On suspecte fortement un lien entre l'évolution des grandes galaxies et celle des trous noirs supermassifs qu'elles hébergent. Quand ils forment des noyaux actifs de galaxies en accrétant beaucoup de matière, il n'est pas rare que le phénomène s'accompagne de l'émission de jets de particules sous forme d'un plasma de matière et d'antimatière, jets capables d'influer sur les galaxies. On cherche à comprendre tous ces phénomènes en reproduisant sur Terre à petite échelle des jets de trous noirs au Cern. Il s'agit de savoir si les modèles théoriques et numériques à leur sujet sont corrects.


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    Un communiqué du Cern a récemment fait savoir que les physiciensphysiciens et ingénieurs membres de la collaboration Fireball avaient réussi à reproduire sur Terre le plasma formé des jets de particules chargées produits par les trous noirs de Kerr en rotation derrière les noyaux actifs de galaxies. Il ne s'agissait pas de jets produits par des minitrous noirs tout juste synthétisés par des collisions de protons au LHC comme on espérait en produire il y a presque 20 ans. Il s'agissait de mimer certains des processus aux abords des trous noirs supermassifstrous noirs supermassifs, ou non, accrétant de la matière et qui sont à l'origine des jets observés de longue date par les astrophysiciensastrophysiciens, comme ceux de la galaxiegalaxie Centaurus A (appelée également NGCNGC 5128 et Caldwell 77), une galaxie lenticulairegalaxie lenticulaire située dans la constellationconstellation du Centaure, ou encore Messier 87Messier 87.

    Les membres de Fireball ont généré et étudié ces jets que l'on pense constitués d'électronsélectrons et de leurs antiparticulesantiparticules, les positronspositrons, en utilisant l'installation HiRadMat du Cern, laquelle se sert des faisceaux de protons à haute énergieénergie accélérés par le Super Proton Synchrotron dans ce but.


    HiRadMat (High-Radiation to Materials) est une installation européenne majeure pour les tests de matériaux créée il y a dix ans. Elle permet de délivrer des faisceaux pulsés de haute intensité, avec une impulsion élevée, sur une zone d'irradiation où des composants d'accélérateurs, des cibles haute puissance et divers autres échantillons de matériaux peuvent être testés. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © INFN Multimedia Group, Cern (texte)

    Une production de particules prédite par l'électrodynamique quantique

    Plus précisément, le physicien Charles Arrowsmith et ses collègues ont mis à profit un processus déjà décrit théoriquement en 1934 par Hans Bethe et Walter Heitler. Dans le cas présent, des calculs similaires dans le cadre de l’électrodynamique quantique à la Feynman montrent qu'en passant proche de noyaux dans une cible en graphitegraphite et en tantaletantale, des protons à haute énergie sont freinés par le champ électrostatiqueélectrostatique de ces noyaux et émettent en conséquence des photonsphotons gamma.

    Toujours grâce à la présence de ce champ, les photons gamma suffisamment énergétiques se transforment alors en paires d'électrons et de positrons. Ce genre de processus se produit non seulement avec des trous noirs accrétant de la matière, mais aussi des pulsars ou avec les rayons cosmiquesrayons cosmiques entrant en collision avec les noyaux de la haute atmosphèreatmosphère sur Terre, générant une cascade de processus similaires itérés et conduisant au final à des gerbes de particules secondaires au sol (Oppenheimer a contribué à la description de la formation de ces gerbes).

    Dans le communiqué du Cern accompagnant une publication dans Nature Communications d'un article que l'on peut trouver en accès libre sur arXivCharles Arrowsmith explique que l'intérêt de l'expérience menée par Fireball, c'est que « les plasmas électron-positon sont censés jouer un rôle fondamental dans les jets astrophysiquesastrophysiques, mais les simulations informatiquessimulations informatiques de ces plasmas et de ces jets n'ont jamais été testées en laboratoire. Les expériences en laboratoire sont indispensables pour valider les simulations, car certaines simplifications des calculs, d'apparence raisonnable, peuvent altérer considérablement les conclusions ».

    Le saviez-vous ?

    Rappelons que c'est l'astronome états-unien Heber Curtis qui a remarqué le premier en 1918 une curieuse structure allongée sur une photographie de la galaxie Messier 87, prise avec le télescope de l'observatoire Lick. Il ne pouvait pas savoir à l’époque qu’il était en présence d’un jet de matière s'étendant sur au moins 5 000 années-lumière et issu du trou noir M87*, contenant 6,5 milliards de masses solaires au cœur de M87, une galaxie elliptique située à 55 millions d'années-lumière de la Voie lactée.

    Dès 1964, les grands astrophysiciens russes Yakov Zel'dovich et Igor Novikov, indépendamment et au même moment que leur collègue Edwin Salpeter aux États-Unis (le directeur de thèse d’Hubert Reeves), avaient proposé que les quasars et plus généralement les noyaux actifs de galaxies, soient des trous noirs supermassifs accrétant de la matière ; en 1971, Donald Lynden-Bell et Martin Rees en proposaient même un au cœur de la Voie lactée. Nous avons toutes les raisons de penser que c’est bien le cas, surtout depuis les découvertes des membres de la collaboration Event Horizon Telescope qui, avec un réseau de radiotélescopes à l’échelle de la Terre, ont produit des images montrant l’ombre de l’horizon des événements des trous noirs M87* et Sgr A* en rotation.

    Dans le cas de M87*, on s’en sert comme d’un laboratoire pour tester nos idées sur les trous noirs de Kerr en rotation, les disques d’accrétion dont ils s’entourent, les phénomènes d’électrodynamique et de magnétohydrodynamique des plasmas à l’origine de l’émission de jets de particules relativistes en particulier. Ce sont des clés pour comprendre les quasars et leurs rôles dans l’évolution des galaxies.

    Son collègue Gianluca Gregori, coauteur de l'article, ajoute que « ces expériences ont pour objectif premier de reproduire en laboratoire la microphysique des phénomènes astrophysiques tels que les jets émis par les trous noirs et les étoiles à neutronsétoiles à neutrons. Notre connaissance de ces phénomènes provient quasi exclusivement d'observations astronomiques et de simulations informatiques ; seulement, les télescopestélescopes ne peuvent pas vraiment examiner la physiquephysique à l'échelle microscopique et les simulations reposent sur des approximations. Les expériences en laboratoire comme celle-ci permettent de lier les deux méthodes ».

    Le communiqué du Cern se conclut par les déclarations d'Alice Goillot, responsable des opérations de l'installation : « les expériences Fireball sont un des derniers ajouts à la gamme d'expériences d'HiRadMat. Nous avons hâte de continuer à reproduire ces phénomènes rares grâce aux propriétés uniques du complexe d'accélérateurs du Cern ».

    En attendant, pour ceux qui voudraient en savoir plus sur les jets des trous, voici une reprise de quelques explications que Futura avait déjà données dans un précédent article.

    Un trou noir transformé en dynamo magnétique

    En ce qui concerne la théorie aujourd'hui majoritairement acceptée pour expliquer la formation des jets des trous noirs, sa découverte s'est faite en 1977 par deux jeunes astrophysiciens relativistes alors à l'université de Cambridge, Roger Blandford et Roman Znajek. Roger Penrose avait déjà montré à la fin des années 1960 qu’il était possible d’extraire de l’énergie en ralentissant la rotation d’un trou noir et donc en puisant dans son énergie cinétique de rotation. Les deux chercheurs ont alors construit un scénario plus élaboré que celui de Penrose, mais basé sur la même idée.


    Roger Blandford nous parle des trous noirs supermassifs et de leurs jets dans cette vidéo. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Quanta Magazine

    C'est ce processus - dit de Blandford-Znajek - qui va s'imposer pour expliquer non seulement la luminositéluminosité des quasarsquasars mais l'existence de jets de matière souvent associés et que l'on peut détecter par exemple lorsqu'ils produisent deux sources radio aux extrémités de ces jets quand ils entrent en collision avec le milieu intergalactique.

    Il n'était soutenu jusqu'à récemment en grande partie que par des simulations numériquesnumériques et des calculs analytiques. Mais, comme l'expliquait un long article publié par Quanta Magazine, le célèbre et réputé périodique numérique de la Fondation Simons qui couvre les derniers développements en physique, mathématiques, biologie et informatique, cette situation est en passe d'être révolutionnée par les observations de l'Event Horizon Telescope avec M87*M87*.

    L'instrument a fourni des images et des mesures, surtout au niveau de la polarisation de la lumièrelumière émise par le disque d'accrétiondisque d'accrétion autour du trou noir supermassif qui sont en droite ligne avec les prédictions du processus de Blandford-Znajek, plus précisément de l'un des deux principaux scénarios d'accrétion étudiés à l'ordinateurordinateur depuis un moment. De façon étonnante, ce n'est pas celui qui apparaissait le plus crédible qui est aujourd'hui testé et favorisé par les données de l'EHT.

    De gauche à droite, en 2016, Roger Blandford et Roy Kerr, le mathématicien qui a découvert la solution des équations d'Einstein décrivant un trou noir en rotation. © Bengt Nyman, CC by-sa 4.0
    De gauche à droite, en 2016, Roger Blandford et Roy Kerr, le mathématicien qui a découvert la solution des équations d'Einstein décrivant un trou noir en rotation. © Bengt Nyman, CC by-sa 4.0

    Voyons de quoi il en retourne. Lorsque de la matière forme un disque d'accrétion, elle tombe en spirale vers le corps attracteur, tournant d'autant plus vite qu'elle s'en approche. Elle est initialement sous forme d'un gazgaz, or ce gaz est visqueux, ce qui veut dire qu'en raison des différences de vitessevitesse entre deux anneaux concentriques de matière dans le disque il va y avoir des forces de frottement qui vont chauffer le gaz.

    Le disque de matière autour d'un trou noir va donc s'ioniser, des courants électriquescourants électriques et des champs magnétiqueschamps magnétiques vont naître dans le plasma formé. Il existe toute une théorie de ces phénomènes en espace-tempsespace-temps courbe. Blandford et Znajek l'ont utilisée pour décrire ce qui se passait en raison des propriétés de la métrique de l'espace-temps de Kerr, comme disent les spécialistes dans leur jargon.

    Autour de l'horizon sphérique du trou noir existe alors une zone en forme d'ellipsoïde de rotation appelée l'ergosphère. Un corps en chute libre radialement sera contraint d'avoir une composante de rotation supplémentaire en pénétrant dans cette région. C'est aussi vrai pour les lignes de champs magnétiques générées par le disque, de sorte que tout se passe au final comme si on avait un aimantaimant en rotation et l'équivalent d'une dynamodynamo produisant des différences de potentiel.

    Deux conséquences essentielles en découlent. Tout d'abord, ces différences vont accélérer des particules chargées presque à la vitesse de la lumièrevitesse de la lumière et enfin, la rotation du trou noir va tordre les lignes de champs magnétiques et certaines vont former une sorte de tube torsadé suivant l'axe de rotation du trou noir et le long duquel les particules chargées vont s'élever. Clairement, il s'agit des jets des trous noirs supermassifs, ces particules se mettant alors à rayonner intensément, ce qui va produire des paires de particules-antiparticules elles-mêmes accélérées et qui vont à leur tour rayonner, en accord avec le processus de Bethe-Heitler et ainsi de suite.

    Une vue d'artiste d'un trou noir supermassif en rotation entouré d'un disque de matière. On voit aussi un jet de particules s'élevant du trou noir. © Nasa 
    Une vue d'artiste d'un trou noir supermassif en rotation entouré d'un disque de matière. On voit aussi un jet de particules s'élevant du trou noir. © Nasa