Plutôt que d'aller sur la Lune avec la Nasa, l'Europe et l'ESA pourraient envoyer des humains sur Mars durant la décennie 2040. Une étude montre que cela est techniquement possible à un coût raisonnable. Les explications de Jean-Marc Salotti, auteur de l'étude publiée dans Sciences.
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Si l'Agence spatiale européenneAgence spatiale européenne (ESA) n'a pas égalé, voire dépassé la Nasa dans le domaine des vols habitésvols habités et l'exploration, cela s'explique par un manque d'audace et de volonté politique. Cette politique est d'autant plus surprenante que l'Europe dispose de toutes les technologies clés, et généralement démontrées, pour développer son propre système de transport spatial.
Si cette situation devait perdurer, malgré la volonté affichée de Josef Aschbacher, le directeur général de l'ESA qui a plaidé pour une capacité européenne dans le domaine du transport spatial (fret et astronautes), l'Europe pourrait prendre le leadership d'une mission habitée à destination de Mars. Une information qui peut faire sourire mais tout à fait plausible.
Dans une étude récemment publiée dans Sciences, Jean-Marc Salotti, membre de l'Académie internationale d'astronautique, de l'association Planète Mars et diplômé de l'International Space University, a décrit le scénario d'une mission habitée à destination de Mars qui pourrait être réalisée pour un coût de seulement une dizaine de milliards d'euros, étalés sur 15 ans, à l'aide d'une Ariane 6Ariane 6 adaptée à cette mission. Il démontre aussi que, depuis 50 ans, l'incapacité de la Nasa à envoyer des Hommes sur Mars s'explique moins par un manque de financement que par des scénarios et architectures de missions incroyablement complexes et des mauvais choix !
“Cent tonnes. Un équipage de trois personnes et l’aérocapture : la clé du succès d'une mission habitée techniquement réalisable à un coût modéré”
Futura : Comment expliquez-vous la « simplicité technique » de votre proposition pour aller et revenir de Mars par rapport aux scénarios de missions incroyablement complexes de la Nasa ?
Jean-Marc Salotti : La Nasa planche sur une mission habitée martienne depuis 30 ans. À chaque fois la mission proposée est chère, longue et compliquée. Le Congrès ne la finance donc pas. Quelque part, c'est un échec cuisant pour les ingénieurs de la Nasa. Pourtant, avec trois astronautes, de meilleures options et quelque 50 milliards de dollars, je suis convaincu que la Nasa serait déjà sur Mars.
Futura : D’après vous, la méthode de la Nasa n’est pas la bonne ?
Jean-Marc Salotti : Oui. Du fait de son mode de fonctionnement, la Nasa n'a pas l'habitude de faire simple. Pour chaque projet de mission habitée à destination de Mars, plusieurs équipes sont sollicitées pour définir le scénario. Par exemple, une équipe pour les modules à envoyer vers Mars, une autre pour le système de propulsion interplanétaire qui va envoyer ces modules, une autre pour les techniques d'atterrissage, une pour les facteurs humains. Résultat, chacune des équipes apporte sa contribution et au final, il n'y a pas d'optimisation. Je pense, et je ne suis pas le seul, que ce n'est pas la bonne méthode.
En particulier, la Nasa veut six astronautes et n'a jamais souhaité examiner en détail d'autres scénarios avec des équipages moins nombreux. Or, un équipage de six personnes est très contraignant en matière de masse et de carburant. C'est un facteur très pénalisant.
Futura : Pourquoi la Nasa se focalise-t-elle sur un équipage de six astronautes ?
Jean-Marc Salotti : La Nasa a demandé à des spécialistes des facteurs humains de déterminer combien de personnes étaient nécessaires pour composer un équipage à destination de Mars. La réponse a été six. Depuis, chacun de ses projets a été dimensionné autour de ce nombre.
Futura : Six personnes, c’est trop pour une mission habitée ?
Jean-Marc Salotti : Oui et non. Effectivement, le nombre optimal est sans doute proche de six, mais on peut tout à fait réaliser une mission habitée avec un équipage de seulement trois astronautes. Il suffit d'entraîner et de préparer les bonnes personnes. Tout est une question d'optimisation. Avec trois astronautes, il faut s'assurer que chacun à des compétences complémentaires des autres et bien les répartir. Évidemment ce n'est pas optimal du point de vue du retour scientifique. Mais, pour l'équipe d'ingénieurs qui conçoit la mission, c'est mieux pour l'économie en matière de carburant et de masse que cela permet, et l'impact est énorme sur la complexité de la mission, ainsi que sur les risques.
Futura : À combien estimez-vous le nombre idéal de membres d’un équipage en vol pour Mars ?
Jean-Marc Salotti : J'ai discuté avec un spécialiste des facteurs humains et participé à une étude de l'Académie internationale d'astronautique sur la synthèse des missions habitées martiennes. Le nombre idéal dépend du critère sur lequel on se focalise. Si l'on tient compte du seul facteur humain, alors c'est six. Par contre, pour l'ingénieur qui conçoit la mission, l'équipage idéal se situe entre trois et quatre personnes. Même avec ce nombre réduit, cela nécessite un vaisseau forcément très massif. Pour une première mission, trois ou quatre personnes c'est déjà pas mal. On peut d'ailleurs faire six en doublant la mission. Dans cette configuration à deux véhicules, la masse et le carburant sont encore inférieurs à une mission de six personnes telle qu'envisagée par la Nasa. Et je ne parle pas de la proposition d'Elon MuskElon Musk, très ambitieux avec son équipage de 100 personnes.
Futura : Hommes et femmes. Vous avez réfléchi à cet aspect ?
Jean-Marc Salotti : Oui. C'est une question qui a son importance. Il y a là un facteur humain à prendre en considération. Cela dit, plusieurs configurations d'équipages sont possibles, y compris seulement des hommes ou que des femmes. L'absence de femmes ou d'hommes n'est pas un facteur pénalisant, le plus important, c'est le profil psychologique de chaque membre d'équipage, l'efficacité du groupe et l'entraînement.
Futura : À vous lire, l’aérocapture pour l’insertion en orbite autour de Mars est la clé ?
Jean-Marc Salotti : Oui. C'est même un choix fondamental qui simplifie considérablement l'architecture de la mission et évite un assemblage en orbiteorbite basse qui ne peut être que complexe et coûteux. On gagne de l'ordre de 20 % de la masse totale à placer en orbite martienne, et le gain est encore plus important pour les atterrisseurs. Sans aérocaptureaérocapture, un étage de propulsion serait nécessaire pour freiner, ce qui alourdirait significativement la masse du véhicule. Avec l'aérocapture, un bouclier thermique est certes nécessaire avec un surcoût en masse maîtrisable (de l'ordre de 30 à 40 % de la charge utile).
Futura : Quelles sont les différences entre l’aérofreinage et l’aérocapture ?
Jean-Marc Salotti : Par rapport aux manœuvres d'aérofreinageaérofreinage, une manœuvre d'aérocapture oblige à descendre très bas dans l'atmosphèreatmosphère selon une trajectoire très précise et parfaitement contrôlée, puis à en ressortir quelques minutes plus tard. Ensuite, une légère poussée suffit pour placer le vaisseau sur une orbite basse circulaire. Cela évite une entrée directe car il faut être certain des conditions météorologiques au-dessus du point d'atterrissage et il peut également s'avérer nécessaire d'ajuster les paramètres de l'entrée atmosphérique pour un atterrissage précis et bien contrôlé.
Futura : Concrètement, quels sont les principaux points durs dans votre scénario ?
Jean-Marc Salotti : J'en ai identifié deux, qui se retrouvent dans pratiquement tous les scénarios. La phase dite EDL (entrée, descente et atterrissage) et la phase de remontée en orbite avec le véhicule d'ascension martien (MAV). Deux points compliqués, car on manque d'expérience sur ces phases-là. Malgré le savoir-faire acquis dans le domaine des vols habités, cette expérience est très insuffisante pour se préparer au voyage martien.
La phase EDL est un enchaînement de procédures qui se déclenchent les unes après les autres. En rater une et la mission peut échouer. Cette phase devra être testée sans humain. Un seul test ne sera pas suffisant à cause des variables climatiques et du vol (courants atmosphériques, angle d'inclinaison, incidenceincidence, angle de rentrée, attitude...). À cela s'ajoute que ces essais devront être réalisés sur Mars. La partie la plus délicate sera le contrôle d'entrée dans l'atmosphère et la maîtrise du mode propulsif pour freiner et arriver à quelques mètres par seconde en vitessevitesse finale.
L'autre point dur, c'est le véhicule d'ascension martien (MAV). Il faudra également le tester sur Mars, bien que cela ne soit pas évident. Moins critique que la phase EDL car il s'agit juste d'un petit véhicule pour retourner en orbite martienne. On l'a fait pour la LuneLune et les missions ApolloApollo.
Futura : La Nasa et l’ESA vont utiliser un MAV lors de la mission de retour d’échantillons martiens. Ce retour d’expérience peut-il être utile à une mission habitée ?
Jean-Marc Salotti : Oui, mais cela ne sera pas suffisant pour qualifier un MAV habité. Avec le retour d'échantillons, la Nasa a fait le minimum. Et c'est bien dommage. On ne peut que regretter que l'aspect habité ait été absent dans la définition de ce MAV. Pour qualifier un MAV habité, il sera nécessaire de réaliser une mission de retour échantillons bien plus lourde pour tester un véhicule de retour en orbite avec la même masse qu'un MAV habité. De l'ordre d'une tonne à remonter en orbite martienne.
Futura : Vous évoquez les problèmes psychologiques à étudier avant d’envisager une mission vers Mars ?
Jean-Marc Salotti : C'est un gros point d'interrogation. Les facteurs psychiques, mais aussi tous les problèmes qu'engendre l'éloignement, sont impossibles à simuler sur Terre. Plusieurs d'entre eux ne sont pas reproductibles. Bien qu'il soit impossible de simuler simultanément tous les aspects d'une mission sur Mars, il sera nécessaire de faire une mission de test dans des conditions d'isolement et de confinement semblables à celles d'une future mission sur Mars. Cette mission devra être envoyée vers une orbite très éloignée où la Terre sera vue comme un tout petit point. Cette mission servira aussi à tester les systèmes de support vie et il n'y aura d'ailleurs aucun contact direct avec les astronautes et la Terre puisque les communications respecteront le délai de transmission entre les deux planètes, qui varie de trois à vingt minutes selon leurs positions.
Futura : Vous semblez convaincu qu’une « super » Ariane 6 pourrait être utilisée ?
Jean-Marc Salotti : Effectivement. Une « super » Ariane 6 utilisant des moteurs et des boostersboosters existants. Mes calculs suggèrent qu'une Ariane 6 équipée de cinq moteurs Vulcain II ou sept moteurs PrometheusPrometheus pour le premier étage, un Vulcain 2 pour l'étage supérieur et six boosters solidessolides, serait suffisante pour lancer 100 tonnes en orbite basse et jusqu'à 36 tonnes à destination de Mars. En supposant que ce lanceurlanceur existe, seulement cinq lancements seront nécessaires pour une mission habitée.
Futura : Cinq lancements donc ?
Jean-Marc Salotti : Oui. Le premier vol lancera le MAV ; le deuxième vol enverra les consommables, les roversrovers et des outils scientifiques à la surface martienne ; le troisième enverra l'habitat du véhicule de retour qui stationnera en orbite autour de Mars. Le quatrième lancement enverra le système de propulsion du véhicule de retour (VRE). Le dernier lancement d'une « super » Ariane 6 enverra en orbite basse le vaisseau habité interplanétaire. Pour des raisons de sécurité, l'équipage pourrait rejoindre ce vaisseau par une fuséefusée plus petite dédiée au transfert vers l'orbite basse. Le vaisseau interplanétaire serait ensuite envoyé vers Mars pour y atterrir, tout près des deux autres vaisseaux déjà arrivés, le MAV et le module avec consommables et outils scientifiques.
Futura : Vous faites le choix de ne pas assembler de véhicule en orbite. Pourquoi ?
Jean-Marc Salotti : C'est un point très important auquel je tiens. Le réflexe de beaucoup d'ingénieurs, c'est de proposer immédiatement un train spatial pour le voyage vers Mars. Module habité, atterrisseur, capsule pour le retour. Cela présente certainement un intérêt sauf que si on veut réaliser une aérocapture, le train spatial ne le permet pas, notamment par le fait que le dimensionnement d'un bouclier thermique pour protéger chaque « wagon » du train serait trop contraignant en matière de masse. Pour optimiser l'aérocapture, il faut un vaisseau aussi compact que possible, c'est pourquoi je préconise d'envoyer tous les modules vers Mars de manière séparée, en privilégiant le rendez-vous à la surface de Mars. De plus, tous les éléments inutiles au voyage aller pourront être envoyés avant. C'est notamment vrai pour le MAV, le véhicule de retour et le module avec consommables que l'on fait atterrir sur la surface, ce qui permet de s'assurer que tous les éléments du voyage aller-retour sont bien en place avant d'envoyer le vaisseau habité.
Futura : L’assemblage en orbite est donc contre-intuitif ?
Jean-Marc Salotti : Oui. Ça en devient ridiculement complexe. Une étude de la Nasa de 2009 expliquait que trois à cinq lancements étaient nécessaires pour assembler les modules de chaque véhicule interplanétaire, et qu'il y avait deux vaisseaux cargo et un vaisseau habité à assembler, soit un total de 11 lancements lourds. Une usine à gazgaz ! De plus, il faut savoir qu'il était prévu d'amener également des systèmes de propulsion dédiés uniquement au rehaussement orbital des modules, car l'assemblage devait durer plusieurs années, avec, comme pour l'ISSISS, une altitude qui décroît lentement et la nécessité de remonter périodiquement les modules.
S'il faut réunir des modules, autant les réunir sur Mars ! On sait faire atterrir au même endroit plusieurs véhicules avec des distances de sécurité d'environ un kilomètre. C'est réalisable, au prix d'un peu plus de carburant permettant un déplacement latéral lors de la dernière phase de la descente.
Futura : Votre scénario de mission repose sur un lanceur capable d’envoyer 100 tonnes en LEO ? Peut-on dire que tout votre travail découle de ces 100 tonnes ? Idéalement, vous souhaiteriez combien de tonnes en LEO ?
Jean-Marc Salotti : 100 tonnes. Un équipage de trois personnes et l'aérocapture. C'est la clé d'une mission habitée à destination de Mars, techniquement et financièrement réalisable. Avec 100 tonnes, on est capable de mettre en orbite le vaisseau et le système de propulsion qui envoie tout ce qu'il faut pour Mars. Idem pour le MAV et son carburant du retour. Il faut avoir cette capacité de 100 tonnes, car elle permet finalement d'envoyer tous les modules nécessaires en évitant l'assemblage en orbite basse.
C'est beaucoup plus compliqué avec une capacité de 80 tonnes, car tout devient trop lourd à envoyer vers Mars, il faut procéder à un assemblage complexe, avec de surcroît le risque de ne plus pouvoir procéder à l'aérocapture si le vaisseau perd en compacité. Dans l'autre sens, si l'on a 130 tonnes de capacité, on peut envoyer un équipage de quatre personnes en une fois, et il faut sans doute de l'ordre de 200 tonnes de capacité pour passer à six personnes. Cent tonnes, c'est le minimum pour une mission habitée martienne efficace, avec un dimensionnement adapté également pour les missions lunaires ou vers des astéroïdesastéroïdes.
Futura : La technologie est-elle suffisamment mûre pour envisager cette mission ces prochaines années ?
Jean-Marc Salotti : Oui. Mieux encore, pour la plupart des technologies concernées, le système de mesure utilisé pour évaluer le niveau de maturité d'une technologie, le TRL (Technology Readiness Level) est très élevé et supérieur à 6 sur une échelle qui compte neuf niveaux. Le TRL le plus faible est celui concernant la phase d'entrée, de descente et d'atterrissage sur Mars. Il est actuellement de 3. Il y a un effort certain à faire, mais on ne part pas non plus de zéro, grâce aux démonstrateurs de rentrée atmosphériquedémonstrateurs de rentrée atmosphérique tels que l'IXV. Il y a ainsi des technologies disponibles sur étagères. À nous de voir si elles sont adaptables à une mission martiennemission martienne habitée.
Futura : À combien estimez-vous le coût d’une telle mission et en combien de temps cela pourrait être réalisé ?
Jean-Marc Salotti : Son coût serait de l'ordre de 10 à 15 milliards d'euros étalés sur 15 ans. Moins d'un milliard par an, peut-être seulement 800 millions si on exploite correctement les technologies d'Ariane 6 et que l'on fait les bons choix ! C'est moins que le programme ISS qui, certes, s'étale sur quatre décennies mais aura coûté plus de 150 milliards de dollars et aussi cher que l'observatoire James-Webb (10 milliards de dollars).