certaine épaisseur.
Robert Hooke mène l'enquête
Un autre scientifique, dont le nom sera peut-être familier aux lecteurs et lectrices du Cabinet de Curiosités, se penche également sur la question de ces gouttes mystérieuses et en inclut au passage plusieurs illustrations dans son Micrographia. Il s'agit bien sûr de Robert Hooke qui, titillé par cette énigme, mène plusieurs expériences afin de comprendre l'origine du phénomène. Ses neuf pages d'observation sur le sujet, dont voici un très bref extrait, offrent un aperçu fascinant de sa démarche scientifique très poussée : « J'en brisai certaines à l'air libre, en cassant un petit morceau de la tige avec mes doigts, d'autres en les écrasant avec une petite pince ; à peine cette tâche était-elle accomplie que l'ensemble de la goutte s'envolait violemment, avec un son très perçant, en une multitude de petits morceaux, dont certains étaient aussi petits que de la poussière [...] ; ils se dispersèrent en toutes directions si violemment que certains percèrent ma peau. »
Parmi la foule d'expérimentations menées par Hooke, l'une consiste à recouvrir de colle plusieurs de ces gouttes et à les envelopper dans une peau de poissonpoisson transparente, pour observer ce qu'il se produit lorsque les morceaux ne peuvent s'envoler en tous sens. Le pauvre scientifique Adrien Auzout demandera d'ailleurs à Christian HuygensChristian Huygens de lui envoyer plusieurs gouttes depuis la Hague afin de reproduire l'expérience lui-même (les manufacturiers français ayant apparemment du mal à produire ces objets), mais les larmes se briseront toutes en chemin. Heureusement, une expérience similaire menée par un YoutubeurYoutubeur avec de la résine epoxy nous permet d'apprécier ce que Hooke aurait pu observer en son temps.
Trois siècles et demi après Robert Hooke, jedrek29t capture les motifs de fracturation des larmes bataviques avec de la résine epoxy en guise de colle et de cuir de poisson. © jedrek29t, YouTube
C'est justement grâce à cette empreinte préservée dans une peau de poisson que Hooke parvient à saisir, 300 ans avant tout le monde, les éléments clés derrière ce phénomène. Il note tout d'abord des motifs qu'il affirme être propres aux matériaux trempés - c'est-à-dire plongés rapidement dans l'eau alors qu'ils sont encore à l'état de fusion, pour les refroidir brutalement. D'autre part, il souligne que cette procédure particulière amène l'extérieur de la goutte à se solidifier bien plus rapidement que l'intérieur, créant un jeu de contraction entre ces deux surfaces qui confère à la larme sa solidité. Il assimile le « tissu » de la goutte à la structure d'une arche et établit enfin que l'éclatement de la larme est dû à son élasticité. Or, comme nous allons le voir, cet esprit génial ne saurait être plus proche de la réalité.
Les dernières pièces du puzzle
En effet, en 1920, l'ingénieur en mécanique Alan Arnold Griffith publie son travail sur le champ de contrainte élastique, la rupture fragile et la fatigue des métauxmétaux. Cet article (« désormais classique », nous assure l'auteur de sa biographie sur Wikipédia), confirme les hypothèses de Hooke sur la propagation des fissures à l'intérieur des matériaux cassants, mais il faudra encore attendre le tournant du XXIe siècle pour que le phénomène soit entièrement élucidé. En 1994, Srinivasan Chandrasekar, professeur d'ingénierie à l'université de Purdue, et son équipe, filment l'éclatement de gouttes à l'aide d'une caméra haute vitesse, capturant près d'un million d'images par seconde.
Ils observent ainsi pour la première fois la manière dont le verre se brise depuis la queue jusqu'à la tête et déduisent d'autre part que, tandis que l'extérieur de la goutte est soumis à une force de compression, l'intérieur est pour sa part en tension. Il ne leur reste plus qu'à déterminer la cartographie de la répartition de ces forces à l'intérieur de la larme, ce qu’ils finissent par accomplir en 2016 grâce à la polarimétrie. Attelons-nous donc à présent à résumer ce que nous enseignent ces quatre siècles d'investigation scientifique.
La clé de voûte du mystère
Commençons par répondre à la première question. Comment la tête d'une larme batavique - un bulbe de verre ne dépassant généralement pas les trois ou quatre centimètres d'épaisseur à son point le plus large - résiste-t-elle aux coups de marteau ? Ou même jusqu'à 15.000 newtons de pressionpression, nous apprennent les chercheurs (ou encore un poids pouvant aller jusqu'à 68 tonnes si l'on en croit les adeptes de presses hydrauliques sur YouTube). Robert Hooke l'avait déjà deviné : cela tient au processus de trempage qui participe au refroidissement en deux temps du verre.
Lorsqu'elle est plongée dans l'eau, l'extérieur de la goutte se refroidit presque instantanément et durcit en se contractant sur lui-même. On parle d'état de compression. À l'intérieur de cette coque cependant, la pâte de verre est encore chaude, fluide, et surtout dilatée. Lorsque celle-ci baisse en température à son tour, elle cherche également à se contracter sur elle-même en tirant l'extérieur de la goutte vers son centre. On parle alors d'état de tension.
Si la goutte avait été laissée à l'air libre pour refroidir, la coque externe, encore suffisamment molle, aurait pu se contracter un peu plus sous l'impulsion du cœur, en dissipant en grande partie cette tension. Mais, comme nous l'avons dit à l'instant, celle-ci est déjà complètement rigide lorsque la couche interne tente de tirer dessus. En résulte ce que l'on appelle une contrainte résiduelle, un équilibre des forces qui dans le cas de la goutte la rend particulièrement résistante aux assauts allant de l'extérieur vers l'intérieur, mais très fragile si l'assaut vient de l'intérieur. Un peu comme une arche deviendra encore plus solidesolide si vous vous tenez dessus, mais s'effondrera si vous essayez de repousser ses blocs de pierre depuis l'intérieur de l'arc, d'où l'analogieanalogie de Hooke !
Aux racines du problème
Si vous avez suivi ce raisonnement, vous comprendrez alors assez aisément pourquoi la rupture de la tige de la larme cause son éclatement. Comme nous venons de le dire, un coup de marteau sur l'extérieur du bulbe ne fera que le rendre plus fort dans une certaine mesure ; mais il suffira d'une seule fracture rayonnant depuis l'intérieur de la goutte vers l'extérieur pour libérer les contraintes résiduelles et faire éclater l'édifice. Bien que la queue soit structurée de la même manière que le bulbe, celle-ci est beaucoup plus fine et, par conséquent, beaucoup plus facile à briser avec une pince ou à la main. Cette cassure donne alors un point de départpoint de départ à la fracture qui se propage à l'intérieur de la goutte à une vitesse inimaginable : entre 1.450 et 1.900 mètres par seconde, soit plus de cinq fois la vitesse du sonvitesse du son ! (Nota bene pour les lecteurs curieux : la mécanique de la rupture est un domaine d’étude à part entière avec des applicationsapplications très concrètes au quotidien.)
Un peu comme on relâche l'élastique d'un lance-pierre pour envoyer le projectile au loin, la libération spectaculaire des contraintes résiduelles depuis le centre de la larme provoque l'explosion si caractéristique et impressionnante qui a fait de la goutte du prince Rupert une star à travers les siècles. Un objet insolite, délicat et incassable, éternel et éphémère que nous placerons avec toute la délicatesse nécessaire sur l'une des étagères de notre Cabinet de curiosités.