Le livre du professeur Philippe Even sur l’inutilité des statines a soulevé un tollé parmi les cardiologues. Pierre Sabouret, membre du groupe de recommandation sur l’efficience des statines auprès de la Haute autorité de santé, répond aux questions de Futura-Sciences sur l’intérêt de prescrire ces médicaments chez certains patients atteints d’hypercholestérolémie.

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    À la mi-février, le professeur Philippe Even publiait un ouvrage polémique intitulé La vérité sur le cholestérol, qui remettait en cause l'utilité des statines, des médicaments délivrés aux patients atteints d'hypercholestérolémiehypercholestérolémie et à fort risque cardiovasculaire. Selon lui, elles seraient prescrites de manière abusive pour faire le beurre des grands laboratoires pharmaceutiques.

    Des conclusions qui ont tout de suite suscité l'émoi des cardiologuescardiologues, pour qui l'intérêt de ces moléculesmolécules est indiscutable afin d'éviter bon nombre d'accidents cardiovasculaires. Pierre Sabouret est l'un de ces médecins spécialistes, membre du comité scientifique du Collège national des cardiologues français (CNCF), mais surtout appartenant au groupe de recommandation sur l'efficience des statines auprès de la Haute autorité de santé (HAS). Il répond aux questions de Futura-Sciences et donne son point de vue, très critique, sur le fond de ce livre controversé, en attendant la réponse de Philippe Even, qui fera l'objet d'un autre article.

    Futura-Sciences : Philippe Even décrète que dans au moins 90 % des cas, les statines sont inutilement prescrites. Que répondez-vous à cette affirmation ?

    Pierre Sabouret : L'ensemble de la communauté scientifique, les recommandations nord-américaines, européennes ou françaises s'accordent à dire que le cholestérol est un facteur de risque clairement documenté de l'infarctus du myocarde, des accidentsaccidents vasculaires cérébraux (AVC), de l'artériopathie des membres inférieurs et d'une augmentation des décès d’origine cardiovasculaire. Et ce, sur la base de 40 ans d'études épidémiologiques et 20 années d'études d'intervention.

    La fameuse étude 4S, publiée en 1994 et menée sur plusieurs milliers de patients suivis durant cinq ans, a clairement démontré qu'abaisser le mauvais cholestérol (sous statine, mais aussi par un régime) permettait de réduire la mortalité cardiovasculaire, les AVCAVC ischémiquesischémiques, les infarctus et la mortalité totale. Comment nier l'évidence des chiffres ?

    Le caillot sanguin, ou thrombus, est une masse (ici en rouge vif) qui se forme dans les vaisseaux sanguins et qui coupe fortement la circulation sanguine (les flèches blanches). Lorsque l'artère est complètement bouchée, l'organe qu'elle dessert est alors partiellement ou totalement privé d'oxygène et de nutriments. Si cet organe est le cœur ou le cerveau, on comprend bien quelles en sont les conséquences. © Matth97, Wikipédia, cc by 3.0

    Le caillot sanguin, ou thrombus, est une masse (ici en rouge vif) qui se forme dans les vaisseaux sanguins et qui coupe fortement la circulation sanguine (les flèches blanches). Lorsque l'artère est complètement bouchée, l'organe qu'elle dessert est alors partiellement ou totalement privé d'oxygène et de nutriments. Si cet organe est le cœur ou le cerveau, on comprend bien quelles en sont les conséquences. © Matth97, Wikipédia, cc by 3.0

    Les statines ne sont-elles pas malgré tout prescrites à un trop grand nombre de Français ?

    Pierre Sabouret : Les cardiologues aiment beaucoup les controverses. Pourtant, dans ce cas de figure, nous sommes unanimes. Le bénéfice des statines est d'autant plus grand que les risques cardiovasculaires sont élevés. 

    Ainsi, elles sont prescrites aux personnes dont le risque de déclarer une maladie cardiovasculairemaladie cardiovasculaire est fort. Leur utilité est incontestable chez les patients en préventionprévention secondaire (ayant déjà fait un infarctus, un AVC ou une artériopathie des membres inférieurs), ou en prévention primaire chez des personnes présentant plusieurs facteurs de risque (par exemple un diabétiquediabétique de plus de 50 ans souffrant d'hypertensionhypertension). Chez tous ces patients, il est nécessaire de faire baisser le mauvais cholestérol (LDL-cholestérol) en dessous de 1 g/l de sang, voire en dessous de 0,7 g/l pour certains patients en prévention secondaire.

    En revanche, pour les personnes présentant un faible risque cardiovasculaire, un simple régime suffit en général à améliorer la situation. Quant aux autres indications pour lesquelles les statines ont été testées, à savoir l'ostéoporoseostéoporose, le ralentissement de l'insuffisance rénaleinsuffisance rénale ou de la sténosesténose aortique, là, elles s'avèrent vraiment inutiles.

    Philippe Even dénonce le lobby des laboratoires pharmaceutiques qui cherchent à s'enrichir en rendant indispensables des médicaments qui n'ont aucune efficacité contre le mal qu'ils traitent...

    Pierre Sabouret : À ce niveau-là, c'est presque du révisionnisme. Toutes les publications vont dans le même sens, mais c'est toujours vendeur de ressortir la théorie du complot. Elle aurait pu être intéressante il y a encore dix ans, quand toutes les statines étaient encore brevetées. À cette époque d'ailleurs, il pouvait y avoir des visites du personnel de certains laboratoires pour nous inciter à prescrire des statines. Ceci a pu entraîner quelques abus de la part de médecins, qui ont donné ces médicaments, bien que peu nécessaires, à des patients à faible risque cardiovasculaire.

    Cependant, cette époque est révolue et aujourd'hui, une seule statine bénéficie encore de la protection de son brevet, les autres existant déjà sous forme générique. Nous ne subissons aucune pressionpression des laboratoires pour prescrire ces traitements aux patients qui viennent nous consulter. Pourtant, nous continuons de les délivrer à ceux ayant un fort risque cardiovasculaire. Il faut bien voir que si l'espérance de vieespérance de vie des Français continue d'augmenter, c'est en partie grâce aux progrès de la prise en charge des maladies cardiovasculaires, parmi lesquels les statines jouent un rôle important.

    Il existe plusieurs types de statines, des médicaments abaissant la cholestérolémie de patients ayant des risques élevés de présenter un accident cardiovasculaire. © Bestsythedevine, Flickr, cc by nc sa 2.0

    Il existe plusieurs types de statines, des médicaments abaissant la cholestérolémie de patients ayant des risques élevés de présenter un accident cardiovasculaire. © Bestsythedevine, Flickr, cc by nc sa 2.0

    Philippe Even n'est pas le premier à défendre cette thèse. D'autres avant lui ont pointé du doigt le lobby des grands groupes pharmacologiques dans l'utilisation des statines, ou des erreurs dans la vision du rôle du cholestérol.

    Pierre Sabouret : En effet, Philippe Even s'est fortement inspiré des thèses défendues par Michel de Lorgeril, un cardiologue grenoblois. Ce dernier les a exposées dans un livre de 2008, intitulé Cholestérol, mensonges et propagande. La théorie avancée a un aspect pervers, car elle est pseudoscientifique et malgré tout séduisante, car bien rédigée. Il y explique par exemple (page 229) : « le point de départpoint de départ est l'agrégation des plaquettes sanguinesplaquettes sanguines et la formation d'un petit caillotcaillot [...] Le cholestérol ne joue aucun rôle dans la biologie des plaquettes. » Ainsi, il en déduit que dans un caillot sanguin, qui bouche les artèresartères, on trouve de la thrombine, du fibrinogènefibrinogène, de la fibrinefibrine, des plaquettes, des facteurs de coagulationcoagulation... mais pas de cholestérol. D'où cette conclusion à la même page du livre : « à ce point de raisonnement, et alors que nous avons totalement innocenté le cholestérol [...] ».

    Le béotien se laissera prendre au piège. Car ce que Michel de Lorgeril ne précise pas, c'est que ce fameux caillot se forme à partir de la rupture d'une plaque d’athérome, elle-même due à une accumulation du mauvais cholestérol dans les vaisseaux sanguins. Une omission fâcheuse...

    Mais alors, selon vous, quel serait l'intérêt d'écrire un livre si les arguments scientifiques qui y sont défendus sont erronés ?

    Pierre Sabouret : Le professeur Philippe Even n'a jamais publié un article scientifique sur les statines ou le cholestérol. Il n'a qu'un objectif : faire le buzz et vendre des livres à foison parce que c'est toujours croustillant d'évoquer la théorie du complot. Malheureusement, le fonds scientifique est pauvre. Espérons que sa démarche est désintéressée et qu'il le prouvera, en versant l'intégralité des sommes perçues par la vente des ouvrages à des œuvres caritatives ou à des fondations médicales.

    Autant Michel de Lorgeril pouvait être dans l'airair du temps au moment où il accusait les laboratoires pharmaceutiques de vouloir maximiser leurs profits, autant Philippe Even a un train de retard. Il surfe juste sur la vaguevague du « scandale » du Mediator et de l'émoi provoqué dans l'opinion publique. Et comme il y a plusieurs millions de Français sous statines, il existe une massemasse importante de lecteurs potentiels qui se sentent concernés et intéressés.

    Dans ce livre, Philippe Even affirme pourtant défendre l'intérêt des patients. Selon lui, la plupart d'entre eux prennent des médicaments qui sont inutiles voire, dans certains cas, dotés d'effets secondaires gênants (mais très rarement mortels). Que lui répondez-vous ?

    Pierre Sabouret : La polémique et la querelle entre scientifiques, après tout, n'a rien de grave. En revanche, ce qui l'est, c'est que depuis la sortie du livre, les médecins et cardiologues se trouvent souvent sollicités pour des questions de la part de patients qui s'inquiètent de leur traitement. Certains sujets à risque pourraient alors arrêter de prendre leurs médicaments du jour au lendemain. Or, il a été démontré dans différentes études européennes et américaines que l'arrêt prématuré des statines, sans avis médical, entraîne un surcroît d'infarctus et de décès en prévention secondaire, notamment l'année qui suit le premier événement grave. Lorsque le traitement est mal toléré par le patient, on le stoppe, car de toute façon il l'arrêtera de lui-même. Dans ce cas, nous tentons de trouver d'autres stratégies thérapeutiques. Mais en tant que médecin, notre priorité, c'est de soigner le malade en maintenant uniquement les traitements dont l'efficacité est prouvée.