Pour tous ceux qui suivent l'aventure d'Ariane 6 avec un intérêt particulier et qui cherchent à comprendre les défis et les péripéties qui ont jalonné son développement, l'interview exclusive de Toni Tolker-Nielsen, directeur du Transport spatial à l'Agence spatiale européenne (ESA), promet d'apporter des réponses éclairantes à de nombreuses questions essentielles.
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Alors que le vol inaugural d'Ariane 6Ariane 6 approche à grands pas, prévu pour la fin du mois de juin, Futura a pu s'entretenir avec Toni Tolker-Nielsen, le directeur du Transport spatial à l'ESA. Au cœur de cet échange, l'analyse technique du programme Ariane 6 et les défis rencontrés tout au long de son développement mouvementé. Plongez dans les coulisses de ce projet emblématique et découvrez les réflexions passionnantes de Toni Tolker-Nielsen sur les innovations, les difficultés techniques et les perspectives d'évolution pour le futur du transport spatial.
Futura : Techniquement, quel regard portez-vous sur le programme Ariane 6 ?
Toni Tolker-Nielsen : Sur le plan technique, bien que l'architecture générale d'Ariane 6 soit similaire à celle d'Ariane 5, plusieurs différences majeures doivent être soulignées. Premièrement, les boosters se distinguent des EAPEAP d'Ariane 5Ariane 5 par leur taille et leur poids réduits. Issus du P80 de VegaVega, ces boosters (P120) équipent à la fois les versions Ariane 62 à deux boosters et Ariane 64 à quatre boosters, ainsi que Vega CVega C en tant qu'étage principal. Le P120 est également le plus grand moteur à propergol solide monolithique au monde.
L'autre grande différence entre Ariane 6 et Ariane 5 se trouve dans son tout nouvel étage supérieur équipé du moteur réallumable Vinci. Cet étage permet à Ariane 6 d'accomplir des missions qui étaient jusque-là impossibles pour Ariane 5.
Je tiens également à souligner la participation de 13 pays à l'aventure Ariane 6, ainsi que le fait que ce lanceur a été conçu pour être industrialisé dès le début de son développement, ce qui n'était pas le cas pour Ariane 5.
Futura : Les retards et les difficultés techniques rencontrés lors du développement du lanceur peuvent être analysés de différentes manières. Comment les analysez-vous ?
Toni Tolker-Nielsen : Comme le développement d'un lanceur de cette envergure intervient environ tous les 30 ans en Europe, il est inévitable de perdre une partie des compétences acquises, qu'il faut ensuite réacquérir. Cela se traduit par des retards dans le lancement du programme. De plus, des difficultés inhérentes à tout nouveau développement ont également été rencontrées.
Futura : De votre point de vue, quels ont été les principaux problèmes techniques rencontrés ?
Toni Tolker-Nielsen : Nous en avons rencontré deux principaux. Cela a été le cas avec le développement des bras cryotechniques qui relient le lanceur au pas de tir. Ces bras ont pour fonction d'alimenter les réservoirs de l'étage supérieur en hydrogène liquide et en oxygèneoxygène liquide. Les bras cryotechniquescryotechniques d'Ariane 6, d'une longueur de 13 mètres, sont plus grands que ceux d'Ariane 5 qui mesuraient 10 mètres. Contrairement aux bras cryotechniques d'Ariane 5, qui étaient retirés avant l'allumage du moteur Vulcain, ceux d'Ariane 6 restent connectés au lanceur jusqu'à son décollage. De plus, ils ont été conçus pour se rétracter extrêmement rapidement afin d'éviter toute collision avec le lanceur lors de son décollage.
Du côté du lanceur, nous avons été confrontés à des difficultés avec le système opto-pyrotechnique, qui remplace les systèmes pyrotechniques classiques utilisés sur Ariane 5. L'utilisation de transmission de puissance laserlaser nous a causé beaucoup de problèmes dans la mise au point de ce système optique.
Futura : Si des retards dans le développement d'un lanceur ne sont pas surprenants, avec le recul qu'est-ce que vous ne referiez pas ?
Toni Tolker-Nielsen : Les retards et les problèmes techniques survenus lors du développement du lanceur peuvent être interprétés de différentes manières. Personnellement, je suis d'avis qu'il est essentiel, au début de tout projet de développement, de s'assurer de la disponibilité des technologies nécessaires avec un niveau de maturité de 6 sur l'échelle TRL, qui évalue le degré de maturité atteint par une technologie. Cela me paraît un minimum. Ce n'était pas le cas pour le détonateur opto-pyrotechnique et on en voit les conséquences.
“Je suis d'avis qu'il est essentiel, au début de tout projet de développement, de s'assurer de la disponibilité des technologies nécessaires avec un niveau de maturité de 6 sur l’échelle TRL”
Il convient également de souligner que notre stratégie de développement d'Ariane 6 repose sur la qualification du lanceur en conditions au sol, avant son premier vol. Avant le vol inaugural, tous les composants et sous-systèmes sont minutieusement testés, validés et modélisés, couvrant chaque phase du vol, ainsi qu'à travers une série d'essais approfondis sur l'ensemble des éléments du lanceur, y compris des essais combinés, qui ont duré neuf mois. Ce processus prend du temps, mais garantit une approche rigoureuse qui qualifie le lanceur avant son premier vol. C'est une méthode de développement qui diffère de celle de SpaceXSpaceX, qui, quant à elle, se base sur des vols de qualification pour ses lanceurs. Il est difficile de dire si l'approche de SpaceX est plus rapide ; cela a pris environ une décennie à SpaceX pour passer de Falcon 1Falcon 1 à Falcon 9.
Futura : Comment l'analyse et le retour d’expérience du développement d'Ariane 6 pourraient-ils être bénéfiques pour d'autres projets spatiaux de grande envergure afin d'améliorer la maîtrise des délais de développement ?
Toni Tolker-Nielsen : Pour une gestion efficace du risque technologique, il est crucial d'évaluer rapidement la maturité des technologies à intégrer dans de tels programmes. On en revient à la question précédente : un niveau de 6 sur l'échelle TRL semble pertinent avant d'amorcer des développements d'envergure.
Futura : Quels événements significatifs ont conduit à la décision de subventionner l'activité opérationnelle d'Ariane 6, alors que ce n'était pas prévu à l'origine ?
Toni Tolker-Nielsen : Effectivement, lors du lancement du programme Ariane 6, l'objectif central était de prévoir une exploitation sans subvention, contrairement à ce qui s'est pratiqué avec Ariane 5, financé à hauteur de 120 millions d'euros par an. Cependant, pendant le développement, la situation a évolué en raison d'une concurrence renforcée, en particulier avec le Falcon 9Falcon 9 de SpaceX. Au moment de la conception d'Ariane 6, en 2014, nous avions basé le dimensionnement du lanceur et son organisation industrielle sur les coûts de cette période. Malheureusement, les prix de commercialisation du Falcon 9 ont chuté significativement grâce à la réutilisation des étages principaux, renforçant ainsi sa compétitivité. Par ailleurs, l'inflation rapide des années 2022 et 2023 n'a pas pu être prise en compte dans les offres commerciales d'ArianespaceArianespace, ce qui a également eu un impact sur le coût du lanceur. D'où notre décision de subventionner Ariane 6 à hauteur de 300 millions par an, à une cadence d'exploitation de neuf lanceurs par an.
Futura : Avez-vous l'impression que la durée d'exploitation d'Ariane 6 pourrait être plus courte que celle d'Ariane 5 ?
Toni Tolker-Nielsen : Il est difficile de prédire avec certitude la duréedurée de vie opérationnelle d'Ariane 6 par rapport à celle d'Ariane 5. Nous sommes face aux mêmes problèmes qu'avec Ariane 5 lors de l'échec de la première Ariane 5 ECA en 2002. À l'époque, on rencontrait des problèmes d'exploitation avec ce lanceur et Ariane 4 dominait le marché. On pensait qu'Ariane 5 n'allait pas faire l'affaire. Finalement, ce lanceur deviendra la référence sur les marchés commerciaux des satellites lancés en orbite de transfertorbite de transfert géostationnaire. Dans 20 ans, je veux croire qu'Ariane 6 sera un lanceur brillant comme l'a été Ariane 5.
Futura : Travaillez-vous à des améliorations et évolutions prévues avec Ariane 6 ?
Toni Tolker-Nielsen : Absolument. En collaboration avec ArianeGroup, nous nous efforçons d'optimiser le lanceur Ariane 6. La compétitivité et l'adaptabilité de ce lanceur seront cruciales pour garantir sa durabilitédurabilité sur le marché, en particulier pour les lancements de méga-constellationsconstellations. Parmi les améliorations prévues, la capacité des boosters pourrait être augmentée, passant de 120 tonnes de propergolpropergol solidesolide à 160 tonnes. De plus, nous avons pour objectif d'augmenter la poussée de l'étage réallumable Vinci à 200 kilonewtons, contre à 180 kN actuellement.
Futura : Est-ce qu'Ariane 6 suivra le modèle d'Ariane 5, avec des lanceurs identiques tout au long de séries étendues, ou bien pourra-t-elle évoluer progressivement au fil de son exploitation, à l'instar du Falcon 9 de SpaceX (notamment pour les premiers exemplaires) ?
Toni Tolker-Nielsen : Comme pour Ariane 5, la première série sera identique. Cependant, des petits programmes d'amélioration sont déjà prévus pour intégrer les enseignements des premiers vols du lanceur. Plus concrètement, il est envisagé que suite à la mise en service du lanceur, si les mesures confirment nos attentes, il sera possible d'éliminer la protection thermique entre les flux thermiques des propulseurspropulseurs et la tuyèretuyère du Vulcain 2, ce qui pourrait permettre un gain d'environ une centaine de kilogrammeskilogrammes.
Futura : Les performances des lanceurs Ariane 6 sont-elles celles prévues lorsque le programme a été lancé, ou ont-elles fait l'objet de révisions qui les rendent différentes aujourd'hui ?
Toni Tolker-Nielsen : Non, ce sont les mêmes jusqu'à la version Ariane 6 block 2 qui pourrait être mise en service à partir de la fin 2025. Deux vols sont prévus pour 2024, suivis de six vols pour l'année 2025 avec la version actuelle d'Ariane 6.
Futura : Pensez-vous que les deux versions d'Ariane 6 seront suffisantes pour répondre aux besoins des satellites institutionnels européens ?
Toni Tolker-Nielsen : Oui. pour certaines missions d'exploration, telles que les missions vers la LuneLune, les capacités d'Ariane 6 ne répondent pas entièrement aux besoins identifiés. À l'heure actuelle, Ariane 6 peut transporter jusqu'à 9,9 tonnes sur une orbite de transfert direction de la Lune. Par exemple, augmenter cette capacité à environ 12 tonnes faciliterait le lancement de notre atterrisseur lunaire, Argonaut, dont la mission est de déposer 1,5 tonne de charge utile sur la Lune.
Futura : Une troisième version (qui pourrait être un étage intelligent par exemple) est-elle envisagée ?
Toni Tolker-Nielsen : Il est actuellement prématuré de prendre une décision. Lors de nos échanges avec Daniel Neuenschwander, ancien directeur des lanceurs au sein de l'Agence, un consensus a été trouvé. Nous évaluerons ultérieurement la possibilité d'investir dans des modifications importantes des étages supérieurs afin d'atteindre les 12 tonnes de performances envisagées.
Futura : Avec le boom attendu de l’économie du spatial, quel regard portez-vous sur l'avenir du transport spatial (hors vols habités) ?
Toni Tolker-Nielsen : Nous avons examiné plusieurs scénarios et celui qui se démarque implique l'utilisation de l'orbite basse comme hubhub d'échange vers des orbites plus élevées, y compris autour de la Lune et de Mars, en utilisant des remorqueurs spatiaux pour transporter des satellites vers leur destination. Ces véhicules spatiaux ne se limiteront pas aux services de transport, mais seront également utilisés pour des services en orbite tels que le ravitaillement en carburant. On peut comparer ces hubs spatiaux à l'activité des ports commerciaux où des conteneurs sont transportés d'un port à un autre avant d'être distribués vers leur destination finale par des camions ou des trains. Ce même concept est envisagé pour l'espace. En raison de la forte fréquencefréquence de lancements prévue, les lanceurs desservant ces hubs spatiaux devront effectuer des missions récurrentes et être réutilisables. Nous allons changer de paradigme avec une cadence de lancement élevée, nécessitant une économie circulaireéconomie circulaire et durable. Cela laisse entendre que nous n'utiliserons plus de lanceurs à usage unique.
Futura : Un mot en guise de conclusion ?
Toni Tolker-Nielsen : Construire des lanceurs, c'est avant tout un métier de passion. Des projets tels que le développement d'Ariane 6 ne voient le jour qu'environ une fois tous les 30 ans en Europe ! Développer un nouveau lanceur est une aventure à part entière. Aujourd'hui, nous abordons avec confiance la dernière ligne droite après une décennie d'efforts.
Je souhaite aussi rappeler que les lanceurs Ariane ont été conçus dans le cadre de l'Agence spatiale européenneAgence spatiale européenne. Cette initiative a non seulement permis à l'Europe de disposer depuis 45 ans d'un accès autonome à l'espace, mais a également contribué au développement d'une industrie spatiale et satellitaire qui positionne l'Europe en tant que leader sur différents marchés, tels que le lancement double, le lancement en orbite de transfert géostationnaire (GTO) et la constructionconstruction de satellites de télécommunications. Cela a également stimulé la croissance de l'industrie spatiale européenne dans de nombreux autres domaines, comme l'observation de la Terreobservation de la Terre, la navigation, la recherche scientifique, les sciences spatiales ainsi que l'exploration robotiquerobotique. L'Europe spatiale doit beaucoup à la filière Ariane.