Les téléphones portables nous ont-ils rendus amnésiques en nous poussant à oublier les numéros de téléphone ? Google rend-il notre mémoire plus paresseuse en mettant en permanence à notre disposition toutes les réponses dont nous pourrions avoir besoin ? C'est en tout cas ce que semblent suggérer les appellations, largement reprises par les médias, d'« amnésie digitale » ou encore d'« effet Google ». Alors, emballement médiatique, ou phénomène scientifique ?


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    Quand on se demande si les technologies contribuent à nous faire perdre la mémoire, l'exemple le plus fréquemment cité est celui des numéros de téléphone qu'on a arrêté de mémoriser. Pour les personnes nées après les années 2000, j'explique : avant, nous utilisions ce que l'on appelait des répertoires, ou des carnets d'adresse. De petits calepins en papier, carton, et plastiqueplastique, dans lesquels nous consignions à la main les numéros de téléphone et adresses de nos proches, du plombier et du médecin. Le petit récipient sur la tablette de l'entrée comportait souvent un ou deux numéros de téléphone griffonnés au stylo Bic sur des morceaux de papier et surtout, nous avions appris à mémoriser les numéros que nos appelions le plus souvent, afin de ne pas avoir à systématiquement les chercher dans nos carnets. Or, cette ère, vous le savez est révolue. Si nombreuses sont les personnes qui connaissent encore quelques numéros sur le bout des doigts, certaines, plus précisément 1 personne sur 5 d'après une étude WhistleOut de 2022, oublient jusqu'à leur propre numéro de téléphone. Alors, notre mémoire devient-elle moins bonne à force de s'appuyer sur les technologies ?

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    Amnésie numérique : une angoisse qui remonte à l'Antiquité

    L'idée selon laquelle les technologies pourrait contribuer à nous faire perdre la mémoire porteporte un nom : amnésie numériquenumérique. Celle-ci, vous vous en doutez, a fait couler beaucoup d'encre au fil des dernières décennies. D'abord, on disait que les portables, en nous poussant à oublier les numéros de téléphone, rendraient nos cerveaux plus paresseuxparesseux, puis aujourd'hui, on se lamente qu'avec InternetInternet, les humains ne s'embêtent plus à retenir quoi que ce soit. Après tout, pourquoi mémoriser la date de naissance de Marie Curie ou le nombre de chromosomes dans le corps humain quand ce savoir est accessible 24h/24 à portée de clavierclavier ?

    Le saviez-vous ?

    Platon déplorait déjà l'impact qu'une nouvelle technologie de son temps, l'écriture, pouvait avoir sur notre capacité à mémoriser. Il écrit : « Cet art produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant, en effet, leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte de remémoration. »

    Mais si l'on n'est pas trop pointilleux sur les termes et que l'on dézoome un peu, on peut voir que cette inquiétude collective remonte... à l'invention même de l'écriture ! Dans son livre Paper, le journaliste Mark Kurlansky explique que, déjà durant l'Antiquité, Platon, Socrate et consorts déploraient la disparition de la tradition orale, remplacée par les textes écrits, et la perte présumée de mémoire qui s'ensuivrait. Il va sans dire que la polémique est repartie de plus belle avec l'invention de l'imprimerie en Chine puis en Europe. Et aujourd'hui, ce sont les ordinateursordinateurs et Internet qui endossent à leur tour le rôle de Grands Méchants Voleurs de Mémoire. Alors au final, simple peur de l'inconnu ou crainte légitime ? Eh bien, on peut déjà se dire que ce n'est pas en oubliant 5 ou 10 numéros de téléphone que notre mémoire va s'effondrer. Au contraire, on pourrait même arguer qu'en contrepartie de cet oubli, nous avons développé et stocké tout un nouvel ensemble de savoirs en apprenant à utiliser les téléphones portables.

    Autocorrect : l'ennemi d'une bonne orthographe ?

    Qu'en est-il alors des ordinateurs et notamment de leurs logicielslogiciels de traitement de texte, ou encore des claviers de portable qui corrigent automatiquement tout ce que nous écrivons ? Est-ce qu'à force de taper sur nos appareils, nous risquons de perdre notre orthographe, notre grammaire et même notre capacité à tracer des lettres ? Là-dessus, les études scientifiques offrent des résultats qui vont plutôt dans le sens de nos inquiétudes. Une étude menée par trois neuroscientifiques marseillais en 2004 suggère que les enfants seraient mieux capables de reconnaître les lettres et, donc, de lire, lorsqu'ils écrivent à la main plutôt qu'au clavier. Une autre, parue en 2021 et menée par des chercheurs de l'université d'Osaka indique que l'écriture manuelle permettrait une meilleure mémorisation des nouveaux mots, tandis qu'un papier de 2014 démontre que les étudiants tapant leurs cours sur ordinateur performent moins bien aux examens leur demandant de se réapproprier des concepts.

    Écrire ses cours à la main permettrait de mieux s'approprier les informations conceptuelles. © Michael Nivelet, Adobe Stock
    Écrire ses cours à la main permettrait de mieux s'approprier les informations conceptuelles. © Michael Nivelet, Adobe Stock

    Quant à l'orthographe et à la grammaire, les résultats sont mitigés. Les études indiquent que dans certaines circonstances, l'autocorrection pourrait aider à améliorer ces compétences en fournissant la « bonne réponse », tandis que dans la majorité des autres, elle conduirait à un accroissement significatif du nombre de fautes dans un texte tapé. Dans la plupart des cas, les chercheurs sont d'accord sur un point : bien qu'il soit vain et contre-productif de lutter contre l'innovation, continuer d'écrire à la main, au moins de temps à autres, ne nous fera pas de mal, et sera même bon pour notre cerveau.

    Une peur créée de toutes pièces

    Bien, et quid, alors, d'Internet ? Si un clavier peut rendre notre grammaire paresseuse, une bibliothèque quasi infinie en ligne peut-elle avoir le même effet sur notre mémoire ? Pour revenir au terme d'amnésie numérique, un article de l’université McGill, paru en février 2023, nous explique qu'il a été introduit par l'entreprise Kaspersky, spécialisée en cybersécurité. La firme avait menée une enquête afin de déterminer combien de personnes confiaient la mémorisation de leurs données à leur portable plutôt qu'à leur cerveau, et combien d'entre elles sécurisaient ces données avec une solution informatique dédiée... un peu comme celles que propose Kaspersky.

    Jonathan Jarry, professeur à l'université McGill et auteur de l'article attire donc notre attention, non sans un cynisme légitime, sur le fait que l'appellation d'amnésie numérique a surtout été créée pour vendre des antivirusantivirus. Si notre cerveau n'est plus capable de retenir les informations, alors, nous devons nous assurer que nos portables puissent les conserver pour nous sans faillir, quoi qu'il en coûte. Comme l'écrit Jarry, l'entreprise de cybersécurité a inventé le « problème » de l'amnésie numérique « en posant les bonnes questions et en se positionnant comme la solution. » Est-ce à dire que ce concept serait donc entièrement fallacieux ? Peut-être pas. Car en effet, l'article de McGill ne s'arrête pas là.

    Effet Google : les scientifiques se prononcent

    Si le concept d'amnésie numérique n'est peut-être au final qu'un levier marketing, Jarry précise toutefois que l'idée selon laquelle la dépendance aux technologies nous rendrait plus oublieux est pour sa part loin d'être farfelue. Dans une étude pionnière parue en 2011 dans la prestigieuse revue Science, trois chercheurs en psychologie, Betsy Sparrow, Jenny Liu et Daniel Wegner, décrivent les effets de GoogleGoogle sur la mémoire. Ils expliquent que, déjà à l'époque, nous avions tendance à nous tourner spontanément vers les ordinateurs dès que nous étions confrontés à des questions complexes, même si nous en connaissions la réponse. Ils ont également démontré que lorsque l'on s'attend à avoir facilement accès à une information dans le futur, on fait plus d'effort pour mémoriser l'endroit où on pourra la retrouver que pour se souvenir de l'info elle-même.

    Internet est devenu une extension de notre mémoire. Mais cela signifie-t-il que nous nous souvenons moins bien qu'avant ? © Liza Summer, Pexels
    Internet est devenu une extension de notre mémoire. Mais cela signifie-t-il que nous nous souvenons moins bien qu'avant ? © Liza Summer, Pexels

    Ils concluent leur abstract en écrivant qu'« Internet est devenu une forme primaire de mémoire externe ou transactive, où l'information est stockée collectivement en dehors de nous. » En somme, les ordinateurs et Internet deviendraient une sorte d'organe externe de la mémoire dans lequel nous irions piocher et sur lequel notre cerveau compterait pour stocker nos souvenirs et informations. À en croire cette étude, ce que l'on finira par surnommer l'effet Google est donc bien réel et ses ramifications le seraient tout autant. Oui, mais ! Pour être valable, tout étude doit être réplicable. Et c'est là que la bât blesse. Car en 2018, une nouvelle étude, parue cette fois encore dans Science, s'est attelée à tester la réplicabilité de l'effet Google et plus précisément d'une des expériences du papier de 2011. Les scientifiques ont tenté de reproduire à la lettre le protocoleprotocole créé par Betsy Sparrow, avec plus ou moins de succès et, patatras, les résultats n'étaient plus au rendez-vous.

    Plusieurs études ont fait suite à celle-ci afin de mettre à l'épreuve les autres expériences originelles, mais à chaque fois, les conclusions étaient, au mieux, mitigées, au pire, négatives. Ainsi que le souligne Jarry, la réalité devait se révéler plus complexe, et aucun protocole mené en laboratoire ne pourrait prétendre la dépeindre fidèlement. Pour véritablement tester l'effet d'Internet sur notre mémoire, il faudrait mener une enquête de terrain, beaucoup trop complexe à configurer pour prendre en considération toutes les nuances, variables et différences individuelles du monde réel. Pareil pour les effets présumés des réseaux sociauxréseaux sociaux qui auraient tendance à rendre notre mémoire plus sélective et à nous inciter à former de faux souvenirs.

    Quelques conseils

    Au final, la frontière entre détérioration et adaptation de la mémoire est encore floue, et en attendant que les études ne nous fournissent des éléments concrets, si tant est qu'elles y parviennent, peut-être vaut-il mieux éviter de céder à la panique ou, à l'opposé, à l'indifférence. Si vous tenez à vous souvenir de certaines choses, prenez le temps de faire l'effort conscient de les mémoriser. Écrivez vos souvenirs de vacances dans des journaux pour en préserver un maximum de détails et sachez toujours garder quelque part une trace de vos informations les plus précieuses... en cas de panne, on ne sait jamais.

    Créer un album photo papier ou tenir un journal de voyage sont une bonne façon de consolider et de stocker vos souvenirs de vacances. © rawpixel.com, Pexels
    Créer un album photo papier ou tenir un journal de voyage sont une bonne façon de consolider et de stocker vos souvenirs de vacances. © rawpixel.com, Pexels

    Enfin, une nuance. À ce jour, aucune étude n’a pu confirmer avec certitude qu'entraîner son cerveau ou sa mémoire prévienne les risques de démence. Toutefois, un nombre grandissant de résultats semblent attester du fait qu'un temps d'écran important pourrait jouer sur le déclin cognitif. Comme pour tout, les technologies doivent donc se consommer avec modération et raison. Apprenez à faire des pauses durant la journée, installez un logiciel pour mesurer votre temps d'écran si votre appareil n'en dispose pas déjà, et surtout, éviter de consulter vos appareils jusque tard dans la nuit. Pour le coup, ce n'est pas une question de mémoire, mais de sommeil, un facteur au moins tout aussi important pour prendre soin de son cerveau.