La raison serait-elle le remède miracle contre les fake news ? Si maîtriser des grands principes est certainement utile pour éviter certains écueils, une récente étude suggère que des paramètres comme le biais de confirmation et l'idéologie politique seraient de meilleurs prédicteurs de la susceptibilité envers la désinformation.
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Notre article précédent (voir en bas de page) argumentait en faveur de l'importance du raisonnement analytique pour expliquer l'adhésion aux fausses informationsfausses informations. Les auteurs de l'expérience décrite sont des partisans de l'hypothèse du raisonnement classique en ce qui concerne les croyances envers les fausses nouvelles. Ils pensent qu'un manque de raisonnement analytique est une composante essentielle de l'adhésion envers les fausses nouvelles. Pourtant, il existe une autre hypothèse pour rendre compte de notre adhésion envers la désinformation : l'hypothèse intégrative. Cette dernière suggère que les facteurs purement cognitifs, tel le raisonnement analytique, jouent un rôle mais que leur potentiel explicatif est bien moindre en regard des variables psychosociales comme le biais de confirmation et l'idéologie politique. Une nouvelle expérience conduite par des auteurs soutenant cette hypothèse relativise l'importance du raisonnement analytique dans la prédiction de notre adhésion envers les fausses nouvelles.
Pourquoi c'est important
En sciences, lorsqu'on étudie un phénomène (ici notre susceptibilité individuelle à la désinformation) et que deux hypothèses sont en concurrence pour en rendre compte, il faut redoubler d'ingéniosité pour trancher quelle est la bonne. Le problème ici est le suivant : des données empiriques corroborent les deux hypothèses. Certaines études trouvent des corrélations fortes entre la susceptibilité à la désinformation et le « test de réflexion cognitive » dont nous avons déjà parlé dans l'article ci-dessous, d'autres trouvent des corrélations fortes entre la susceptibilité à la désinformation et le test d'ouverture d'esprit active (censé mesurer à quel point nous prenons en compte les autres points de vue en considération dans l'évaluation de l'information ou la tendance à user du biais de confirmation) et l'idéologie politique appelée aussi le biais partisan.
On pourrait se dire que tous ces facteurs interviennent et la question serait réglée. Sauf que les deux hypothèses n'ont pas les mêmes implications concernant ces facteurs. En effet, si les deux acceptent communément la vision de l'autre, elles hiérarchisent l'importance des facteurs. Cela peut avoir des impacts directs en matièrematière de lutte contre la désinformation. Faut-il se concentrer préférentiellement sur l'amélioration des capacités réflexives et numériquesnumériques de la population ou bien plutôt sur l'ouverture d'esprit et la mise à distance de son idéologie politique ? Bien sûr, cette vision considère que la désinformation est un problème et qu'il faut lutter contre, ce qui n'est pas le cas de tous les chercheurs.
Le problème du départage des hypothèses reste donc entier. Mais comment faire ? Une récente étude publiée dans Judgement and decision making donne des éléments en faveur de l'hypothèse intégrative tout en apportant des éléments clés pour les études ultérieures.
Le cadrage et l'échelle de mesure importent peu
En utilisant un test valide d'un point de vue psychométrique, les chercheurs ont évalué la susceptibilité de plus de 2.000 participants à la désinformation en leur présentant des en-têtes d'articles et en posant des questions de ce type : « À quel point jugeriez-vous la précision de cet article ? ». L'ensemble des questions posées varie au niveau des termes utilisés, ce que les auteurs appellent l'ancrage. Ils voulaient être sûrs que les différents ancrages mesuraient bien la même chose, ce qui est bien le cas selon leurs résultats. Ils ont également fait varier l'outil de mesure utilisé. Leur conclusion est la suivante : les différences ne sont pas notables, donc rien ne sert de multiplier les questions et les outils de mesure.
Le biais de confirmation et le biais partisan en tête de liste
Par la suite, ils ont calculé les corrélations entre la susceptibilité à la désinformation et différentes variables : le test d'ouverture d'esprit (Actively Open-minded test, ou AOT), l'idéologie politique (Partisanship bias), les compétences numériques (Numeracy skills) et le test de réflexion analytique (Cognitive reflection test, ou CRTCRT). Les deux facteurs qui permettent de rendre compte de la susceptibilité à la désinformation sont l'AOT et l'idéologie politique selon les chercheurs. Cela suggère donc que les capacités numériques et la réflexion analytique sont moins importantes et que l'on peut donc tomber dans le piège de la désinformation, aussi « rationnel » que nous soyons.
Un méta-débat sur ce qu'est être rationnel et comment cela se mesure
Néanmoins, les partisans de l'hypothèse classique ont quelques réserves sur cette étude et suggèrent que l'AOT mesure, d'une certaine façon, une compétence analytique tandis que les partisans de l'hypothèse intégrative suggèrent que cela mesure un raisonnement de plus haut niveau, que l'on pourrait qualifier de disposition. Ici, nous sommes face à une controverse à propos d'un outil de mesure. Selon Gordon Pennycook, chef de file de l'hypothèse classique, les deux tests mesurent la pensée analytique sous différents aspects. Tandis que le CRT mesure notre volonté de s'engager dans une réflexion analytique, l'AOT mesure la propension d'un individu à s'engager volontairement dans la remise en cause de ses croyances en fonction des preuves disponibles.
En réalité, nous voyons qu'il s'agit d'une querelle sur la façon de définir le raisonnement analytique. Les partisans de l'hypothèse classique soutiennent que ce que mesure l'AOT, à savoir un ensemble d'attitudes, de vertus et de dispositions pour penser contre soi-même, fait partie de ce que l'on nomme « raisonnement analytique ». En revanche, les partisans de l'hypothèse intégrative suggèrent que ce n'est pas le cas, que cela concerne un raisonnement de plus haut niveau. Aussi, il existe toujours des discussions intenses sur ce que l'AOT mesure vraiment et sur les propriétés psychométriques des questionnaires qui lui sont associés. En somme, la controverse bat son plein et il semble impossible de la résoudre par des enquêtes empiriques mais bien par une refonte du concept de raisonnement analytique. Une entreprise qui semble se rapprocher du débat toujours actuel sur la définition de l'esprit critique.
L'esprit critique, sujet à débat. © Futura
Lutter contre la désinformation sur les réseaux sociaux : l'importance du raisonnement analytique
Article écrit le 13/04/2021 par Julien Hernandez
Même si elle n'est pas la plus présente, la désinformation se partage très aisément sur les réseaux sociauxréseaux sociaux. Les personnes obtenant des scores élevés à un test mesurant la capacité à mobiliser leur raisonnement analytique auraient un meilleur discernement pour distinguer les vraies des fausses nouvelles et les nouvelles partisanes politiquement des nouvelles neutres.
Des chercheurs viennent-ils de découvrir un remède contre les fake news ? Assurément, non. Mais une récente étude publiée dans la revue Judgment and Decision Making, s'insérant dans une littérature déjà bien fournie, suggère que les individus plus analytiques ou réfléchis parviennent à se protéger de la désinformation. Pour mieux comprendre ces résultats et leur portée, nous avons interrogé Cédric Batailler, doctorant en psychologie sociale à l'université de Grenoble au Laboratoire inter-universitaire de psychologie, travaillant sur ces questions.
De quoi parlons-nous ?
Tout d'abord, il faut mettre au clair ce que les chercheurs entendent par la désinformation. Au tout début de leur article, ils définissent cela comme la propagation d'une information fausse, inexacte ou trompeuse. Par la suite, les scientifiques en viennent à distinguer deux types de désinformation : les fake news, des informations sans aucune base factuelle où tout est inventé du début à la fin, et les actualités hyperpartisanes, des informations factuelles mais analysées via un prisme politique bien particulier. Dans leur étude, ils projettent d'évaluer à quel point le mode de raisonnement analytique est corrélé avec un bon discernement de la fausseté d'une fake news et du biais politique d'une actualité hyperpartisane.
Un peu de méthode
Pour mesurer la capacité des individus à mobiliser leur raisonnement analytique, les investigateurs ont fait passer un test nommé « test de réflexion cognitive » (CRT pour cognitive reflection test). C'est une suite de trois questions que voici :
- Une batte et une balle coûtent au total 1,10 €. La batte coûte 1,00 € de plus que la balle. Combien coûte la balle ?
- Si créer cinq bidules prend cinq minutes à cinq machines, combien de temps faudrait-il à 100 machines pour créer 100 bidules ?
- Dans un lac, il y a une parcelle de nénuphars. Chaque jour, la parcelle double de taille. S'il faut 48 jours pour que la parcelle couvre tout le lac, combien de temps faudrait-il pour que la parcelle couvre la moitié du lac ?
Selon vos réponses à ces trois questions, votre score sera plus ou moins élevé (vous pourrez retrouver les réponses aux énigmes en fin d'article). Mais qu'est-ce que ce test mesure vraiment ? « Le CRT est un test assez particulier. Ce sont trois questions qui vont cerner votre capacité à vous "mettre sur pause", à inhiber votre première intuition et à réfléchir davantage. Une analogieanalogie que j'emploie souvent et qui peut aider dans ce cas de figure, c'est de dire que les gens qui sont fortement analytiques auront tendance à dire qu'une vachevache boit de l'eau. Ceux qui ont des scores plus faibles pourraient répondre que les vaches boivent du lait. On sait aussi que plus une personne obtient un score faible au CRT, plus elle sera susceptible d'adhérer à ce qu'on appelle le « "bullshit pseudo-profond", que l'on voit parfois proliférer sur les réseaux sociaux », explique Cédric Batailler.
Ensuite, il fallait aussi que les chercheurs sélectionnent les actualités qu'ils allaient présenter aux participants. Si les fausses et vraies nouvelles sont faciles à distinguer, il est plus compliqué de juger si un article est hyperpartisan ou non. Dans leur article, les scientifiques suggèrent qu'ils ont choisi les contenus qui avaient un objectif politique clair et explicite, sans vraiment expliquer à quoi fait référence ce « clair et explicite ». Cela ne sera pas sans nous rappeler les idées claires et distinctes de Descartes. « La manière dont les auteurs ont choisi de résoudre ce problème épineux est de déterminer si les news étaient hyperpartisanes en les récupérant sur des sites InternetInternet d'experts. Il arrive aussi, mais ce n'est pas le cas dans cette étude, qu'on réalise des pré-tests. On demande à d'autres groupes de participants avant l'expérience, s'ils trouvent qu'une actualité donnée est politisée ou non. En somme, on pallie le manque d'objectivité en augmentant le jeu de données subjectives », détaille Cédric Batailler.
La suite est relativement simple à comprendre. Après avoir obtenu le score des participants au CRT, les scientifiques leur ont présenté plusieurs actualités de la façon dont elles apparaissent sur le réseau social FacebookFacebook en ôtant la source pour éviter l'effet de confiance ou de méfiance associé à une source particulière d'information. Les participants devaient alors dire sur une échelle de valeur numérique, si une actualité leur semblait vraie ou fausse et neutre ou partisane.
Une théorie influente
Selon les chercheurs, ce qui pousse les individus à être sensibles à la désinformation sur les réseaux sociaux est avant tout médié par notre capacité à raisonner. Depuis plusieurs années, plusieurs types de théories dominent le champ de la recherche en psychologie du raisonnement : les théories duelles. Ces dernières postulent que notre capacité de raisonner mobilise deux processus cognitifs distincts. L'un est rapide et intuitif (couramment nommé système 1) et l'autre est réflexif et analytique (couramment nommé système 2). « Les théories duelles sont très influentes en psychologie. Par ailleurs, l'un des chercheurs ayant grandement contribué à ce type de théorie, Daniel Kahneman, a reçu le prix Nobel d'économie pour ses travaux connexesconnexes. Elles sont fécondes dans beaucoup d'autres domaines comme l'étude de la mémoire ou de l'attitude. Ces théories ont généralement un grand pouvoir prédictif, mais ce qu'elles supposent au niveau ontologique, c'est-à-dire quant à la réalité même de notre cognition, est encore très discuté et fait débat », raconte Cédric Batailler.
Des résultats mitigés
Plus récemment, des équipes de chercheurs en psychologie ont suggéré qu'il existait un système particulier dans le système 2. Ils l'ont nommé le système de raisonnement 2 motivé (SR2M). « L'existence d'un tel système pourrait expliquer certains résultats empiriques où l'on a constaté que plus les personnes pensaient analytiquement, plus elles avaient tendance à accepter ce qui allait dans leur sens, et rejeter ce qui les contrariait. On a ainsi remarqué que certaines personnes se servaient de leurs aptitudes cognitives pour conforter leur point de vue. En ce sens, une plus grande tendance à la pensée analytique pourrait, contre-intuitivement, nous rendre plus susceptibles aux fake news, et en particulier aux fake news qui confortent notre idéologie », analyse Cédric Batailler.
Pourtant, les résultats de cette étude semblent aller à l'encontre de l'influence du SR2M dans le processus de détection de désinformation. « Il faut bien faire la distinction entre la détection de la désinformation et l'adhésion à cette dernière, précise Cédric Batailler. En effet, ce que montre cette étude, c'est que nos tendances au raisonnement motivé ne s'accompagnent pas d'une susceptibilité aux fake news partisanes. Au contraire, plus haute est notre tendance au raisonnement analytique, meilleure sera notre aptitude à distinguer le vrai du faux. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas biaisés dans notre traitement de l'information, cela veut juste dire que nos biais ne semblent pas se développer à cause d'une utilisation stratégique et motivée de nos aptitudes cognitives », ajoute le chercheur.
Les auteurs de l'étude ont également voulu savoir si les individus avec un score élevé au CRT étaient plus ou moins disposés à partager de la désinformation. Ce que les résultats suggèrent, c'est que ces personnes ont tendance à partager beaucoup moins d'informations de ce genre que celles qui ont un score CRT bas. Généralement, elles partagent par exemple plus de contenus émanant d'organismes de fact-checking. Pourtant, comme nous l'explique Cédric Batailler, il est difficile de généraliser les résultats de l'expérience à ce qu'il se passe réellement sur les réseaux sociaux. « De fait, ces études sont généralement peu transposables à la vie réelle. Ici, on demande clairement aux participants si, oui ou non, ils seraient susceptibles de partager une information donnée. En réalité, sur les réseaux sociaux, nous ne sommes pas constamment en train d'évaluer la vérité de ce qui nous est présenté. Dès lors, ces résultats peuvent difficilement prédire ce qui va se passer dans un environnement plus complexe. » Aussi, une récente étude suggère que la polarisation partisane est la principale motivation psychologique derrière le partage de fausses informations politiques sur TwitterTwitter et que les individus qui s'adonnent à cela ne sont pas moins réfléchis ou alphabétisés.
La désinformation : une aiguille saillante dans une botte d’informations
Si les fake news ne sont pas majoritaires en nombre absolu sur les réseaux sociaux, elles se partagent aussi vite, si ce n'est plus vite, que les informations véridiques. Malgré tout, elles peuvent nous influencer durablement par le biais de simple exposition. « L'effet de vérité illusoire est un biais très puissant. Nous avons maintenant beaucoup de preuves empiriques qui soutiennent son existence. Les expériences qui mettent en évidence cet effet montrent que plus on est exposé à une nouvelle, plus on a tendance à la considérer comme vraie. Voilà pourquoi, juste en étant exposé à des gros titres, de manière répétée, on peut voir notre système de croyance altéré. Néanmoins, cela va dépendre des cas et des sujets. Il y a des études qui s'intéressent à l'encodage de l'information qui suggèrent que notre mémoire est conçue comme un réseau de connaissances maillées. Typiquement, si vous possédez beaucoup d'informations sur un même sujet, le "nœudnœud" qu'elles vont former va être difficile à faire bouger. À l'inverse, si vous possédez très peu d'informations sur une problématique, l'effet de simple exposition pourra être d'autant plus fort », prévient Cédric Batailler.
L'éducation peut-elle nous venir en aide ?
Cette étude nous montre qu'en plus de nos biais cognitifs classiques, une carence dans la mobilisation des capacités analytiques peut être dangereuse pour ce qui est de discerner le vrai du faux et le partisan du neutre. L'éducation peut-elle agir ? Comment pourrait-on améliorer les capacités de discernement des individus ? Nous avons posé la question à Gabriel Pallarès, didacticien des sciences et chercheur à l'Institut interdisciplinaire de l'innovation (CNRS). « En sciences de l'éducation, on ne cherchera pas directement à améliorer le score à un test psychologique comme le CRT, on visera des compétences. Par exemple, en didactique des sciences, on travaillera sur des éléments plus fins, comme la compréhension de la nature des sciences ou la démarche d'investigation. De nombreuses recherches sont menées pour élaborer des séquences didactiques qui permettent de développer chez les élèves un recul critique sur les sciences, les informations scientifiques, etc. Dans le cas spécifique du test CRT, où les questions sont très orientées vers les mathématiques, des recherches en éducation qui pourraient être intéressantes se situeraient en didactique des mathématiques. On y discuterait de la structure des tâches demandées, d'éventuels obstacles dans la façon de poser l'énoncé... Il s'agirait ainsi de recontextualiser le test aux compétences mathématiques qui sont ciblées. Cela permettrait ainsi de mieux comprendre ce qu'est effectivement la capacité d'analyse, selon les contextes. »
Les réponses aux trois énigmes du test :
- 1re question : 5 centimes d'euros.
- 2e question : 5 minutes.
- 3e question : 47 jours.