Des chercheurs israéliens ont réalisé une étude en laboratoire pour essayer d'y voir plus clair sur le comportement des individus lors d'une pandémie. Théoriquement, intégrer une application qui enregistre nos symptômes et qui procure des avantages aux personnes en bonne santé pourrait diminuer drastiquement les comportements imprudents.
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Êtes-vous aussi responsable dans vos comportements qu'au tout début de la pandémie ? Portez-vous encore correctement votre masque en toutes circonstances ? Lavez-vous vos mains systématiquement après avoir été en contact avec des objets à risque ? Évitez-vous autant les rassemblements entre amis ? C'est peu probable... D'un point de vue théorique, c'est ce que suggère une étude réalisée par des chercheurs israéliens et publiée dans la revue Judgement and Decision Making.
Le temps est passé
La question qui pourrait vous venir subitement à l'esprit est « pourquoi ? ». Pourquoi ne sommes-nous plus autant responsables qu'au début de la pandémie ? Mais, commençons par le commencement et essayons tout d'abord de comprendre pourquoi nous l'avons été. Dans le domaine de la prise de décision, la théorie des perspectives suggère -- avec données empiriques à l'appui -- que, dans une unique situation de choix, sans que nous puissions accumuler des retours d'informations de notre environnement, nous souffrons de ce que l'on appelle une aversion à la perte en plus de donner un poids démesuré aux évènements négatifs rares. « Il y a un an, c'était la première fois qu'on était face au SARS-CoV-2. Très peu de gens avaient fait l'expérience des conséquences du non-respect des mesures sanitaires. Dès lors, la probabilité très faible d'un évènement aussi terrifiant que de mourir, se retrouver en réanimation, ou souffrir des séquelles du covid-19 suffisait sans doute à nous faire adhérer à ces dernières », explique Florian Cova, professeur en philosophie à l'Université de Genève, spécialisé en philosophie morale et en sciences cognitives.
Mais le temps est passé par là. Désormais, l'adhérence aux recommandations sanitaires a pris la forme de petits choix répétés sur le long terme. Aussi, nous avons eu le temps, chacun de notre côté, de constater ce qu'il se passait lorsque l'on ne respectait pas drastiquement les mesures sanitaires. Notre environnement nous a renvoyé des informations sur les conséquences de nos choix autour de nous. Dans ce type de situation, c'est la théorie de la dépendance envers les petits échantillons qui semble être la plus à même de rendre compte de la prise de décision. « Au bout d'un certain temps, il semble que ce qui influence nos comportements soit ce que nous constatons quotidiennement de façon individuelle. Par conséquent, si je choisis, de plus en plus, de ne pas respecter les mesures sanitaires en vigueur et que je constate qu'il ne se passe rien d'alarmant, je vais avoir tendance à privilégier ce choix par la suite étant donné qu'il me demande moins d'efforts que de faire attention et que, dans ma perception isolée, il n'entraîne rien de grave. Par la suite, si tout le monde commence à adopter ce type de comportements, une contagion sociale peut alors s'installer, ce qui n'arrange pas les choses », détaille Florian Cova.
Une partie de la solution se trouverait-elle sur nos smartphones ?
Dès lors, nous avons besoin d'une solution pour diminuer l'incidenceincidence des comportements imprudents, ces derniers s'installant progressivement. Dans une expérience en laboratoire, les scientifiques suggèrent que l'utilisation d'une applicationapplication sur smartphone pourrait venir en aide aux entreprises et gouvernements -- en réalité, les chercheurs ont fait deux expériences. La seconde a été réalisée dans le but d'écarter certains biais comme le nombre d'options disponibles sur l'écran et le temps qu'avaient les individus pour faire leur choix. Nous n'en faisons pas mention ici par soucisouci de place et de compréhension. Pour mieux comprendre ce que les chercheurs imaginent dans leur design expérimental, on peut se référer à une politique réelle mise en place en Chine. Elle avait pour objectif de rendre les comportements imprudents moins attrayants individuellement que les comportements responsables.
Des applications de santé estimant le risque des utilisateurs d'être infectieux et le traduisant par un code couleurcouleur (vert, jaune ou rouge) ont été développées. Avoir un code vert sur de telles applications était presque essentiel pour la vie quotidienne car ceux qui n'en avaient pas ne pouvaient pas voyager ou accéder aux installations publiques. Un tel dispositif est incompatible avec la plupart des systèmes politiques occidentaux. Au lieu de ça, les investigateurs imaginent une application qui fonctionnerait sur la base du volontariat et qui permettrait d'accéder à différents lieux (travail, lieux publics, etc.) de deux manières : soit on présente un code vert, soit on rejoint une file d'attente afin de remplir un formulaire, passer des tests physiquesphysiques ou même patienter plus pour l'accès aux transports limitant le nombre de personnes autorisées mais qui ne disposent pas de l'application au sein d'un bus ou d'un métro. Par cette méthode, l'accès n'est jamais refusé, il est simplement plus contraignant pour des raisons sanitaires justifiées.
Une histoire de gains individuels
Comme mentionné dans la partie précédente, les chercheurs ont réalisé une expérience pour tester l'effet d'une telle application sur les comportements des individus. Cela consistait à projeter sur un écran des choix abstraits illustrés par des lettres (A, B ou C) et à donner les gains abstraits des différents choix avec une probabilité associée. L'idée était de modéliser des choix à caractère responsable, à caractère imprudent ou le choix de l'utilisation de l'application (lorsque celui-ci était proposé) sans que les sujets de l'expérience n'aient conscience des connotations des différents choix. « Le design expérimental utilisé par les chercheurs est basé sur une modalité de bénéfices et de risques abstraite, de façon à ce que les gens ne puissent pas rapprocher l'expérience de la vie de tous les jours. Dans le domaine de la prise de décision, on sait que les individus réagissent aux jeux différemment s'ils arrivent à les connecter à des situations de la vie réelle. Le design de ces expériences évite ce biais dans l'interprétation des consignes », analyse Florian Cova. Dans l'expérience, il était question de savoir dans quelle mesure l'ajout d'un choix alternatif diminuait l'attrait envers le choix imprudent.
Les différents choix représentent un comportement responsable (A), un comportement imprudent (B dans la première, C dans le second) et l'utilisation de l'application (B dans le second). Le jeu proposé consiste à modéliser les choix que feraient les participnts en situation réelle. Ici, le choix imprudent maximise très souvent les gains (+1 point 98 % du temps dans l'expérience). En temps de pandémie, on pourrait traduire ce gain abstrait en matièrematière de temps et d'argentargent gagné (masques, gelgel hydroalcoolique) et de désirs (continuer de voir ses amis et sa famille sans infecter ni être infecté). Mais, d'un autre côté, lorsque survient une perte, elle est terrible (- 60 points 2 % du temps dans l'expérience). On pourrait traduire cette perte abstraite en matière de risque pour sa vie ou la vie de ses proches (mort, réanimation, séjour à l'hôpital, séquelles à long terme de l'infection). Le choix responsable (port du masque, distanciation sociale, se faire tester régulièrement) ne fait rien gagner. Cependant, il ne provoque aucune perte si tous les participants font de même. Le choix de l'utilisation de l'application augmente les gains (2 points 90 % du temps dans l'expérience). En temps de pandémie, on pourrait traduire ça par un accès plus rapide aux lieux d'intérêts en montrant son code vert. À l'inverse du comportement imprudent, la perte est plus modérée (- 19 points dans 10 % des cas si tout le monde fait le choix responsable).
« Cette perte représente un effet secondaire de la stratégie de l'application. Si l'application suggère que ma probabilité d'être infecté par le SARS-CoV-2 est élevée, je vais avoir un code rouge. Par conséquent, je vais perdre mon accès aux lieux d'intérêts et subir une quarantaine imposée, le temps que ma contagion ne disparaisse. En somme, l'utilité espérée du choix "application" est inférieure à celle du choix "imprudent" étant donné que si je suis imprudent, je ne prends pas le risque de me voir limiter l'accès à des lieux d'intérêts ou de subir une quarantaine forcée, sauf si j'ai des symptômessymptômes très marqués et caractéristiques, bien évidemment. C'est d'ailleurs étonnant, d'un point de vue théorique, que les gens convergent vers le choix "application". C'est irrationnel du point de vue de la théorie de l'utilité espérée parce que le comportement imprudent m'apporte des petits gains beaucoup plus souvent et des feedbacks positifs la plupart du temps. À l'inverse, c'est normal du point de vue de la théorie de la dépendance aux petits échantillons étant donné que l'utilisation augmente la fréquence des récompenses dans un petit échantillon d'évènements. Par contre, concernant le comportement responsable, les hypothèses des auteurs sont un peu extrêmes. Dans leur idée, ce dernier ne me protège uniquement si tout le monde adopte le même comportement que moi. Si c'est certainement vrai pour la dynamique de l'épidémieépidémie, on peut quand même raisonnablement imaginer que, si je ne vais pas à une soirée bondée dans un lieu clos -- et que, par ce biais, j'agis donc de façon responsable --, je diminue le risque pour moi-même et les personnes qui m'entourent d'être infectées », précise Florian Cova.
Et le monde réel dans tout ça ?
L'ajout de l'application réduit drastiquement les comportements imprudents, passant de 73,8 % en moyenne sans le choix alternatif de l'application à 13,9 % en moyenne avec ce choix. Mais peut-on vraiment généraliser ces résultats au monde réel ? Comme toujours, si la théorie peut nous éclairer grandement sur la pratique, la réalité complexe ne se laisse jamais vraiment saisir dans sa totalité. « Le jeu utilisé dans l'expérience représente une situation où une application serait utilisée massivement et qui pourrait prédire avec précision la probabilité d'infection des individus. Les résultats sur le choix effectué sont intéressants mais il est impossible de généraliser ces derniers à la pandémie actuelle. Aussi, dans un jeu à structure abstraite, on occulte les notions de justice et de morale. Les différentes stratégies proposées peuvent alors pour certaines être mathématiquement équivalentes en matière d'utilité espérée mais moralement, elles seront drastiquement différentes. Par exemple, dans le choix "application", la punition est d'autant plus lourde avec l'application lorsque nous sommes malades que lorsque nous sommes simplement malades sans l'application. Il n'est pas sûr que ce genre de politique soit bien perçue par la population », suggère Florian Cova.
Néanmoins, à la fin de l'étude, les chercheurs ajoutent une sous-partie où une application similaire à celle imaginée a été utilisée dans une maison de retraite israélienne. Adhérer à une application de contact tracing a d'abord été proposé sur la base du volontariat. L'adhésion n'était pas au rendez-vous, seulement 19 % des employés se servant de l'application. Mais, après la mise en place d'un système qui permettait, grâce à l'application, d'éviter de faire la queue à l'entrée de la maison de retraite pour la prise de température et répondre à quelques questions concernant d'éventuels symptômes, cette dernière grimpa à 74 %. Pour autant, la valeur épistémique de ce dispositif n'est pas suffisante. « C'est intéressant mais c'est juste une expérience isolée. Sans avoir un panorama complet de toutes les entreprises qui ont testé ce type de dispositif, on risque de conclure trop vite sur l'intérêt de ce type de technologie, en négligeant les expériences où cela n'a pas bien fonctionné. C'est une jolie illustration de l'expérience de laboratoire et des prédictions théoriques, mais on manque de données pour conclure fermement », conclut Florian Cova.
Quel genre de preneur de risque êtes-vous face au Covid-19 ?
Par Julien Hernandez le 07/02/2021
Une récente étude s'est intéressée aux variations psychologiques des individus en fonction de leur prise de risque face à la Covid-19.
Les mesures comportementales ont permis de sauver des vies. Pourtant, nous ne respectons pas tous ces indications sanitaires de la même manière, c'est un fait. Certains prennent plus de risques que d'autres. Comment expliquer ces variabilités individuelles en matière de prise de risque au niveau psychologique ? Des chercheurs qui publient leur étude dans la revue Judgment and Decision Making se sont penchés sur la question.
Risque actif et risque passif
Tout d'abord, il convient de faire la distinction entre deux types de comportements : le risque actif et le risque passif. Ce sont deux concepts assez simples à comprendre. Le risque actif fait intervenir physiquement l'agent (par exemple continuer à se serrer la main même en période de pandémie) tandis que le risque passif le fait intervenir par omission (par exemple oublier de se laver les mains avec du gel hydroalcoolique à l'entrée d'un magasin). Les scientifiques font bien la distinction entre ces deux types de prises de risques dans leur article.
Pour analyser les 215 participants de l'étude dans ces deux groupes, les investigateurs utilisent deux outils standardisés :
- une échelle de prise de risque passif comportant 25 énoncés mesurant la passivité de la prise de risque dans de nombreux domaines. Le sujet doit alors auto-évaluer son accord avec l'énoncé sur une échelle de 1 (très improbable) à 7 (très probable) ;
- une échelle de prise de risque spécifique au domaine comportant 30 énoncés mesurant la probabilité d'engagement des sujets dans des activités décrites relatives à plusieurs domaines de la vie, toujours sur une échelle de notation de 1 à 7, similaire à la précédente.
Les variables d'intérêts
Dans leur expérience, les scientifiques font aussi passer des questionnaires au même échantillon afin d'étudier les éventuelles associations entre les deux types de prises de risques susmentionnées et des variables d'intérêts comme la perspective temporelle du futur ou l'hédonisme du présent, la maîtrise de soi et bien évidemment leurs comportements réels lors de la pandémie de Covid-19.
Les hypothèses prédictives a priori des auteurs sont les suivantes :
- une corrélation positive entre les résultats de l'échelle de prise de risque passive et les comportements risqués passifs dans le questionnaire Covid ;
- une corrélation positive entre les résultats de l'échelle de prise de risque spécifique au domaine et les comportements risqués actifs dans le questionnaire Covid ;
- les comportements risqués actifs du questionnaire Covid peuvent prédire les résultats de l'échelle de prise de risque spécifique au domaine, ainsi que celle relative au self-control (l'inhibitioninhibition dans ce cas précis) et celle de la perspective temporelle (plus dirigée vers le présent hédoniste dans le cas précis) ;
- les comportements risqués passifs du questionnaire Covid peuvent prédire les résultats de l'échelle de prise de risque passive, ainsi que celle relative au self-control (l'initiation dans ce cas précis) et celle de la perspective temporelle (plus dirigée vers un futur potentiel dans ce cas précis).
Que disent les résultats ?
Les deux premières hypothèses, assez intuitives, sont confirmées par les analyses de données des chercheurs : on est plutôt un preneur de risque passif (actif, respectivement) si nous avons un score élevé à l'échelle de prise de risque passif (de prise de risque spécifique au domaine, respectivement). En revanche, les résultats sont beaucoup moins évidents pour les deux dernières hypothèses. En effet, il semblerait, selon cette seule étude, que les individus plus tournés vers le présent soit moins des preneurs de risques passifs que ceux tournés vers le futur.
Pour expliquer cela, les auteurs suggèrent que cela était prévisible : actuellement, la menace de maladie est dans le présent et elle est constamment mise en lumièrelumière. Dès lors, il semble cohérent que les personnes qui sont enclines à vivre « ici et maintenant » soient également prêtes à agir davantage (c'est-à-dire à éviter les risques passifs) afin d'éviter de tomber malades. Les auteurs rappellent que leur étude comporte des limites et que des recherches supplémentaires sont nécessaires pour identifier davantage les différences individuelles dans le respect des mesures sanitaires liées à la Covid-19.