Dans ce nouveau chapitre du Cabinet de curiosités, nous nous penchons sur un dentier. Oui, un dentier. Un objet en apparence inintéressant, peut-être même répugnant, mais qui est sur le point de nous révéler nombre d'histoires fascinantes sur son porteur : le célèbre président des États-Unis, George Washington. Enfilez vos râteliers, ou prenez simplement une tasse de thé, et commençons.
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Les cabinets de curiosités ont ceci de fabuleux qu'ils sont capables d'extraire des histoires captivantes des objets les plus banals en apparence. Il n'en va pas différemment pour l'artefact dont nous allons parler aujourd'hui : un dentier. Pas n'importe quel dentier bien sûr : celui de George Washington, premier président des États-Unis. Une prothèseprothèse si étonnante qu'il se raconte à son sujet toutes sortes de mythes que nous allons nous atteler à décortiquer.
Des dents en bois vous dites ?
C'est une vérité universellement reconnue qu'une personne célèbre verra toujours circuler sur son compte quelques demi-vérités et légendes urbaines issues d'incompréhensions ou de l'imagination fertile des foules. Dans le cas de George Washington, un mythe en particulier a la peau dure : celui selon lequel l'homme aurait été affublé de dents en boisbois pour cacher son « édentition » (un terme manifestement absent de tous les dictionnaires de référence, mais que je me permets de reprendre après l'avoir croisé dans plusieurs rapports spécialisés).
Bien qu'imaginer cet homme politique au costume de velours et cheveux poudrés présenter son plus beau sourire fraîcheur pin soit tentant, je suis au regret de vous annoncer que cette histoire est fabriquée de toutes pièces. La bonne nouvelle cependant, c'est que la réalité est plus fascinante encore et nous raconte beaucoup de choses sur l'homme, son époque, et la pratique d'une science qui commence tout juste à acquérir ses lettres de noblesse : la dentisteriedentisterie.
Si le point faible d'Achille est son talon, celui de George Washington est sa dentition. En 1756, à l'âge de 24 ans, alors qu'il n'est encore qu'un commandant fougueux avide d'en découdre avec les Français, il se fait arracher sa première dent par un certain docteur Watson. Elle est rapidement suivie par 30 autres, toutes en trop mauvais état pour pouvoir décemment prolonger leur séjour dans la bouche du jeune homme. Alors qu'à l'époque, Washington blâme sa mauvaise habitude d'ouvrir les noixnoix à coup de chicots, les scientifiques pensent aujourd'hui que le coupable derrière sa santé dentaire plus que vacillante est un médicament : un traitement de calomel (chlorure de mercure) qu'il emploie pour soigner la variolevariole qu'il contracte en 1751.
Les dentistes font leur apparition
S'il était né un demi-siècle ou même seulement quelques décennies plus tôt, le politicien se serait probablement vu contraint de prêter serment avec la seule dent qui lui restait, au moment de son élection. Mais une série de décrets édités à la fin du XVIIe siècle va révolutionner la pratique de la médecine en France puis dans le monde, en proclamant notamment la création d'un corps de chirurgiens spécialistes. Finis les arracheurs-de-dents-barbiers-chirurgiens-rebouteux ! Un diplôme de maître expert pour les dents fait son apparition, et bientôt, les premiers dentistes établissent leur pratique dans les villes ou s'engagent sur les routes de campagne pour répondre aux besoins considérables de la population.
Au milieu des années 1760, le docteur anglais John Baker devient le premier dentiste à fouler le sol américain. Il y connaît un succès phénoménal, traitant près de 2.000 patients dans la ville de Boston, qui ne recense à l’époque que 15.520 habitants, dont 2.069 familles. Il poursuit ses consultations en tant que spécialiste itinérant, longeant la côte est jusqu'en Virginie, et en 1772, il fait la rencontre de George Washington à Williamsburg. Nul besoin de se voiler la face. L'état des dents de son patient ne laisse rien présager de bon quant à la qualité de son sourire pour les années à venir. Mais si celles-ci ne peuvent pas être sauvées, elles peuvent peut-être être remplacées...
Dents, dentiers et ivoire
Il existe une distinction cruciale entre l'arracheur de dents et le dentiste. Tandis que le premier se contente de retirer ce qui ne peut plus être sauvé, le second a pour rôle d'enseigner les règles d'hygiène et de pratiquer les menues opérations qui permettent de préserver le patrimoine dentaire de ses patients. Un autre recours consiste en la confection de prothèses toujours plus perfectionnées pour remplacer la canine ou l'incisive perdue, et même de dentiers complets en ivoire, qui connaissent un essor notable durant le XVIIIe siècle. La famille Greenwood est devenue experte en la matière depuis que le père et tourneur sur ivoire Isaac s'est formé auprès de John Baker, le même dont nous parlions à l'instant. C'est son fils, John Greenwood, qui fabrique le premier dentier de Washington, en 1789. Celui-ci est conçu de telle sorte à s'emboîter sur la dent restante du Président nouvellement élu.
Quand la dernière petite résistante ne tient plus en place, Greenwood est obligé de recourir à un autre type d'appareil afin de dissimuler l'édentition de son patient. La base en plomb est articulée par un ressort de métal qui permet de plaquer le dentier contre la mâchoire de son porteur et d'éviter qu'il ne tombe. Une solution peut-être pratique avant l’avènement des gels fixatifs mais certainement pas du plus grand confort pour son propriétaire. Les dents artificielles sont percées et enfilées sur un fil de laiton qui les relie à la structure ; mais le plus étonnant, c'est l'origine du matériaumatériau qui les constitue. Par exemple, prenez le seul dentier complet qui nous reste de Washington, probablement confectionné par Greenwood lui-même. Celui-ci se compose de dents humaines et de dents artificielles taillées à partir d'ivoire et d'incisives de vachevache et de cheval !
Ce n'est même pas là le plus exotiqueexotique des mélanges que l'on est susceptible de croiser à l'époque. En effet, les spécialistes n'hésitent pas à recommander l'usage de dents de veaux, de bœufs, de cadavres humains et d'hippopotames, ou encore celui de défenses d'éléphant ou de morsemorse. Une autre mâchoire inférieure confectionnée par Greenwood pour Washington suivra d'ailleurs ces conseils en employant des dents d'hippopotame, plus denses que l'ivoire d'autres animaux, et donc plus résistantes au jaunissement et à la détérioration... mais aussi plus lourdes. Celles-ci sont donc montées sur une base en or, présentant le mérite d'être léger et facile à modeler. Enfin, certains historienshistoriens suggèrent que des dents d'esclaves auraient pu entrer dans la confection d'un ou plusieurs des dentiers de celui qui était, après tout, propriétaire d'une exploitation où travaillaient des centaines d'Africains. Les preuves restent cependant ténues et ne permettent pas de l'affirmer avec certitude.
Président, et toutes ses dents
Tout au cours de son mandat, cette ribambelle de dentiers sert deux objectifs pour Washington. Premièrement, rendre au Président sa voix. On a tendance à l'oublier, mais les dents sont des actrices incontournables de l'élocution, sans lesquelles un discours peut rapidement se transformer en soupe de mots indistincts. Grâce à son assemblage de dents de vache, de cheval et d'ivoire, le politicien peut mener une campagne triomphante, même s'il ne récupère jamais vraiment son articulationarticulation d'antan. L'homme reste célèbre pour ses discours lapidaires et son tempérament taciturne, probablement tous deux liés à ses difficultés de prononciation.
D'autre part, à son époque, un sourire édenté ou abîmé (bien qu'étant une affliction fréquente) est considéré comme le signe d'une personnalité corrompue. Soucieux de son image, Washington espère donc, grâce aux fabrications de Greenwood, offrir à ses concitoyens un sourire inspirant la confiance et le respect. Pour un seul de ses dentiers, il aurait dépensé en moyenne 60 dollars, soit 1.861 dollars aujourd’hui. Une coquette somme qui en dit long sur la volonté du président de cacher sa bouche dépouillée.
Un calvaire pour Washington
Terminons avec une anecdote qui servira à démontrer qu'en dépit des bons et loyaux services rendus par ces prothèses, celles-ci étaient également une forme de malédiction pour l'homme politique. Comme nous l'avons dit, ces appareils pouvaient être très douloureux à porter. Ils déformaient également les traits du Président, ainsi qu'en témoigne la lèvre inférieure proéminente dépeinte sur ses portraits et les billets portant son image. Comble du comble, ils ne remplissaient que piteusement la fonction que l'on attribue pourtant communément aux dents : mâcher. En effet, les experts préconisaient tout bonnement de retirer ces râteliers artificiels pour manger, les ressorts rendant la mastication compliquée, et parfois même dangereuse. Un mouvementmouvement de mâchoire trop vigoureux, et le dentier risquait de se faire éjecter pour finir sa course dans le visage du convive d'en face.
Ainsi, bien qu'il les portât durant les repas officiels (au désarroi de son dentiste qui lui faisait remarquer que le vin laissait de vilaines taches noires sur l'ivoire), Washington se contentait généralement de rester assis devant son assiette, l'airair dépité. Le sénateur de Pennsylvanie William Maclay remarque combien, durant les repas : « Le Président laissait transparaître dans sa contenance un air décidé de mélancolie [...] À chaque intervalle durant lequel l'on mangeait ou buvait, il jouait avec une fourchette ou un couteau contre la table, à la manière d'une baguette de tambour. »
Il y aurait encore bien d'autres anecdotes à conter autour des dentiers de George Washington, certaines plus fantasques que d'autres. Quoi qu'il en soit, j'espère que ces quelques histoires auront réussi à vous convaincre que le plus trivial des objets a toujours des secrets à compter, et mérite lui aussi sa place sur les étagères de notre Cabinet de curiosités.
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