Au cours des 50 dernières années, notre connaissance du Système solaire a été révolutionnée grâce à l'exploration spatiale. Cette révolution se combine aujourd'hui avec celle de l'exploration du monde des exoplanètes. Cela a conduit à un changement de paradigme sur notre vision de la Terre et de la Vie dans l'Univers. C'est la thèse que soutient et expose l'astrophysicien Jean-Pierre Bibring, l’un des spécialistes de l'exploration du Système solaire, dans son dernier ouvrage.
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Les sondes Voyager I et Voyager II ont été construites au JPL (Jet Propulsion Laboratory) de la Nasa à Pasadena, en Californie. Le JPL dépend du fameux California Institute of Technology où Richard Feynman était l'un des professeurs. Au début des années 1960, en conclusion d'un de ses célèbres cours de physique sur l'hydrodynamique, le grand théoricien des particules élémentaires et de la mécanique quantique prophétisait que lorsque l'exploration du Système solaire serait plus avancée, on en tirerait une importante leçon pour la physiquephysique. On verrait alors qu'une grande richesse de phénomènes, largement imprévisibles au stade de développement actuel de l'intelligenceintelligence humaine, émergerait de simples équationséquations comme celles des lois de la mécanique et de la gravitationgravitation de NewtonNewton, et surtout celle de la mécanique des fluides de Navier-Stokes.
« Il y a ceux qui vont être déçus quand aucune vie n'aura été trouvée sur d'autres planètes. Pas moi ! Je veux être ravi et surpris, prendre conscience une fois de plus, à travers l'exploration interplanétaire, de la variété infinie et de la nouveauté des phénomènes qui peuvent être générés à partir de principes simples. Le test de la science est sa capacité à prédire. N'auriez-vous jamais visité la Terre, auriez-vous pu prédire les oragesorages, les volcansvolcans, les vaguesvagues de l'océan, les aurores et les couchers de soleilsoleil colorés ? Ce sera une leçon salutaire quand nous apprendrons tout ce qui se passe sur chacune de ces planètes mortes, ces huit ou dix boules, chacune agglomérée à partir du même nuagenuage de poussière et chacune obéissant exactement aux mêmes lois de la physique. »
Cette leçon salutaire, pressentie par Feynman, on peut dire d'un certain point de vue qu'elle fait l'objet du dernier livre de Jean-Pierre Bibring « Seuls dans l'Univers - De la diversité des mondes à l'unicité de la vie », publié en septembre 2022 aux Éditions Odile Jacob.
Jean-Pierre Bibring est sans doute bien connu comme étant le responsable scientifique de Philae, le module qui s'est posé à la surface de la comètecomète 67P/Tchourioumov-Guérassimenko dans le cadre de la mission RosettaRosetta de l'ESAESA. Professeur de physique à l'Université Paris-Sud et astrophysicienastrophysicien à l'Institut d'astrophysiqueastrophysique spatiale d'Orsay, il est l'un des spécialistes de l'exploration du Système solaire depuis qu'il a bifurqué de la physique nucléaire vers l'astrophysique spatiale au cours des années 1970. Cette bifurcationbifurcation le conduira d'ailleurs aussi à devenir le responsable scientifique du spectromètrespectromètre OMEGA (Observatoire pour la Minéralogie, l'Eau, les Glaces et l'Activité) embarqué sur la sonde européenne Mars ExpressMars Express. L'exploration de la Planète rouge à laquelle il a participé lui inspirera d'ailleurs l'écriture de « Mars planète bleue ? », ouvrage aussi publié il y a quelques années aux Éditions Odile Jacob.
Lors d'une interview qu'il a généreusement accordée à Futura, il nous a donné quelques précisions sur la façon dont tout a commencé pour lui.
« J'étudiais la physique à l'Université Paris XI, aujourd'hui l'Université Paris-Saclay à Orsay, inspiré notamment par l'exploration spatiale qui prenait son essor. C'est alors que sont arrivés en France des échantillons lunaires en provenance des missions ApolloApollo et aussi des missions soviétiques automatiques du programme Luna. Six laboratoires français travaillaient sur ces échantillons et j'ai rapidement rejoint à Orsay celui qui analysait les effets des irradiationsirradiations par le vent solairevent solaire et les rayons cosmiquesrayons cosmiques sur des roches et du régolitherégolithe lunaires. On disposait notamment grâce à Luna 24 d'une carottecarotte de ce régolithe sur une profondeur d'environ trois mètres, ce qui permettait d'explorer les 3 derniers milliards d'années des variations des flux de ces particules et des propriétés du Soleil qui les ont générées ».
Professeur de physique à l’Université Paris-Sud (Orsay) et astrophysicien à l’Institut d’astrophysique spatiale, Jean-Pierre Bibring fut (et en partie demeure !) responsable de plusieurs programmes d’exploration spatiale du Système solaire, soutenus par le Cnes, en coopération avec plusieurs des agences spatiales internationales : Nasa, ESA, Jaxa, Roscosmos. Il a en particulier contribué au développement d’instruments spatiaux sur les missions Phobos (URSS), Mars Express (ESA), Cassini (Nasa), Hayabusa 2 (Jaxa), Rosetta/Philae (ESA), ExoMars (ESA). Les mesures effectuées par ces missions ont participé au renouvellement des conceptions de formation et d’évolution des objets du Système solaire, et de la Terre tout particulièrement. © Ideas in Science
La découverte de la diversité du Système solaire
Mais revenons au dernier ouvrage de Jean-Pierre Bibring. L'un de ses buts est clairement de faire comprendre qu'un changement de paradigme se produit grâce à l'exploration spatiale du Système solaire pour notre vision de la Terre et la Vie : elles sont profondément liées l'une avec l'autre dans leur évolution.
Pour l'astrophysicien, « On peut résumer une partie de ce changement en disant que la caractérisation fine des mondes planétaires permise par l'exploration spatiale in situ a révélé une extraordinaire diversité dont on commence à déchiffrer les causes. Celles-ci se trouvent dans les formes très singulières qu'ont pris les événements qui ont jalonné l'évolution de ces objets au point de faire de chacune le produit d'une histoire particulière. Ces formes contredisent les dogmes de la pluralité des mondes habités qui s'étaient construits au long des siècles précédents. Le vivant apparaît alors comme une des propriétés singulières de la Terre, intimement liée à son histoire ; il constitue la forme terrestre de l'évolution de la chimiechimie du carbonecarbone cosmique. »
À cet égard, on peut peut-être dire de façon plus complexe et plus savante que le changement de paradigme correspond à une extension à l'exobiologieexobiologie au sens moderne du concept de téléonomie, jadis mis en avant par le prix Nobel Jacques MonodJacques Monod dans son célèbre ouvrage sur la biologie moléculairebiologie moléculaire et l'évolution : Le Hasard et la Nécessité.
Le concept de téléonomie se propose de reconnaître une certaine nécessité, une certaine généricité dans les lois de la Nature pour l'apparition de certaines structures, mais sans que l'on puisse vraiment parler de finalité car rien ne dicte ni ne rend nécessaire à l'avance l'apparition en un temps et un espace donnés de certaines des structures particulières illustrant la nécessité de structures générales. Pas plus qu'il n'y aurait de plan fixant nécessairement l'apparition dans le temps de toutes les espècesespèces vivantes dans l'histoire de la biosphèrebiosphère, il n'y aurait de plan pour l'apparition de planètes comme la Terre avec ses propriétés et ses caractéristiques géochimiques et géodynamiques.
Ce sont les leçons que Jean-Pierre Bibring (et d'autres planétologues et exobiologistes) a tirées de sa position privilégiée de témoin mais aussi d'acteur de l'exploration spatiale, depuis les sondes Vikingsondes Viking sur Mars à la comète 67P/Tchourioumov-Guérassimenko, qu'il propose d'appeler tout aussi bien et peut-être mieux « Guéra » que « Tchouri ». Rappelons que la comète a été nommée d'après ses découvreurs sur des plaques photographiques le 23 octobre 1969, à Kiev, les astronomesastronomes ukrainiens Klim Tchourioumov et Svetlana Guérassimenko.
Aussi bien dans son livre que dans l'interview qu'il nous a donnée, Jean-Pierre Bibring nous parle pour commencer du paradigme, des dogmes théoriques, régnant vers la fin des années 1960 et le début des années 1970 en planétologie et exobiologie.
Il explique ainsi que « La confiance dans l'existence de formes de vie microscopiques sur Mars était si grande que les instruments à bord des atterrisseurs Viking 1 et 2 étaient destinés à déterminer directement quels métabolismesmétabolismes ils employaient en premier lieu et pas d'abord si existaient des micro-organismesmicro-organismes. Mais les résultats obtenus pouvaient finalement s'interpréter sans qu'il y ait de formes de vie.
On pensait que l'eau liquideliquide et même la vie devait être assez répandues dans le Système solaire. La détection de moléculesmolécules de méthane dans l'atmosphèreatmosphère de TitanTitan laissait penser qu'il devait y régner un effet de serreeffet de serre suffisant pour que des mers et des océans d'eau liquide existent sur ce satellite de SaturneSaturne. Ce fut donc la déception quand les sondes Voyager ont montré que l'atmosphère de Titan était principalement composée d'azoteazote, maintenant une température de surface incompatible avec la présence d'eau liquide car bien trop froide.
Sur leur chemin vers Titan, les sondes Voyager ont survolé les quatre satellites galiléens à savoir IoIo, Europe, GanymèdeGanymède et CallistoCallisto. La très grande surprise a été la découverte de la très grande diversité de ces luneslunes autour de JupiterJupiter. On peut s'en rendre compte quand on rassemble en une seule image celles montrant chacune d'elles. »
Le monde varié et contingent de la formation des planètes
On sait qu'au début du XXe siècle avec la théorie de la formation du Système solaire alors en vigueur faisant intervenir un passage rapproché et très improbable d'une étoileétoile au voisinage du Soleil - ce qui lui aurait arraché un lambeau de matièrematière qui en se refroidissant aurait donné les planètes du Système solaire selon la théorie du Britannique James Jeans -, les planètes dans la Voie lactéeVoie lactée devaient être rares.
Le retour en grâce du modèle cosmogonique de Kant-Laplace après la Seconde Guerre mondiale permettait de penser que la formation de planètes était en fait sans doute générique dans la Voie lactée, conduisant un des facteurs de la fameuse équation de Drakeéquation de Drake - permettant d'évaluer la probabilité de pouvoir entrer en communication radio avec une civilisation extraterrestre dans la Voie lactée - à être élevé. Une situation qui serait encore plus favorable si la probabilité d'être « habitable » pour une planète et celle d'y voir ensuite l'apparition de la vie étaient elles aussi importantes.
Mais Jean-Pierre Bibring fait aussitôt remarquer à ce sujet que : « Si la détection remarquable des exoplanètesexoplanètes a bien montré qu'il y avait une forte généricité à l'existence de planète partout dans la Voie lactée, c'est aussi une grande diversité dans leurs formes particulières traduisant le rôle du contexte et de la contingence dans la formation et l'évolution des systèmes planétaires qui a été découverte.
L'existence des Jupiters chaudesJupiters chaudes nous a conduit à admettre l'occurrence fréquente de processus de migration planétaire du fait de l'interaction gravitationnelle des planètes géantesplanètes géantes en formation avec les disques protoplanétairesdisques protoplanétaires où elles se forment. La croissance de ces géantes, en vidant leur entourage de matière, affecte nécessairement aussi la formation des planètes rocheusesplanètes rocheuses.
Suite aux travaux de chercheurs comme Alessandro Morbidelli et Sean Raymond, nous avons des raisons de penser qu’il y a également eu des migrations planétaires dans le Système solaire, très particulières en ce qu'elles furent liées aux conditions spécifiques du disque protosolaire. Ils ont ainsi proposé des scénarios à ce sujet, comme celui du "Grand virement de bord", le "Grand Tack". Par suite des propriétés spécifiques de Saturne et Jupiter, leur migration en direction du Soleil se serait stoppée avant de s'inverser, ce qui aurait sculpté la structure actuelle du Système solaire.
La Terre est ainsi le produit de toute une série d'événements et de bifurcations liés au contexte. Son contenu en eau, la formation de son atmosphère, sa tectonique des plaquestectonique des plaques elle-même (c'est le contenu en eau de l'intérieur de la Terre qui a modifié la capacité de son manteaumanteau à être le lieu de phénomène à l'origine d'une tectonique des plaques, ce qui a affecté l'évolution de la vie et du climatclimat sur Terre) ont été fortement influencés par la collision géante qui a produit la Lune. Or, les paramètres fixant cette collision apparaissent là encore comme très particuliers et contingents, sans parler du fait que comme nous l'a montré Jacques Laskar, sans un satellite naturel de la taille de notre Lune, l'inclinaison de l'axe de rotation de la Terre par rapport à son plan orbital aurait varié chaotiquement au cours des millions d'années, causant des changements climatiqueschangements climatiques rapides influant de manière majeure l'existence et l'évolution de la Vie.
Une chimie complexe et singulière
Si la Terre s'est révélée "habitable", ce n'est pas seulement pour avoir abrité les conditions favorisant la stabilité d'océans pérennes. C'est aussi par leur contenu en ingrédients spécifiques qui ont orienté les réactions chimiquesréactions chimiques sur les molécules carbonées venues des noyaux cométaires sur Terre. Rosetta et Philae nous ont en effet appris que les comètes n'étaient pas des boules de neige sales comme le pensait Fred Whipple (on avait déjà des indications en ce sens avec le survolsurvol de la comète de Halleycomète de Halley par la mission GiottoGiotto de l'ESA, ndlr) mais bel et bien un assemblage peu dense de grains contenant de la matière carbonée complexe avec peu d'eau. C'est ce qui m'a d'ailleurs conduit à proposer pour caractériser cette matière d'en parler en termes d'« organices », contraction en anglais de « organic » et « ices », c'est-à-dire glaces en anglais.
Il n'y a donc pas une étape singulière, une "origine" caractérisant l'émergenceémergence de vie, mais un continuum de transformations chimiques depuis les étapes cosmiques pré-solaires, jusqu'aux immersions en environnement terrestre. Ces transformations sont à chaque fois orientées par le contexte particulier. D'autres conditions auraient conduit, comme ailleurs dans la GalaxieGalaxie, à de toutes autres évolutions de cette matière organique.
Prenons exemple du cas de la chiralitéchiralité de la Vie.
On soupçonne que des excès de certains types des molécules à l'origine de la chiralité de la vie peuvent avoir été produits par des conditions particulières dans l’effondrement du nuage moléculaire à l’origine du Soleil et du Système solaire et que bien que l'on trouve des molécules organiques dans ces nuages, celui à l'origine du nôtre pourrait avoir été le produit là aussi d'une évolution contingente lui donnant une chimie initiale à nouveau unique.
L'analyse de grains carbonés "primordiaux", telle que la mission Hayabusa-2Hayabusa-2 nous le permet, peut nous renseigner sur les propriétés moléculaires spécifiques qui ont joué un rôle dans l'évolution vers le vivant terrestre.
Par ailleurs, l'exploration spatiale de Mars et d'autres objets dans le Système solaire, qui ont été également bombardés par les mêmes grains organiques "primordiaux", mais qui ont évolué dans des conditions différentes de celles de la Terre, seront des témoins majeurs des conditions qui ont prévalu sur la Terre primitive elles-mêmes. »
Une présentation plus technique des idées exposées par Jean-Pierre Bibring dans son dernier ouvrage. IAP. (2019, 2 avril). © Canal-U
Un point bleu pâle
Jean-Pierre Bibring expose plus en détail dans son livre certains des facteurs contingents et des caractéristiques uniques de notre Planète bleue, comme une couverture nuageuse stable de seulement 50 % environ, une atmosphère unique permettant l'existence d'eau liquide, bref plusieurs considérations qui montrent que le concept de planète dans une zone « habitable » est très loin de suffire pour en déduire qu'une vie peut y exister et encore moins y évoluer pour donner les formes que nous connaissons.
Il questionne donc aussi les notions d'origine de la Vie, sa définition même, et la pertinence de séparer le vivant de l'inerte, comme on peut s'en convaincre en regardant la première vidéo ci-dessus.
Au final, la probabilité de l'apparition d'une planète comme la Terre, capable d'héberger et de faire évoluer la Vie, apparaît comme un produit de probabilités d'événements contingents si faibles, selon une séquence en plus singulière, qu'on est conduit à penser que la Vie telle qu'on peut désormais la caractériser est terrestre par essence. La Vie étant si adaptée et dépendante de l'histoire de notre Planète bleue il n'est pas pertinent de proposer que nous puissions vraiment nous établir sur une autre planète que la Terre. Il n'y aurait donc pas de plan B pour nous si la Terre nous devenait inhospitalière, pas même sur Mars.
Jean-Pierre Bibring conclut donc son livre par l'espoir que le changement de paradigme concernant la diversité des mondes et l'unicité de la Vie, engendré par l'exploration spatiale du Système solaire, offrira des pistes pour affronter les défis planétaires qui se dressent. Pour lui, « elles suggèrent en particulier qu'il faut construire des coopérations à l'échelle planétaire et non se préparer à des confrontations ». Ce n'est finalement guère éloigné de ce que se proposait de faire Carl Sagan.
Une version du célébrissime discours de Carl Sagan Un point bleu pâle - Pale blue dot. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Très Court International Film Festival