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Croyez-vous au progrès ?
Nouveaux Regards : Compte tenu de l’état de la science, croyez-vous au progrès ?
- Axel KahnAxel Kahn : Le progrès au nom duquel on a édifié les sociétés occidentales, ce que j'appelle la société occidentale de progrès, est un concept généreux, naïf et, en tant que tel, critiquable. Il est bien formulé par Condorcet qui écrivait que l'humanité « marche d'un pas ferme et sûr sur la route de la vérité, de la vertu et du bonheur ». L'idée à la racine de cet optimisme est une constatation réelle que je peux résumer à travers trois citations que je reprends souvent : pour Francis Bacon, «le savoir est pouvoir » ; pour René DescartesRené Descartes, l'homme a vocation à se «rendre comme maître et possesseur de la nature » ; pour Blaise PascalBlaise Pascal, « toute la suite des hommes depuis le cours de tant de siècles est comme un seul homme qui vit toujours et qui apprend continuellement ». Par conséquent l'homme est de plus en plus savant et de plus en plus puissant.
Le progrès est l'idée selon laquelle cette puissance est le moyen d'augmenter le volume des biens que l'homme peut tirer de sa maîtrise de la nature. Il peut l'intégrer au jeu économique, et ce savoir sera alors le mécanisme fondamental d'amélioration des techniques qui elles mêmes seront à la base de l'expansion économique, facteur d'enrichissement et de puissance que l'on réinvestira dans la science, etc. Donc, jusque-là, il s'agit d'un enchaînement qui a fait la preuve de sa redoutable efficacité. En revanche ce qui est naïf, c'est l'idée selon laquelle ce mécanisme va nécessairement conduire à l'amélioration du bonheur humain. Il n'y a pourtant rien pour le penser dès lors qu'on cesse de se référer à une volonté transcendante qui fixerait ce but au progrès. En effet, si l'on fait référence au Grand ArchitecteArchitecte de l'univers des francs-maçonsmaçons, au Grand HorlogerHorloger de Voltaire ou à un Dieu, on peut considérer que ces transcendances utilisent le progrès comme le moyen d'améliorer les qualités morales de l'homme.
Sinon, on est très gêné pour justifier un tel optimisme, car l'homme libre, comme preuve et comme manifestation de sa liberté, exigera toujours d'utiliser à sa guise les nouveaux pouvoirs qu'il a conquis, c'est-à-dire au profit ou au détriment des autres. Qu'il soit déterminé à les utiliser au profit des autres est une idée très singulière... Condorcet, dans sa grande intelligenceintelligence, avait bien vu la difficulté ; aussi proposait-il que l'homme, de plus en plus savant et de plus en plus puissant, crée un corpus des connaissances et de la culture au contact duquel il se forgerait une sagesse croissante, aboutissant à ce que l'homme soit également de plus en plus sage. Sauf qu'évidemment rien n'indique que nous allions dans ce sens.
En matière scientifique les choses vont si vite que les références utiles sont toutes modernes.
En revanche, si je vous parle de la colère, de la haine, de la beauté, etc., ce qu'en ont dit Parménide, les présocratiques, Héraclite et, plus près de nous, Habermas, Paul Ricœur, etc., est d'une signification équivalente. En d'autres termes, la réalité anthropologique de l'homme, c'est d'être de plus en plus puissant et de plus en plus savant, alors que sa sagesse n'évolue pas au même rythme. Cela suffit à ruiner l'optimisme essentialiste qui est partie intégrante de l'idée de progrès. Cela dit, je ne me satisfais pas de la situation actuelle, comme vous l'avez remarqué. Les progressistes, ce sont aujourd'hui les membres de la droite libérale, alors que la gauche est peuplée d'agnostiques du progrès. On est contre le nucléaire, les OGMOGM, on est contre tout ce que la technique peut proposer. Les libéraux, dans la mesure où ils savent que la technique et la science sont à la base des richesses, qu'ils considèrent être le but de l'action humaine et avoir le potentiel d'engendrer du bonheur, ne peuvent que rester « progressistes ». Mon discours vise à la refondation d'un progressisme incorporant les forces qui militent pour la justice sociale, mais qui ont cessé de croire en le Progrès. Oui, la connaissance et la technique peuvent être les moyens de ce combat juste, à condition de réintroduire ce que notre société a totalement perdu : le sens des finalités.