Le conflit russo-ukrainien, dont les origines remontent à 2014, a profondément redéfini le paysage géopolitique mondial et mis à mal le secteur spatial russe. Alors que les partenariats historiques se sont effondrés sous le poids des sanctions économiques, la Russie se retrouve face à des choix stratégiques cruciaux pour maintenir ses capacités technologiques et sa position sur la scène internationale. En s'appuyant sur les analyses de Brian Kalafatian, chercheur à l'Institut d'études de stratégie et de défense, nous explorons les enjeux contemporains du programme spatial russe à travers le prisme d'une résilience mise à l'épreuve et des ambitions futures dans un monde en mutation.
au sommaire
Le conflit russo-ukrainien, qui prend ses racines dès 2014 avec le début de la guerre dans le Dombass ainsi que l'annexion de la Crimée et qui s'est intensifié en février 2022 avec l'invasion à grande échelle de l'Ukraine, « a plongé le secteur spatial russe dans l'incertitude », nous explique Brian Kalafatian, chercheur et doctorant en science politique à l'Institut d'études de stratégie et de défense (IESD). Les partenariats internationaux, notamment avec l'Occident, se sont progressivement effondrés, ouvrant de nouvelles perspectives pour un « ensemble de puissances qui se revendiquent en opposition avec l'hégémonie du bloc otanien, et pourraient également attirer d'autres États en voie de développement, notamment en Afrique ». En dépit des sanctions économiques qui visent à affaiblir la base économique de la Russie - en l'isolant des technologies et des marchés critiques, tels que ceux du spatial, de l'aviation et du pétrole et raffinage -, la Russie « conserve une expertise dans plusieurs domaines technologiques jugés essentiels pour sa survie et sa sécurité nationale », tient à préciser le chercheur en géopolitique.
Abandon des partenariats
Les effets les plus néfastes des sanctions et de l'isolement international se sont fait sentir à partir de la mi-2022 sur les programmes spatiaux russes. Les pays occidentaux ont « rompu rapidement tout lien avec le secteur spatial russe, mettant fin à des collaborations nouées au cours de la guerre froide, et les décennies suivantes ». En Europe, l'arrêt de l'exploitation du lanceur SoyouzSoyouz en Guyane et l'abandon de participations à des programmes phares, comme ExoMars 2022 et des missions lunaires Luna, en témoignent.
L'exploitation commune de la Station spatiale internationale « constitue actuellement une exception, avec des astronautes russes continuant à voler à bord des véhicules de SpaceXSpaceX et des astronautes américains utilisant les Soyouz russes pour atteindre le complexe orbitalcomplexe orbital ».
Émergence de blocs géopolitiques
Aujourd'hui, la dynamique internationale se « caractérise par l'émergenceémergence de deux blocs géopolitiques ». D'une part, la Russie de Poutine cherche à forger des alliances avec la Chine, l'Iran, la Corée du Nord et d'autres pays non alignés avec la politique américaine, tandis que de l'autre, l'Union européenne, les États-Unis et les pays de l'Otan forment ce que l'on qualifie d'« Occident ». Pour ces deux blocs, « tout l'enjeu est de rallier de nouveaux États ». C'est ce que l'on constate « avec de nombreux pays africains qui se tournent vers la Russie ou la Chine plutôt que vers la France ». Dans ce contexte, l'espace est devenu un « enjeu stratégique : il ne s'agit pas seulement de conquêtes spatiales, mais aussi de l'impact des politiques spatiales sur les activités terrestres, comme l'observation, la géolocalisation, le positionnement et le renseignement ».
ADN spatial de la Russie
Le secteur spatial reste profondément ancré dans l'ADNADN de la Russie, « constituant une source d'unité pour ses États fédérés et reflétant son histoire commune », rappelle Brian Kalafatian. Pour Moscou, le « spatial représente une vitrine de sa continuité sur la scène internationale, même au prix d'alliances avec des puissances comme la Chine ». Malgré les sanctions, la Russie conserve des « capacités technologiques essentielles dans des domaines tels que l'accès à l'espace, l'observation, la géolocalisation, le renseignement, et sa chaîne logistique bien qu'éprouvée continue de fonctionner », analyse le chercheur.
“Malgré les sanctions, la Russie conserve des capacités technologiques essentielles dans des domaines tels que l’accès à l’espace, l’observation, la géolocalisation, le renseignement”
Toutefois, la Russie manifeste un désir croissant de renforcer la place du spatial dans sa stratégie militaire. Les insuffisances identifiées avant le conflit ukrainien, qui se sont révélées critiques lors de l'invasion de l'Ukraine, notamment en matière d'observation et de communication, semblent toujours perdurer. À l'exception peut-être de ces fameux satellites espions et manœuvrants, la Russie rencontrerait des difficultés à renouveler et moderniser sa flotte de satellites militaires. Cela dit, l'accès à des informations fiables sur ce sujet délicat, est très limité. Les analystes et les experts dépendent souvent de sources ouvertes, telles que des articles, des rapports ou des témoignages, qui peuvent varier en fiabilité. On s'en est rendu compte avec des informations difficilement vérifiables selon lesquelles la Russie pourrait se doter d'une arme nucléaire spatiale pour détruire des satellites.
Cependant, la « résiliencerésilience de son secteur spatial est mise à l'épreuve par la nécessité de renforcer ses capacités stratégiques ». Soumise à des interdictions sur plusieurs technologies occidentales, la Russie se retrouve face à un défi majeur : « moderniser certaines de ses capacités héritées de la guerre froide par des composants souverains, voire chinois ». Mais le soutien chinois reste mesuré, car « Pékin craint des répercussions sur ses marchés occidentaux », comprend le chercheur.
Vulnérabilités et manœuvres sophistiquées
Malgré ces défis, la Russie, bien qu'affaiblie, « démontre une volonté de maintenir ses capacités et se positionne sur d'autres segments dont le cyber et l'électronique ». Ses manœuvres présumées lors de plusieurs opérations de l'Otan « illustrent sa capacité à brouiller les opérations adverses sans franchir le seuil de l'affrontement ouvert ». Cette stratégie vise à montrer que, même en situation de faiblesse, la Russie « possède des capacités de nuisancenuisance conséquentes, ainsi que des outils de dissuasion, alors que la question hypersonique tend à prendre de l'importance. Il semble également difficile de ne pas interpréter, après coup, l'essai antisatellite opéré en novembre 2021 comme étant une manœuvre destinée à avoir une portée dissuasive ».
Perspectives futures et ambitions lunaires réduites
Dans ce nouveau contexte géopolitique, les « ambitions de la Russie en matière d'exploration spatiale sont freinées, sans être totalement entravées ». Les échecs récents du programme Luna, ferfer de lance de la politique scientifique spatiale russe, témoignent « de la perte de compétences et de la complexité de remplacer les technologies occidentales ». Sa volonté de s'installer sur la LuneLune durablement est reportée aux calendes grecques et il « n'est pas certain qu'elle soit en capacité à participer au projet de base lunaire de la Chine ». Après son retrait du programme martien ExoMarsExoMars 2022, la Russie n'a plus de programme martien. Elle maintient en activité le programme VeneraVenera d'une sonde à destination de VénusVénus.
À l'horizon 2031, la Station spatiale internationaleStation spatiale internationale (ISS) devrait être désorbitée, marquant la fin d'un chapitre significatif de la coopération spatialecoopération spatiale internationale. Dans ce contexte, la Russie manifeste son ambition de développer sa propre station spatiale. Ce projet s'inscrit dans une volonté non seulement de maintenir des capacités d'exploration et de recherche en orbiteorbite, mais également de renforcer son autonomieautonomie spatiale.
Après des hésitations et des incertitudes qui ont pu mener à envisager l'abandon du programme de station spatiale dès 2024, voire séparer le segment russe du complexe orbital, la Russie semble aujourd'hui faire preuve d'une détermination renouvelée. Elle a apparemment relancé et accéléré son programme de station spatiale Ross dont la constructionconstruction pourrait débuter dès 2028 avec le lancement d'un premier module. Cette station qui ne sera pas occupée en permanence pourrait également permettre à la Russie de collaborer avec d'autres pays en dehors du cadre de l'ISS, cherchant à établir de nouveaux partenariats dans le domaine spatial. Cela dit, malgré l'avancée du programme, les spécialistes demeurent dans l'expectative face à la viabilité de ce projet. Les défis techniques, économiques et politiques sont considérables.
“L’avenir du secteur spatial russe dépendra de son aptitude à préserver des capacités stratégiques clés ainsi que des outils destinés à garantir sa sécurité nationale, telles que l'accès à l'espace, l'observation terrestre et la géolocalisation”
En conclusion, l'avenir du secteur spatial russe « dépendra de son aptitude à préserver des capacités stratégiques clés ainsi que des outils destinés à garantir sa sécurité nationale, telles que l'accès à l'espace, l'observation terrestre et la géolocalisation, tout en renforçant ses alliances avec des États partageant des visions similaires », souligne Brian Kalafatian. Dans ce contexte, le spatial ne peut être envisagé isolément ; il est intrinsèquement lié à des enjeux stratégiques et politiques plus généraux. Ainsi, « l'avenir du spatial russe s'annonce riche en défis, mais également en opportunités, alors que la Fédération tente de réaffirmer son statut dans un environnement mondial en mutation ».
Enfin, il est crucial de souligner qu'un « des principaux manques de la Russie réside dans sa résilience ». Fonctionnant sur des atouts limités, la Russie « fait face à des menaces potentielles pour sa stabilité future ». Toutefois, il est probable que les « sanctions ne soient pas éternelles et qu'une nécessité de rapprochement avec la Russie sur des questions d'énergieénergie et de stabilité internationale se dessinera à l'avenir », veut croire Brian Kalafatian.