Dans ce nouveau chapitre du Cabinet de curiosités, nous parlons de cuillères, de Mendeleïev, de magiciens et d'un talk-show qui tourne mal. Installez-vous confortablement, préparez-vous un bon thé, faites attention à votre cuillère, et commençons.
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Une horloge ancienne sonne discrètement sur le manteaumanteau de la cheminéecheminée, vous rappelant à la réalité. Vous êtes dans le salon d'un chimiste, une tasse de thé à la main, et une invitation posée sur votre jambe. Vous n'avez aucune idée de la manière dont cette dernière est arrivée en votre possession. À bien y réfléchir, vous n'avez même aucun souvenir de votre rencontre avec le scientifique qui vous accueille chez lui. Tout ce que vous savez, c'est que celui-ci vous a proposé de lui rendre visite afin de contempler « sa vingtième acquisition », écrit-il « une nouvelle pièce pour mon cabinet de curiosités, qui devrait vous intéresser ». D'un air distrait, vous remuez lentement votre cuillère trois fois dans votre tasse et en la sortant du liquide brûlant, découvrez avec surprise que la partie précédemment immergée a complètement disparu. « Ha ! » s'exclame le chimiste triomphant. « Alors, qu'en pensez-vous ? »
En 2010, l'auteur Sam Kean publie The Disappearing Spoon and other true tales from the Periodic Table, un ouvrage rempli d'anecdotes fascinantes (mais tristement dénué de bibliographie, ce qui amène le lecteur ou la lectrice avertie à questionner la véracité de certaines d’entre elles)) sur les éléments du tableau périodique de Mendeleïevtableau périodique de Mendeleïev. Il y décrit notamment la découverte du gallium, un métal pauvre dont le point de fusion est si bas (29,76 °C) qu'il fond littéralement dans la main. À ce sujet, il raconte : « Comme le gallium est facile à modeler et ressemble à l'aluminiumaluminium, un tour populaire consiste à façonner des cuillères de gallium, les servir avec le thé, et regarder vos invités sursauter en voyant leur Earl Grey "manger" leurs ustensiles. » (Si vous tentez l'expérience, cela va de soi, n'ingérez pas le métal et lavez-vous bien les mains pour vous débarrasser des résidus.)
Une cuillère de gallium plongée dans de l'eau chaude se liquéfie à cause de son point de fusion très bas. © Gallium0031, YouTube
Mendeleïev avait raison
Avant même qu'il ne soit découvert en 1875 par Paul-Émile Lecoq de Boisbaudran, le gallium a déjà pris forme dans l'esprit de Dmitri MendeleïevDmitri Mendeleïev depuis quatre ans, sous le nom d'eka-aluminium. Grâce à son formidable travail de classification périodique, le scientifique russe est parvenu à prédire la majeure partie des propriétés de cet élément encore inconnu : son poids atomique, sa densité, son point de fusion, le fait qu'il se dissoudrait lentement dans les acidesacides, formerait des sels basiques, ne réagirait pas avec l'air, et même le fait qu'il serait détecté pour la première fois grâce à la spectroscopie. Ce que fit effectivement quelques années plus tard Lecoq de Boisbaudran, en analysant un échantillon de sphalérite.
Le gallium n'est pas disponible dans sa forme libre, à l'état naturel - on le rencontre sous la forme d'impuretés dans les mineraisminerais de zinczinc et dans la bauxitebauxite, dans l'état d'oxydationoxydation +3 - gallium (III). Lecoq de Boisbaudran dut donc recourir à l'électrolyseélectrolyse pour obtenir une forme suffisamment pure de l'élément avant de le soumettre à différents tests. Il lui donna le nom qu'on lui connaît aujourd'hui, en hommage à sa mère-patrie (« gallium » étant issu du nom latin de la Gaule, Gallia), et conclut que celui-ci possédait une densité de 4,7 g/cm3. Mendeleïev se serait apparemment empressé de contester cette valeur en demandant au chimiste français de refaire ses mesures, car de son côté, ses calculs prédisaient une densité de 6 g/cm3. Après de nouveaux tests, Lecoq de Boisbaudran annonça finalement un résultat de 5,9 g/cm3 et admit le succès du système de Mendeleïev.
Uri Geller et les tordeurs de cuillères
Avant de conclure ce court chapitre du Cabinet de curiosités, et puisque nous sommes sur le sujet des tours de magie réalisés avec des ustensiles, faisons un détour du côté des prestidigitateurs spécialisés dans la torsiontorsion de cuillères. Notons d'abord que si la cuillère de gallium peut être une astuce viable pour ce type de tour - avec un public suffisamment crédule -, elle est rarement utilisée et les illusionnistes lui préfèrent d'autres techniques comme celles exposées dans la vidéo ci-dessous. Au début des années 1970, le « télépathe », « sourcier » et « psychokinéticien » Uri Geller fait fureur aux États-Unis. Il se produit en spectacle et se rend sur les plateaux télé où il exerce ses prétendus talents de médium et tord divers objets en métal par la simple force de son esprit, affirme-t-il (ce que l'on appelle dans le jargon du paranormal la psychokinèse).
Michael Shermer, éditeur en chef du magazine Skeptic, démontre plusieurs manières de réaliser le tour de la torsion de cuillère. © Skeptic, Youtube
En 1973, Geller est invité sur le plateau du Tonight Show où Johnny Carson, lui-même ancien magicien et sceptique endurci, a bien l'intention de tirer l'affaire au clair. Ce dernier fait donc appel à James Randi, un illusionniste professionnel à l'humour mordant qui, plutôt que de mystifier le public, reconnaît très volontiers que tous ses tours sont d'habiles supercheries. Ensemble, ils choisissent eux-mêmes les objets sur lesquels Geller « exercera ses pouvoirs » au cours de l'émissionémission (de banales cuillères et autres accessoires) et interdisent au jeune prestidigitateur et à son équipe de s'en approcher avant le début de l'enregistrement. Les premiers mots de Geller durant l'interview seront « je suis intimidé par ça » (en pointant les objets), suivis d'un long argumentaire sur le fait que ses pouvoirs ne fonctionnent pas toujours, vous comprenez, donc peut-être que ça ne marchera pas là. Après plusieurs tentatives ratées, il termine l'interview avec une piteuse pirouette, confessant à Johnny Carson qu'il est trop nerveux car il admire l'animateur depuis son enfance.
Durant cette émission du Tonight Show, Uri Geller est déconfit et tente d'expliquer que son trac l'empêche d'exercer ses pouvoirs. © Tonight Show, Youtube
La science s'en mêle
Étonnamment, au lieu d'anéantir sa carrière, cette débâcle télévisuelle propulse Uri Geller au sommet de sa carrière. Dans l'esprit du public, son échec démontre que ses pouvoirs sont authentiques et dépendants de son humeur ; un tour de magie aurait pour sa part forcément marché de manière systématique. Les scientifiques s'intéressent de plus en plus aux soi-disant talents de Geller et d'autres personnes qui affirment comme lui être capables de plier des cuillères par la pensée. Un chercheur en particulier, John Hasted, tombe complètement dans le panneau, et mène plusieurs expériences sur le sujet afin de prouver que les compétences paranormales dont il est le témoin sont bien réelles. Peut-être était-ce là sa première erreur (ce que l'on appelle le biais de confirmation), la seconde étant de ne pas s'être demandé pourquoi tant de ses participants avaient besoin d'être seuls dans une autre pièce pour réussir à réaliser leurs tours...
James Randi démontre qu'il est possible de tordre une cuillère sans prétendre avoir des pouvoirs psychiques. Il ne révèle jamais ses secrets mais reconnaît qu'il s'agit de tours de passe-passe et lutte activement contre le charlatanisme. © Studio 10, YouTube
À ce jour, aucune étude scientifique n'est parvenue à attester de manière satisfaisante de l'existence de la psychokinèse. James Randi a lui-même offert une prime d'un million de dollars à quiconque parviendrait à démontrer ses pouvoirs, mais personne n'est jamais parvenu à passer le filtre de ses tests préliminaires. On n'apprend pas au vieux magicien à plier des cuillères. Au final, l'expérience du gallium est probablement la plus honnête de toutes : pas d'entourloupe, pas de mensonges, juste un petit tour de chimiechimie pour épater ses invités, et une vingtième acquisition pour notre Cabinet de Curiosités.
Rendez-vous dans deux semaines pour un nouveau chapitre du Cabinet de curiosités. © nosorogua, Adobe Stock