Combien d'espèces la biodiversité nous offre-t-elle ? Trois millions ? Cent millions ? Le degré d'incertitude est étonnant et seuls quelques petits groupes peuvent se targuer d'être "connus". En cette matière, et depuis quelques siècles, le recensement et la classification se font en ordre dispersé, selon des critères hétérogènes. Ce travail historique a cependant engendré une somme impressionnante de connaissances, que les taxinomistes du monde entier ont décidé d'inventorier et de numériser de manière cohérente. Le point sur la construction de ce Catalogue of Life, véritable bottin de la biosphère, dont le volet concernant le Vieux Continent est pris en mains par le projet Species 2000 Europa, financé par l'Union.

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    Recenser et classer le vivant. Ordonner sa chaotique profusion. Entamée par Linné au XVIIIème siècle, énoncée par AristoteAristote bien avant lui, la tâche a longtemps paru insurmontable. Aujourd'hui encore, nous en sommes très loin. Certes, l'humanité a actuellement nommé, et dans une certaine mesure décrit, environ 1,7 million d'espècesespèces. Mais 1,7 sur combien ? Nous n'en avons encore aucune idée. Peut-être de 5 à 10 millions, certaines estimations allant jusqu'à 100 millions. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le degré d'incertitude (de 1 à 60) sur le nombre d'espèces vivantes est encore aujourd'hui bien plus fort que celui sur le nombre d'étoilesétoiles de notre galaxiegalaxie. Seuls quelques petits groupes sont décrits d'une manière relativement extensive : les vertébrésvertébrés, les plantes vasculairesplantes vasculaires, les coraux, les papillons... des ensembles qui, mis bout à bout, représentent probablement moins de 5% des espèces existantes.

    Etablir le "génome" de la biosphère

    <br /><em>Pleurothallis endotrachys</em> &copy; Erick Hunt Toute reproduction interdite

    Pleurothallis endotrachys © Erick Hunt Toute reproduction interdite

    Le célèbre biologiste Edward Wilson, professeur à l'université de Harvard, en appelait, en l'an 2000, à un sursautsursaut de l'humanité pour mettre fin à son ignorance vis-à-vis du vivant qui l'entoure. Dans un éditorial de la revue Science, il réclamait "un effort concerté, comparable au projet génome humain (HGP), pour compléter un recensement global de la biodiversitébiodiversité, de pôle à pôle et des baleines aux bactéries, dans un délai relativement court". Wilson estime le coût de cette tâche à environ 500 dollars par espèce, soit quelque 5 milliards de dollars étalés sur dix à vingt ans. Une dépense guère supérieure à celle occasionnée par le projet génome humain et qui, à ses yeuxyeux, serait aussi utile à la santé de la planète que le HGP à celle de l'Homme.

    Si cet objectif quasi prométhéen semble aujourd'hui moins irréaliste, c'est avant tout grâce aux moyens qu'offrent, depuis à peine une vingtaine d'années, l'informatique et InternetInternet. Car "il y a une résonancerésonance entre les besoins de la science de la biodiversité et les opportunités offertes par la globalisation et l'interopérabilité que permet Internet", estime Frank Bisby, de l'université de Reading (UK), coordinateur du projet Species 2000 Europa.

    <br /><em>Pleurothallis nossax</em> &copy; Erick Hunt Toute reproduction interdite

    Pleurothallis nossax © Erick Hunt Toute reproduction interdite

    Cette résonance, selon le chercheur britannique, se retrouve à trois niveaux. D'abord dans l'éparpillement planétaire des professionnels de la biodiversité. Ensuite dans leur interdépendance: "ceux qui fixent les priorités en matièrematière de conservation ont besoin, par exemple, d'informations provenant de régions voisines ou de régions climatiquement proches, mais situées sur des continents éloignés."

    Enfin, parce que la science de la biodiversité est faite de constantes allées et venues entre des observations de terrain, on ne peut plus locales, et des concepts très généraux tels que écosystèmesécosystèmes, biomesbiomes, flores, faunesfaunes, impact des espèces invasivesespèces invasives etc. "Par conséquent, un objectif central de l'informatique de la biodiversité est de développer des systèmes permettant l'interopérabilité et la synthèse des savoirs, à travers des ensembles étendus de systèmes locaux, afin de les inclure dans une architecture globale de la connaissance", affirme Frank Bisby.

    Un annuaire du vivant

    Et c'est bien de ceci qu'il s'agit avec la constitution du Catalogue of Life (CoL), un ambitieux projet international dont Species 2000 Europa forme le volet européen. De quoi s'agit-il ? De la mise en ordre des savoirs existants, une étape indispensable pour avancer dans la connaissance du vivant. L'information, pour l'instant, est extraordinairement dispersée. Certes nous n'en sommes plus à l'époque des monographies consacrées à chaque espèce - avec dessin à l'encre de Chine des particularités physiologiques, effectués pour les invertébrésinvertébrés sous la loupe binoculaire ou le microscopemicroscope, toujours associées à un spécimen de référence soigneusement rangé dans un bocal ou un tiroir d'un muséum national.

    <br /><em>Otoglossum brevifolium </em> &copy; Erick Hunt  Toute reproduction interdite

    Otoglossum brevifolium © Erick Hunt Toute reproduction interdite

    Aujourd'hui, l'essentiel des données est disponible sous forme électronique et certains musées ont déjà numérisé un grand nombre de photos de leurs pièces de collection. Un grand pas en avant a donc été réalisé - même si l'information électronique est encore loin d'être généralisée -, mais les nouvelles technologies ont également permis une profusion de bases de donnéesbases de données, fondées sur des critères différents (espèces locales, groupes d'espèces, etc.), qui génèrent de ce fait une malencontreuse dispersion de l'information.

    Les chercheurs de Species 2000 estiment qu'il n'y a pas moins de 150 bases de données globales (non régionales) regroupant chacune entre 10 000 et 25 000 espèces, qu'il faut mettre en réseau pour réunir toutes les espèces décrites. Pour le seul Vieux Continent, les scientifiques impliqués dans la branche Europa du projet avaient pour tâche d'unifier 24 bases de données globales. "Le travail s'est avéré bien plus compliqué que nous ne l'envisagions, affirme Pamela Harling, de l'université de Reading, une des responsables du programme. Les bases de données étaient très hétérogènes et elles provenaient d'arrière-plans très différents." Le programme a néanmoins été couronné de succès : 18 data bases sont actuellement intégrées dans le site Internet de Species 2000, et le solde devrait être "bouclé" d'ici l'expiration du projet (début 2006). Il faudra ensuite prendre en compte des bases de données plus locales avant d'avoir une couverture réellement satisfaisante de l'Europe.

    Le Catalogue of Life, produit de tous ces efforts, constitue un véritable annuaire du vivant. Celui-ci se présente sous forme d'une liste dynamique, disponible en temps réel sur Internet, et réactualisée une fois par an sur un CDCD ROMROM distribué gratuitement. Il suffit désormais d'encoder le nom latin d'une espèce pour obtenir, en quelques clics, une série d'informations qu'il fallait autrefois patiemment collecter pendant des mois, avec un risque d'erreur très élevé. Les éléments clés sont fournis pour chaque entrée : le nom scientifique en vigueur, les synonymes, les noms communs, la famille d'appartenance et la classification, la base de données de référence, l'aire de répartitionaire de répartition géographique (lorsqu'elle est disponible) et les références scientifiques correspondant aux données fournies.

    Les sosies de Misumena

    <br /><em>Misumena vatia </em> &copy; Patrick Straub Toute reproduction interdite

    Misumena vatia © Patrick Straub Toute reproduction interdite

    L'intérêt de ce travail de fourmifourmi est, notamment, de mettre fin aux innombrables problèmes que posent l'identité des espèces et l'utilisation de leurs noms. Débusquer les synonymes représente, par exemple, un véritable cauchemar pour les taxonomistes. Prenez l'araignéearaignée Misumena vatia, dite aussi l'araignée crabe, très commune en Europe occidentale où elle se met fréquemment à l'affût au centre des fleurs, en mettant à profit ses capacités mimétiques. Misumena vatia, comme beaucoup d'espèces de taille et de couleurscouleurs variables dont la zone de distribution est très étendue, a reçu un grand nombre de noms de scientifiques distincts, chaque auteur croyant qu'il avait affaire à une espèce non décrite précédemment. Le grand Linné lui-même, qui a sans doute été confronté à deux spécimens très différents, l'a baptisée Aranea calycina en 1758 et Aranea 4-lineata en 1761. Clerck, qui avait le premier décrit Misumena vatia en 1757, s'est d'ailleurs fait également piéger en décrivant Araneus vatius quelques années plus tard, alors qu'il s'agissait du même acarienacarien. Les décennies (et les siècles) passant, la même espèce a reçu une trentaine de noms différents (Aranea citrina, ou encore Aranea sulphurina, Misumena citrea, Thomisus pratensis, etc.). Les spécialistes ont ensuite détecté ces synonymies par l'examen des descriptions et des spécimens de référence, conservés dans des collections. Il est d'ailleurs encore courant qu'un taxonomiste baptise une "nouvelle" espèce qui, ailleurs dans le monde, possède déjà un nom.

    Avec le Catalogue of Life, la fin de ce problème est en vue, puisqu'il s'agit d'une liste unifiée et validée. En indiquant Misumena vatia on obtient immédiatement la liste intégrale des synonymes, les descripteursdescripteurs, ainsi que les sites vers lesquels se diriger pour obtenir des informations supplémentaires sur cette espèce. "Ce travail sera précieux pour tous ceux qui ont besoin de nommer les espèces, explique Pamela Harling. Par exemple les gens qui s'occupent de conservation, mais aussi les organismes internationaux de régulation (on peut penser au commerce des espèces), ou bien les organismes agronomiques comme la FAO, ou encore l'Agence Européenne de l'Environnement, etc."

    Ainsi, si des chercheurs veulent connaître l'impact de l'intensification de l'agricultureagriculture sur une région dont les populations d'insectesinsectes ont été étudiées en détail il y a quelques décennies, ils seront amenés à recenser les populations présentes et à les comparer à celles du passé. Un outil comme le CoL permettra d'améliorer considérablement la qualité de l'analyse en évitant les confusions.

    Objectif 2011

    Les scientifiques ont fêté, en mars 2005, l'arrivée de la cinq cent millième espèce dans le Catalogue of Life. Ils espèrent arriver à 800 000 dans le courant de l'année 2006, c'est-à-dire à la mi-chemin du recensement de toutes les espèces connues. La tâche deviendra ensuite plus difficile car il faudra de plus en plus faire appel à des bases de données régionales, ce qui compliquera les problèmes de synonymie et d'hétérogénéité des données. Le but reste d'arriver à la totalité des espèces décrites en 2011, ce qui permettra de disposer enfin d'une colonne vertébrale solidesolide autour de laquelle organiser les nouvelles connaissances que fourniront année après année les scientifiques.

    Car la classification évolue constamment sous l'effet de nouvelles découvertes qui révèlent des parentés insoupçonnées, notamment grâce à la génétique. Les chercheurs décrivent chaque année des milliers d'insectes nouveaux, quelques 2000 plantes à fleur inconnues, 10 à 15 espèces d'oiseaux qui avaient échappé jusque là aux ornithologuesornithologues et d'innombrables vers, alguesalgues, bactéries, virusvirus... Bref, un flux impressionnant d'informations nouvelles qu'il s'agit d'intégrer dans les données. L'actualisation et l'entretien de celles-ci (comme d'ailleurs l'entretien des spécimens contenus dans les collections) font donc partie des tâches indispensables de ce genre de projet.

    Cet apport continu reste néanmoins très insuffisant au regard de l'ampleur du vivant. Au rythme actuel, il faudrait plusieurs siècles pour en décrire ne serait-ce qu'une portion significative. "Il y a actuellement moins de 10 000 taxonomistes dans le monde, et ils sont particulièrement absents là où il y en aurait le plus besoin, à savoir dans les pays tropicaux - même si le Brésil constitue une heureuse exception", fait remarquer Pamela Harling. Pour ne rien arranger, certains domaines du vivant (par exemple les mille-pattesmille-pattes) ne sont bien connus que d'une poignée de spécialistes dont beaucoup approchent de la retraite...Mais si tout n'est pas rose au pays de la taxonomietaxonomie, il reste que l'émergenceémergence et le renforcement du CoL sont une excellente nouvelle. Cet outil sera précieux pour tous ceux qui s'efforcent de comprendre et protéger, pour les générations futures, notre fragile biodiversité.