Dans l'espace médiatique, les écrans sont souvent jugés comme un fléau pour le développement des enfants. Que disent vraiment les scientifiques qui travaillent sur la question des effets sur la santé de l'utilisation des outils numériques ? Futura s'est entretenu avec Séverine Erhel, maîtresse de conférences en psychologie cognitive et ergonomie à l'université de Rennes qui vient de co-publier un ouvrage sur la question des enfants et des écrans.
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Si l'on écoute ce que disent les intervenants dans les grands médias, l'exposition aux écrans est un véritable fléau pour les enfants. La médecin de protection maternelle et infantile Anne-Lise Ducanda suggère dans un entretien récent pour Le Figaro, qu'un enfant souffrant d'un trouble du spectre autistique (TSA) qu'elle aurait reçu en consultation, s'est métamorphosé lorsque son exposition aux écrans a diminué. Michel Desmurget, chercheur en neurosciences à l'Institut des sciences cognitives Marc Jeannerod, nous met en garde lors d'un passage télé à Quotidien sur l'effet abrutissant des écrans qui formerait des « crétins digitaux » et propose un remède : la lecture de la grande littérature car les bandes dessinées et les mangas n'auraient pas d'effets positifs.
Ces deux personnalités s'expriment en dehors de leur domaine d'expertise : en effet, ni l'un ni l'autre ne publient régulièrement dans la littérature en psychologie concernant l'utilisation et les effets des outils numériquesnumériques sur les enfants. Le Dr Anne-Lise Ducanda confond observation clinique et fait scientifique et le Dr Michel Desmurget publie dans la littérature scientifique principalement dans le domaine des neurosciences fondamentales.
Il semblerait que les grands médias n'aient pas retenu grand-chose de la période aiguë de la pandémie de SARS-CoV-2 et de l'affaire chloroquine. On peut donc légitimement se demander si les affirmations alarmantes qu'ils tiennent sont fondées sur le plan scientifique (spoiler alerte : elles ne le sont pas). Pour discuter de ces questions complexes, nous avons interrogé Séverine Erhel, maîtresse de conférences en psychologie cognitive et ergonomie à l'université de RennesRennes qui publie régulièrement sur l'usage et les effets des outils numériques et qui vient de co-publier un ouvrage sur la question des enfants et des écrans aux éditions Retz.
Les bénéfices d'un usage raisonné des écrans
Avant de commencer, il est nécessaire de faire un petit détour terminologique : « les effets des écrans » pris isolément, cela ne veut pas dire grand-chose. Séverine Erhel préfère parler « d'ensemble d'activités et de pratiques numériques dans un contexte situé et au sein d'une population donnée ». Clarifications faites, Séverine Erhel nous rappelle qu'il n'y a plus vraiment de débat aujourd'hui concernant le caractère négatif sur l'ensemble du développement d'une exposition excessive aux écrans en général : « il est clair qu'à partir de 4 à 5 heures d'écrans par jour pour un enfant entre 2 à 3 ans, on observe des associations négatives entre cette surexposition, les apprentissages et le développement cognitif ».
Concernant un usage raisonné, cela est beaucoup moins évident selon la chercheuse : « dans la littérature scientifique, il existe de nombreux résultats qui soutiennent qu'un temps raisonnable - une heure à 3 ans et jusqu'à deux heures pour les plus âgés selon les recommandations nationales - de certaines activités numériques peut être associé positivement à certaines sphères du développement de l'enfant et de l'adolescent ». Séverine Erhel fait référence ici notamment à une revue de littérature publiée en 2019 par l'équipe de Yemaya Halbrook, une chercheuse irlandaise qui étudie la psychologie des jeux vidéo, qui démontre que ces derniers peuvent avoir un impact positif sur le développement socio-affectif et les interactions sociales.
En réalité, comme n'importe quelle activité, l'usage du numérique requiert des conditions pour être efficace : « plusieurs méta-analyses mettent en lumièrelumière l'importance d'autres paramètres que le seul temps d'exposition comme la qualité des programmes proposés à l'enfant et surtout le co-viewing (littéralement la co-vision, ndlr). Les activités les plus bénéfiques sont généralement celles qui sont ciblées sur les apprentissages et qui supportent le transfert de compétences et de connaissances au contexte souhaité », précise Séverine Erhel qui fait référence ici aux méta-analyses (sur les compétences langagières et sur le développement cognitif) de l'équipe de Sheri Madigan, une enseignante-chercheuse canadienne qui s'intéresse aux déterminants du développement de l'enfant et à celle de Christothea Herodotou, une enseignante-chercheuse britannique en technologie de l'apprentissage et en justice sociale.
Les dérives du numérique
Comme nous l'avons dit d'emblée, le numérique n'a pas que des bénéfices, et là encore, le temps d'exposition n'est pas la seule variable pertinente : « certains usages des outils numériques sont problématiques : ce n'est pas une nounou et dans l'idéal il ne doit pas entraver les interactions parents-enfant au risque d'entraîner des réactions en cascade qui nuiront au développement socio-affectif de l'enfant », rappelle Séverine Erhel. La chercheuse fait ici référence à des comportements tristement banals comme laisser la télé allumée en arrière-plan ou être sur son téléphone pendant que notre enfant cherche à interagir avec nous. Plus largement, Séverine Erhel pointe du doigt le problème de la technoférence - des interruptions quotidiennes des interactions interpersonnelles ou du temps passé ensemble qui se produisent à cause des appareils de technologie numérique et mobilesmobiles - conceptualisé par Brandon Mcdaniel, un chercheur américain qui étudie les dynamiques des relations familiales.
Malgré ces dérives, il faut sortir de cette image caricaturale et négative du numérique car elle n'est plus en adéquation avec ce que nous montre la recherche : « la théorie du déplacement, qui suggère que chaque seconde passée à regarder un écran est forcément délétère car on pourrait faire autre chose à la place n'est plus vraiment prise au sérieux aujourd'hui. On préfère plutôt la théorie dite de la boucle d'or qui suggère que les impacts des écrans suivent une courbe en cloche inversée. Autrement dit, il y aurait un optimum de temps d'activités numériques qui serait plus bénéfique que pas d'écran du tout pour le fonctionnement émotionnel et social des enfants et des adolescents », explique Séverine Erhel.
En effet, nous baignons dans le numérique - toutes les personnes nées dans les années 1990 ont grandi avec un ordinateurordinateur au bout des doigts - et par conséquent ne pas utiliser d'écrans du tout reviendrait à une forme de privation colossale. Cette théorie de la boucle d'or permet de penser le numérique au-delà d'une vision binairebinaire où les usages numériques seraient soit strictement positifs, soit absolument néfastes. Séverine Erhel rappelle les propos de Bruno Latour, sociologue, anthropologue, théologien et philosophe des sciences français : « La technique n'est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre. Elle n'existe pas en tant que telle, elle est une partie de la capacité à construire les relations sociales. »
Le gros problème des messages alarmants infondé
Vous êtes maintenant en mesure de comprendre que les messages alarmants présentés au début de cet article sont infondés. Ils sont également dangereux et stigmatisants. « En prenant au sérieux ce type de message, certains professionnels de santé pourraient en venir à ne pas suivre les recommandations de la Haute Autorité de santé lorsqu'un enfant n'a pas d'interaction verbale et qu'on peut suspecter un TSA. Il ne suffit pas d'aller voir un "coach écran" pour prendre en charge ce type de trouble neurodéveloppemental », s'indigne Séverine Erhel.
Pour les propos concernant la lecture, Séverine Erhel pointe plusieurs problèmes : « le meilleur prédicteur des compétences en lecture, c'est le niveau socio-économique des parents. C'est un problème d'inégalités sociales, économiques et culturelles. Concernant le type d'ouvrage, la littérature scientifique n'est pas claire concernant les effets des mangas ou des bandes dessinées. Pourtant, si l'on analyse cela à travers le prisme de la théorie du double codage d'Allan Paivio qui suggère qu'on retient mieux ce qu'on apprend en associant la verbalisation à des images, on peut légitimement avoir un doute quant à l'absence totale d'effets positifs de ces contenus », suggère Séverine Erhel.
De plus, les conseils de Michel Desmurget semblent complètement nier l'importance des facteurs conatifs, des régulations motivationnelles et des dynamiques culturelles. Une activité « efficace » est avant tout une activité qui procure du plaisir. Lire sous la contrainte éloignera probablement plus les enfants de la lecture que de tenter de leur transmettre l'envie d'apprendre et de lire à travers des éléments socialement et culturellement pertinents pour eux.
Un problème essentiellement politique
Au bout de cette analyse, nous arrivons à ce constat amer : le problème est essentiellement politique. Séverine Erhel développe : « La plupart du temps, lorsqu'on regarde les associations statistiquement négatives entre les écrans et le développement des enfants, elles sont fortement abaissées par les variables socio-économiques. Le problème réside principalement dans les inégalités sociales, économiques et culturelles. »
La chercheuse déplore également le manque de moyen dans l'éducation aux médias. « Le numérique suit le développement des enfants et des adolescents. Par exemple, concernant le sexting des adolescents qui présente certains risques, il existe un pic d'utilisation aux alentours de 16 ans très fortement corrélé au début de la vie sexuelle. Il y a toujours eu de la sexualité entre adolescents mais la plupart ne sont pas correctement préparés aux opportunités mais aussi aux dangers que peut cacher cette pratique : cyber-harcèlement, transmission non consentie, grooming... »
Finalement, il faut espérer que le corps politique ne se serve pas des discours alarmistes pour rejeter la charge de la gestion des usages inappropriés et des dangers du numérique sur les parents ou sur les adolescents et jeunes enfants au lieu de proposer des politiques qui réduisent les inégalités sociales (accès gratuit aux activités culturelles et sportives pour tous par exemple). Il faut aussi qu'il ne limite pas uniquement ses actions à la régulation des technologies avec des systèmes de vérification de l'âge dans la plus pure tradition du technosolutionnisme. Ils doivent prendre la mesure du chamboulement qui a eu lieu il y a désormais plus de 20 ans et fournir des moyens adéquats pour l'éducation aux médias, préférentiellement à l'école, en vue d'aider la génération à venir à mieux comprendre et gérer ses rapports au monde numérique.
Ce qu’il faut
retenir
- Les écrans ne sont ni négatifs ni positifs : cela dépend de l'usage que nous en faisons.
- Les effets négatifs des écrans sont clairs lors d'une sur-exposition, de même que les effets bénéfiques lors d'un usage raisonné.
- Il existe de fortes inégalités en matière d'usage des écrans souvent médiées par des inégalités socioéconomiques, ce qui en fait un problème politique majeur.
- Les messages alarmistes au sujet des écrans sont infondés et peuvent entraîner des dérives de prise en charge et de la discrimination s'ils sont pris au sérieux.