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Schéma du principe d'une mesure au microscope à force atomique en mode d'absence de contact (c'est-à-dire avec une molécule de monoxyde de carbone à la pointe de l'aiguille du microscope). En faisant réfléchir un faisceau laser sur la barre portant la pointe du microscope, on peut déduire les variations de position verticale causées par les variations des forces exercées par les atomes. De ces variations, on peut déduire une image par traitement mathématique. © UC Regents, 2013
Le 5 septembre 1906, Ludwig Boltzmann s'est suicidé. Considéré comme le père de la mécanique statistique avec Maxwell et surtout Josiah Willard Gibbs (à qui l'on doit aussi l'analyse vectorielle moderne), il avait sombré dans la dépression à la suite de l'opposition de nombre de ses collègues. Boltzmann croyait en effet fermement à l'existence des atomes, alors que la majorité des chimistes et des physiciensphysiciens de l'époque, influencés par l'épistémologie positiviste, dont Ernst MachErnst Mach était le champion, refusait cette hypothèse. Le prétexte fallacieux était que l'on ne pouvait pas observer directement des atomes avec un microscope, ce qui serait la seule preuve incontestable de leur existence.
Pourtant, à l'époque, nombreux étaient les faits connus qui s'expliquaient très naturellement par les équations que Maxwell, Boltzmann et d'autres avaient construites en se basant sur la structure atomique de la matière. De nos jours, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur les oppositions à l'existence de la matière noire et de l'énergie noire que l'on rencontre parfois en la rapprochant de l'histoire de la théorie atomique à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
Ernst Mach est bien connu pour ses travaux sur les ondes de choc en hydrodynamique avec des vitesses supersoniques. Tenant d'une philosophie positiviste hostile à l'hypothèse atomique, il a fortement influencé Einstein dans ses travaux sur la théorie de la relativité. Les fondateurs du fameux cercle de Vienne se réclamaient souvent de lui. © DP
Un cliché montrant les liaisons chimiques covalentes
En 1908, Jean Perrin mit fin au débat en réalisant une expérience utilisant dans son interprétation une formule d'Einstein, lui-même grand admirateur de Boltzmann et, ironiquement, de Mach. Les atomes existaient bel et bien.
Que diraient aujourd'hui Boltzmann et ses détracteurs en voyant les images publiées dans un article de Science par le chimiste Felix Fischer et le physicien Michael Crommie de l'université de Californie à Berkeley ? En effet, avec leurs collègues, les deux chercheurs sont parvenus à visualiser non seulement une molécule et ses atomes, mais aussi les changements survenus lors d'une réaction chimiqueréaction chimique.
Bien que ce ne soit pas la première observation d'atomes ou de molécules avec un microscopemicroscope moderne, la performance est tout de même bluffante. , « En chimiechimie, on jette des trucs dans un ballonballon et quelque chose d'autre en sort, rappelle Felix Fischer, mais en général vous obtenez seulement des informations très indirectes sur ce que vous avez. Il faut faire des déductions en utilisant les informations provenant des mesures obtenues avec de la résonance magnétique nucléairerésonance magnétique nucléaire, des spectresspectres en infrarougeinfrarouge ou en ultravioletultraviolet. C'est comme un puzzle où on tente de déterminer une structure probable en mettant toutes les informations disponibles ensemble. Mais cela reste aussi problématique que déterminer une image d'un objet uniquement à partir de son ombre. Ici, nous avons une technique permettant de voir directement à quelle molécule on a affaire. C'est comme prendre un cliché. »
Ces images montrent les effets de réactions de cyclisation observées dans une molécule organique déposée sur une surface en argent. En haut, des images de la molécule avant (A) et après (B) la réaction, obtenues avec un microscope à effet tunnel. Au milieu, les images réalisées avec un microscope à force atomique en mode sans contact. L'amélioration de la résolution qui montre maintenant clairement et directement des liaisons covalentes est impressionnante. La barre d’échelle matérialise 0,3 nanomètre. © UC Regents, 2013
Nanostructures et microscope à force atomique
Initialement, Fischer ne cherchait pas à visualiser les changements de structure d'une molécule lors d'une réaction chimique. Son but était autre : développer des techniques pour fabriquer des nanostructures basées sur du graphène à destination de la nanoélectronique. Afin d'obtenir les composants des ordinateursordinateurs de demain, le chimiste cherchait comment déposer correctement des molécules sur un feuillet de graphènegraphène, afin de réaliser des édifices atomiques appropriés.
Mais pour cela, il fallait pouvoir déterminer quels étaient les résultats finaux lors des expériences, et donc visualiser les nanostructures obtenues. Or, son collègue Michael Crommie est précisément expert dans l'art d'utiliser un microscope à force atomiquemicroscope à force atomique pour déplacer individuellement des atomes sur la surface d'un matériaumatériau, et donc dans l'observation de la structure de cette surface avec une résolutionrésolution atomique.
Les deux chercheurs ont partagé leur expertise dans des expériences qui ont consisté tout d'abord à refroidir avec de l'héliumhélium liquideliquide la surface et les molécules utilisées. Une première localisation de l'emplacement de ces molécules a été obtenue grâce à un microscope à effet tunnelmicroscope à effet tunnel. C'est ensuite, pour affiner cette localisation, que les deux hommes ont utilisé un microscope à force atomique en mode d'absence de contact, selon la technique mise au point par Gerhard Meyer et ses collaborateurs, d'IBM à Zurich. Elle consiste à augmenter la résolution des images en déposant une molécule de monoxyde de carbonemonoxyde de carbone à la pointe de l'aiguille du microscope à force atomique.
Technique révolutionnaire pour l'étude de la catalyse
Après avoir pris une première image de la molécule créée spécialement par Fischer pour l'occasion, Crommie et ses collègues ont chauffé la surface pour rendre possibles des réactions chimiques, puis ils l'ont à nouveau refroidie à 4 kelvinskelvins pour prendre un autre cliché.
Comme le montrent les images, les résultats obtenus sont impressionnants. « Même si j'utilise ces molécules quotidiennement, voir ces images m'a bluffé, commente Felix Fischer. C'est ce que mes professeurs disaient que nous ne serions jamais capables de voir réellement, et maintenant nous le faisons. » Et le chimiste d'ajouter que « cette technique trouvera, par exemple, une applicationapplication dans l'étude de la catalysecatalyse hétérogène, largement utilisée dans les industries pétrolières et chimiques. Pour comprendre la chimie sur une surface catalytique, nous avons besoin d'un outil capable de nous dire quelle liaison chimiqueliaison chimique s'est formée et quelle liaison s'est brisée. Cette technique est unique. Je pense que c'est révolutionnaire. »