Alors qu'Elon Musk ambitionne d'envoyer une mission humaine sur Mars d'ici quatre ans, Pierre Brisson, fondateur et président de la Mars Society Switzerland, explique pourquoi un tel projet est irréaliste dans un délai aussi court. Une interview passionnante qui met en lumière les défis à relever.
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Avec la réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, l'exploration spatiale pourrait connaître un nouvel élanélan, après l'impulsion déjà donnée par son administration lors de son premier mandat. Certains anticipent qu'il pourrait initier une mission habitée vers la Planète rouge d'ici la fin de son mandat, qu'il a en ligne de mire depuis sa précédente présidence (2016-2020), où il avait plaidé pour une mission habitée vers Mars avant 2030. Dans un contexte géostratégique tendu, ce projet pourrait renforcer davantage la position des États-Unis dans le domaine spatial, notamment face aux ambitions croissantes de nations telles que la Chine et la Russie.
Cette hypothèse est consolidée par la nomination de Jared Isaacman à la tête de la Nasa, un fervent défenseur de l'exploration humaine. Cette nomination suscite un certain enthousiasme, car il n'est pas prévu de changement de cap significatif en matière d'exploration. Les ambitions lunaires de la Nasa demeurent inchangées, notamment devant le risque croissant de voir la Chine s'établir seule au pôle Sud lunaire. Le programme Artemis, qui vise un retour sur la Lune, sera maintenu, mais là où il devait initialement amorcer des projets précurseurs pour des missions habitées vers Mars, il pourrait être renforcé avec un calendrier ambitieux visant une première mission habitée vers Mars dans quelques années.
Une alliance stratégique et inédite pour l’exploration de Mars
Donald Trump, qui a toujours souligné l'importance de la suprématie américaine dans l'exploration spatiale, a clairement exprimé lors de ses récents discours de campagne son désir de conduire les États-Unis vers Mars avant la fin de son mandat. C'est dans ce contexte plutôt favorable à l'exploration humaine de Mars qu'Elon MuskElon Musk a déclaré à plusieurs reprises qu'il serait prêt à envoyer une mission habitée sur la Planète rouge dès 2029, après une mission robotiquerobotique lancée en 2027 pour préparer le terrain.
La combinaison Trump, Isaacman et Musk semble donc créer une conjonction de facteurs favorables, faisant de Mars une destination crédible à court terme. Cela dit, si nous partageons cet enthousiasme, il faut reconnaître que le calendrier de Musk nous paraît très optimiste. Un avis que partage également Pierre Brisson, fondateur et président de la Mars Society Switzerland, avec qui nous nous sommes entretenus à ce sujet.
Pour ce spécialiste des questions martiennes, bien qu'il juge « probable que des Starship robotiques pourraient partir pour Mars dès janvier 2027 (notée « n ») », date à laquelle des lancements seront possibles du fait de la position respective des deux planètes sur leur orbiteorbite, Pierre Brisson doute fortement que SpaceXSpaceX « lance une mission habitée lors de la fenêtrefenêtre de tir suivante, en mars 2029, car la première mission robotique, celle de 2027, ne sera pas encore revenue sur Terre ».
Tenir compte des contraintes induites par les fenêtres de tir
En effet, la fenêtre de tir de 2029, en mars, s'ouvrira 26 mois après le lancement de la mission inhabitée de 2027 (n+26). Or, cette mission ne reviendra sur Terre que « 30 mois après son départ, en juillet 2029. Cette contrainte s'explique par le fait que les fenêtres de lancement vers Mars ne s'ouvrent qu'une fois pour un seul mois, tous les 26 mois et que les retours vers la Terre ne sont possibles qu'un seul mois tous les 24 mois à partir de la même date « n » (soit 6 mois de voyage aller, puis 18 mois de séjour sur place) », explique-t-il.
Le saviez-vous ?
Pour mieux comprendre les contraintes qu’induisent ces fenêtres de tir, nous vous proposons la lecture d’un article que Pierre Brisson a écrit sur ce sujet dans son blog Exploration Spatiale - Le blog de Pierre Brisson. Il explique pourquoi les opportunités de lancement vers Mars et les retours depuis Mars sont limités dans le temps, ce qui complexifie la planification des missions futures. Il explique aussi pourquoi l’alternative, qui engendre un séjour plus court sur Mars et un survol de Vénus pour retourner sur Terre, est pratiquement impossible à cause de plusieurs aspects négatifs.
NB : Pierre Brisson fait remarquer qu'Elon Musk pourrait décider d'envoyer plus d'une fuséefusée vers Mars lors de la fenêtre de tirs de janvier 2027 : « Ce serait conforme à la politique de tests de l'entrepreneur. Si c'était le cas, il pourrait considérer deux lancements : un "libre-retour" sans arrêt sur la planète et un retour de conjonction impliquant un séjour de 18 mois sur la planète. Le premier pourrait s'effectuer sans réapprovisionnement en ergolsergols (carburant et comburantcomburant), le second permettrait de d'extraire de la glace d'eau et de produire sur Mars ces ergols (ISPP, pour In Situ Propellant Production). Cela ne change pas raisonnement ce qui suit, mais permettrait de mieux se préparer pour la suite car le libre-retour ne permettrait un retour qu'en n+6+24, donc toujours trop tard ».
Pierre Brisson et de nombreux experts partageant son avis estiment qu'il est nécessaire « d'attendre au moins le retour de cette première mission robotique pour décider d'envoyer ou non un équipage humain lors des fenêtres de tir suivantes ». Le but étant de débriefer cette mission dont la principale utilité est de démontrer la « faisabilité d'une mission habitée réalisée en sécurité, du voyage aller-retour vers Mars et le séjour sur la planète Mars ». Parmi les points durs figure la production de carburant depuis le sol martien pour le voyage du retour. En effet, aussi attrayante soit-elle, l'idée d'amener sur Mars le carburant nécessaire au voyage de retour « n'est pour l'instant pas techniquement réalisable », tient-il à préciser. La capacité d'emport d'un Starship martien « n'est que d'une centaine de tonnes, alors qu'il faudra 400 tonnes d'ergols pour redécoller de Mars avec un vaisseau vide (sans charge utile à bord) et ensuite atterrir sur Terre ».
Lancer un Starship habité en 2029 « signifierait que la mission a été planifiée sans que l'on ait pu tirer toutes les conclusions du vol robotique de 2027 ». Il reste, de plus, beaucoup de choses à mettre au point, telles que « l'approvisionnement en énergieénergie pendant le vol, la démonstration de la faisabilité de l'atterrissage sur Mars, du redécollage, et la démonstration de nos capacités robotiques pour préparer le vol de retour robotique et dans une moindre mesure, du vol de retour habité », argumente Pierre Brisson.
Délais et défis
Dit autrement, la réalisation de cette mission dépendra de la capacité à surmonter de nombreux défis considérables en matière de technologie, d'ingénierie et de logistique. Les efforts pour garantir la sécurité des astronautesastronautes, développer un système de support-vie fiable et être capable de générer sur Mars les ressources nécessaires à une telle mission seront cruciaux. Concrètement, « on ne peut pas éluder ces défis, car le retour sur Terre implique plusieurs vérifications essentielles », que liste Pierre Brisson.
« Chacune de ces étapes est indispensable pour garantir le succès de la mission et la sécurité des astronautes tout au long de leur périple :
- s'assurer de la faisabilité d'un EDL (Entry, Descent, and Landing) au retour sur Terre, très dur ;
- vérifier le bon fonctionnement jusqu'au bout, du système d'énergie embarquée et des différents équipements de support de vie qui auront été en veille depuis l'arrivée sur Mars ;
- analyser l'innocuité pour les hommes du séjour sur Mars en étudiant des échantillons significatifs du sol et du sous-sol immédiat de la planète dans des laboratoires terrestres (sinon l'administration américaine chargée de la « protection planétaire » refuserait le vol) ;
- évaluer la capacité à produire sur Mars suffisamment de carburant pour le voyage de retour (ISPP). »
Un rythme de lancement régulier, à chaque fenêtre de tir
Il serait raisonnable d'envisager non pas une seule mission robotique, mais probablement trois ou peut-être quatre avant d'envoyer une mission habitée, « puisque le retour sur Terre de la mission 2027 ne pourrait être effectif avant la fermeture de la fenêtre de départ de 2029 et le retour sur Terre de la mission 2029 avant la fermeture de la fenêtre de départ de la mission 2031 », explique Pierre Brisson. Dans ce scénario, qui n'est pas celui privilégié par SpaceX, Pierre Brisson pense en effet préférable que « la fenêtre de 2031 soit utilisée pour un troisième vol robotique, pour confirmer la faisabilité que l'on aura pu déduire du vol 2027, en l'attente du retour du vol 2029, afin de maximiser les chances de réussite. Il ne faut pas oublier que l'on met en jeu des vies humaines et qu'un échec serait catastrophique non seulement pour ces vies, mais aussi pour le Projet Mars dans son ensemble ».
“Je pense que l’on peut raisonnablement la fixer entre mai 2031 et septembre 2035”
C'est pourquoi une première mission habitée vers Mars n'est pas envisageable avant la décennie 2030. « Je pense que l'on peut raisonnablement la fixer entre mai 2031 et septembre 2035, en prenant éventuellement, au mieux, le risque de 2031 si la conclusion du vol 2027 est totalement positive. Un autre intérêt à décoller à cet horizon est qu'on peut raisonnablement penser que d'ici 2035, « plusieurs études auront été menées sur les effets des radiations HZE [radiations cosmiques (GCR) « dures », c'est-à-dire impliquant des noyaux atomiques de métallicitémétallicité (numéro atomiquenuméro atomique « Z ») élevée, proches du ferfer, soit environ 2 % des GCR] reçues lors de séjours longs sur la Lune », ce qui devrait contribuer à mieux comprendre les effets des radiations sur les astronautes et à « déterminer quelles mesures prendre pour mieux les protéger pendant leur long voyage interplanétaire ».
Objectif 2035, voire 2033 !
On pourrait considérer juillet 2033 comme une date de lancement, mais, toujours dans un souci de limiter les risques et dans l'hypothèse probable où des modifications intéressantes pourraient être apportées après le retour du deuxième vol robotique de 2029 et qu'il faudrait encore les tester, « il serait plus raisonnable d'attendre le retour sur Terre de la mission de 2031, en novembre 2033, pour en tirer toutes les leçons et procéder aux dernières modifications et ajustements. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les missions habitées auront besoin d'équipements sur place et qu'on ne pourra pas tout envoyer avec un seul Starship ». Dans ce cas, le « véritable départ de la première mission habitée ne serait possible qu'en septembre 2035 ».
Avec le vol de 2033 (alors 4e vol robotisé), on se « contenterait de tester une nouvelle fois le Starship et d'apporter des équipements supplémentaires (notamment un petit réacteur nucléaire type Pylon ou Kaleidos), car redondance rime avec sécurité ». Dans ce scénario, la fenêtre de tir de 2033 serait utilisée pour envoyer une quatrième mission robotique qui se contenterait de « tester une nouvelle fois le Starship ». Mais tout dépend des retours d'information sur les vols robotiques précédents. Si le vol 2027 « s'est bien déroulé et que le vol 2029 a pu améliorer sa sécurité et la fiabilité, alors on partira en juillet 2033 ».
Dans un de ses tweets récents (29 décembre de « Kekius Maximus », un alias), Elon Musk a envisagé (« perhaps ») une mission habitée qui survolerait Mars en 2027 (ce serait un libre-retour). Pour Pierre Brisson, une telle mission semble exclue. « En effet, bien qu'elle ne demanderait pas davantage de carburant et comburant, elle impliquerait un retour de deux ans (minimum) dans l'habitat du Starship, sans pouvoir en sortir. Ces deux ans s'ajouteraient aux six mois minimum du voyage aller. On ne peut raisonnablement envisager de soumettre un équipage humain à une telle épreuve (enfermement prolongé, expositions aux radiations), sans compter que l'escale sur Mars permettrait un réapprovisionnement en eau (à partir des dépôts en glace, nombreux sur la planète) ».
Conclusion
Comme tient à le souligner Pierre Brisson, « cette incertitude sur la date d'un premier lancement habité à destination de Mars, entre 2031 et 2035 s'explique par les facteurs annoncés dans l'article », mais ce sera peut-être la « concurrence chinoise qui précipitera les choses comme la conquête de la Lune avait été accélérée par la concurrence avec les Soviétiques ».
Ce calendrier dépend évidement « non seulement des performances de SpaceX et de la volonté d'Elon Musk », mais aussi de celle du « successeur de Donald Trump à la présidence des États-Unis, dont le mandat se terminera en janvier 2029 et donc l'effectivité de la concurrence chinoise ». Enfin, les performances des vols de 2027 et 2029, ainsi que celle de la mission lunaire Artemis III qui doit utiliser une version du Starship (le HLS), seront « donc particulièrement importantes ». Mais in fine, la « concurrence chinoise pourrait pousser les États-Unis à prendre le risque d'un vol habité dès 2031 ».
À noter
Pierre Brisson est l'auteur du blogblog Exploration Spatiale - Le blog de Pierre Brisson (hébergé pendant 8 ans par le journal Le Temps).