Depuis quelques jours, nous assistons à une querelle entre des individus, soignants et patients, qui suggère que les non-vaccinés devraient assumer les conséquences de leur choix, par exemple en refusant d'être réanimés, et la majorité de la communauté médicale qui considère que la seule variable d'intérêt à prendre en compte est l'état de gravité du patient. Les premiers semblent soutenir une vision responsabilisante au niveau individuel du soin tandis que les autres soutiennent une posture qui semble être un conséquentialisme de la règle : soigner en fonction de l'état de gravité du patient est érigé en règle morale car s’y référer permet de sauver plus de vies. Cette question pose deux problématiques. Nous traiterons uniquement celle qui fait office de titre en laissant de côté la question du lien entre responsabilité morale et hiérarchie des soins.


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    La tribune publiée le 1er janvier 2022 par André Grimaldi, professeur émérite de diabétologie au centre hospitalo-universitaire de la Pitié Salpêtrière dans le JDD a profondément choqué la communauté médicale. Si cela peut se comprendre, la question que pose ce professeur, d'autres Français se la posent, et des clarifications méritent d'être apportées à ces interrogations. Le président de la République, Emmanuel Macron, a également confirmé hier dans Le Parisien sa volonté « d'emmerder les non-vaccinés » qu'il juge « irresponsables » probablement car il les considère, lui aussi, comme responsables de la situation actuelle. Dans cet article, nous allons tout d'abord tenter de clarifier pourquoi nous avons tendance à considérer que les nuisances causées aux patients et aux soignants sont intentionnelles de la part des non-vaccinés. Dans un second temps, nous tenterons d'apporter une réponse à la problématique posée. 

    Nos intuitions envers les intentions des non vaccinés 

    La philosophie expérimentale est la discipline qui essaie de répondre à des questions d'ordre philosophique et psychologique en réalisant des expériences. Des philosophes et des psychologues récoltent des données empiriques sur des thèmes variés à la frontière entre philosophie et psychologie comme notre conception de la liberté, de la connaissance ou encore de l'action et de l'intention.

    Ce sont ces deux derniers qui vont nous intéresser. Un phénomène largement admis dans le domaine de la philosophie expérimentale qui s'attèle à comprendre la façon dont nous jugeons les actions et les intentions des autres se nomme l'effet Knobe, du nom de Joshua Knob qui l'a mis en évidence. Les expériences montrent que, pour une décision identique, l'action va être jugée intentionnelle beaucoup plus souvent (23 % contre 82 % dans l'expérience initiale) si l'effet secondaire entraîné par la décision est nuisible.

    Dans le cas du vaccin, on pourrait illustrer l'effet Knobe comme ceci : 

    • Des personnes foncièrement égoïstes se sont vaccinées uniquement pour protéger leur santé. Ils savaient que cela serait bénéfique pour les autres mais ce point les laissait indifférents. Tout ce qu'ils souhaitaient, c'était préserver leur santé, peu importe l'effet sur la santé des autres. La plupart des gens répondront que ces personnes n'ont pas intentionnellement protégé la santé des autres. 
    • Des personnes foncièrement égoïstes ne se sont pas vaccinées uniquement pour préserver leur liberté. Ils savaient que cela serait nuisible pour les autres mais ce point les laissait indifférents. Tout ce qu'ils souhaitaient, c'était préserver leur liberté, peu importe l'effet sur la santé des autres. La plupart des gens répondront que ces personnes ont intentionnellement nui à la santé des autres. 

    Pourtant, dans les deux scénarios, les individus agissent de façon égoïste et n'ont que faire des conséquences vis-à-vis d'autrui. Cependant, l'effet secondaire de leurs actions est perçu comme positif dans un cas et comme négatif dans l'autre. L'effet Knobe représente notre propension à produire des jugements d'intentionnalité radicalement différents en fonction des effets connus de l'action, peu importe l'état interne de l'individu qui prend la décision. Les philosophes sont divisés sur la façon de rendre compte de l'effet Knobe.

    Pour une même situation, nos jugements en matière d'intentionnalité seront différents selon que les effets secondaires qu'une action produit sont positifs ou nuisibles. © Jo Panuwat D, Adobe Stock
    Pour une même situation, nos jugements en matière d'intentionnalité seront différents selon que les effets secondaires qu'une action produit sont positifs ou nuisibles. © Jo Panuwat D, Adobe Stock

    D'aucuns pensent que l'on juge si l'action est intentionnelle ou non en fonction de la qualité morale de l'effet secondaire. Dans notre exemple, cela revient à dire que nous considérons avant tout les conséquences de la vaccinationvaccination / l'absence de vaccination pour conclure sur l'intentionnalité de l'action. La vaccination ne produit pas d'effets secondaires considérés comme mauvais alors que les effets secondaires de celle-ci ne sont pas intentionnels. L'absence de vaccination produit des effets secondaires considérés comme bons alors les effets secondaires de celle-ci sont intentionnels.

    D'autres pensent que l'explication concerne moins notre procédure psychologique interne de catégorisation morale que le message que nous transmettons à autrui. Nos jugements seraient alors médiés par des implicatures conversationnelles, c'est-à-dire que nous aurions peur que le fait de dire que la personne égoïste non-vaccinée n'a pas causé intentionnellement les nuisances implique conversationnellement le fait qu'elle ne doit pas être blâmée moralement.

    Certains suggèrent aussi que nos jugements sont en décalage avec la manière appropriée d'utiliser le concept (en opposition au concept ordinaire) d'action intentionnelle à cause des émotions que suscitent en nous les scénarios proposés. Pour ces auteurs, sans cela, l'effet Knobe n'existerait pas. Dans notre scénario, le décalage de jugement s'expliquerait alors par les émotions que suscitent en nous le fait de penser aux soignants épuisés et aux patients qui perdent des chances de survie. Enfin, une dernière explication plus large suggère que nos jugements sont réalisés en fonction du niveau coût-bénéfice du scénario.

    Dans notre exemple, protéger les autres n'est pas un coût à l'inverse de nuire aux autres. En somme, selon cette hypothèse nommée l'hypothèse du compromis, lorsque nous jugeons cette situation, nous considérons le fait que le non-vacciné égoïste considère les coûts encourus et choisit malgré tout l'option risquée à l'inverse du vacciné égoïste. Cette dernière hypothèse, plus englobante au niveau explicatif, possède des preuves empiriques pour la soutenir même si actuellement, il n'existe pas encore de consensus pour expliquer l'effet Knobe. 

    Toutes ces hypothèses sont intéressantes. Les deux premières suggèrent que les considérations morales sont omniprésentes lorsque nous jugeons la personne non-vaccinée égoïste. La troisième considère que notre jugement est biaisé par nos émotions en vertu d'une norme d'utilisation du concept d'action intentionnelle. Enfin, la quatrième argue que le calcul coût-bénéfice réalisé par la personne non-vaccinée égoïste est déterminant dans notre jugement. Cette dernière hypothèse a cela d'intéressant qu'elle met peut-être en évidence le biais qui subsiste dans le fait de ne pas prendre en compte l'état interne de la personne dans cette situation.

    Effectivement, la question qui se pose est la suivante : la personne non-vaccinée égoïste a-t-elle conscience de cette balance coût-bénéfice ? Cela parait peu probable étant donné que, si cette personne avait conscience de la totalité des coûts (à savoir, un potentiel séjour en réanimation pour elle plus probable sans le vaccin qu'avec), pourquoi prendrait-elle un tel risque ? Voilà peut-être le cœur du problème : nous considérons probablement les personnes non-vaccinées comme conscientes des risques qu'elles encourent et des risques qu'elles font courir.

    Les non vaccinés sont-ils responsables des conséquences qu'ils entraînent ?

    Nous comprenons désormais mieux comment nous jugeons les personnes non-vaccinées. Cela va nous aider à répondre à la question que nous nous posons à savoir : est-ce que les personnes non-vaccinées sont responsables des conséquences qu'elles entraînent ? La notion de responsabilité a fait couler beaucoup d'encre en philosophie. Pour réfléchir à notre problématique, il faut, en premier lieu, distinguer deux types de responsabilité : la responsabilité causale (considérer qu'un événement X est responsable d'un effet Y) et la responsabilité morale qui revête plusieurs types de définitions. Nous n'en considérerons qu'une comprise comme étant un sous-type de la responsabilité causale qui se limite à considérer les faits moraux et qui justifie un blâme ou une louange. 

    Comment comprendre ces deux types de responsabilité ? Si je dis que Pierre est causalement responsable du retard de soins de Jacques, qu'est-ce que je sous-entends ? Que Pierre est l'unique cause du retard de soins de Jacques ? Le sous-effectif des soignants présents pour prendre Jacques en charge ne serait-il pas une condition nécessaire du retard de soin de Jacques également ? En réalité, il semblerait que, lorsque nous tentons de déterminer l'événement qui a causé un effet, on se concentre avant tout sur ce qui s’écarte d’une norme. En cela, on peut dire que les personnes non-vaccinés sont causalement responsables de la fatigue des soignants et des retards de soin étant donné que celles-ci s'écartent d'une norme sociale (plus de 90 % de la population française est vaccinée) et d'une norme morale d'un point de vue utilitariste (leur action accroît la souffrance collective).

    Pour autant, cela suffit-il à démontrer qu'elles sont responsables moralement ? Ce n'est pas si clair. En effet, la définition de la responsabilité morale utilisée ajoute que leur action justifierait de les blâmer. Pourtant, il ne semble pas qu'une telle chose soit justifiée, hors cas très particulier. La notion de responsabilité morale est intimement liée à la question du libre arbitre, c'est-à-dire à la possibilité que la personne qui décide puisse contrôler son action, envisager mentalement des situations alternatives et délibérer pour prendre sa décision.

    En effet, on comprend aisément que si Pierre n'a aucun ou très peu de contrôle sur sa décision (car il est manipulé par une idéologie de groupe, par exemple), qu'il n'est pas en capacité (pour des raisons diverses) ou est contraint de ne pas envisager d'alternatives possibles (car il a un niveau socio-économique trop faible, une mauvaise littératie en santé, etc. qui lui rend l’accès et l’interaction avec le système de soin très compliqué) ou de délibérer correctement (manque d’informations, exposition à de la désinformation, peur, etc.), il serait malvenu de le tenir moralement responsable de son acte.

    Beaucoup de travaux montrent qu'il existe de grandes inégalités en matière d'accès et d'interaction au système de santé selon plusieurs variables dont la situation socio-économique. © sulit.photos, Adobe Stock
    Beaucoup de travaux montrent qu'il existe de grandes inégalités en matière d'accès et d'interaction au système de santé selon plusieurs variables dont la situation socio-économique. © sulit.photos, Adobe Stock

    Tout ceci nous pousse à conclure que les personnes non-vaccinées peuvent être considérées comme causalement responsables des conséquences qu'elles entraînent tandis qu'elle ne peuvent pas être considérées comme moralement responsables de ces dernières. Néanmoins, il est implicitement suggéré dans notre texte que des dispositions particulières (épistémiques, cognitives, sociales, relatives à nos obligations, rôles, potentiel d'influence, etc.) peuvent accroître ou diminuer la responsabilité morale. On peut donc argumenter pour considérer la responsabilité morale de plusieurs acteurs : 

    • Les gouvernements, qui se sont succédé depuis plusieurs décennies et ont réduit le budget de l’hôpital public, peuvent sans doute être tenus comme responsables causalement (en matièrematière de taille d'effet et probablement pas d'écart à la norme) et moralement des conséquences sur l'état des soignants, le nombre de lits et le personnel de réanimation qualifié. 
    • Les acteurs de la mésinformation témoignant de dispositions épistémiques particulières ou de postes à hautes responsabilités et influences peuvent également être tenus comme causalement et moralement responsables des conséquences sur la prise de décision des non vaccinés. Il paraît assez évident qu'il y aurait eu moins d'individus réticents à la vaccination si certains médecins, scientifiques, politiques ou influenceurs a priori compétents, responsables (en vertu d'une obligation), influents (et donc avec un certain devoir de s'informer pour éviter de larges conséquences néfastes) n'avaient pas fait preuve d'autant de scepticisme, voire de réticence envers les vaccins ou avaient délivré une information plus claire, plus rassurante, plus pédagogue les concernant.
    • Les non-vaccinés qui ont pris leur décision en connaissance de cause peuvent, dans notre logique, être tenus causalement et moralement responsables des conséquences de leurs choix. Mais, compte tenu de leur supposé faible nombre et de l'impossibilité pratique de déterminer la façon dont la décision a été prise, ces considérations nous semblent peu pertinentes. 

    Par conséquent, à l'aide de nos arguments, les personnes non-vaccinées qui n'ont pas pris leurs décisions en connaissance de cause ne sont pas moralement responsables des conséquences qu'elles ont contribué à entraîner. Cela étant, même s'il était possible d'affirmer une position soutenant que la responsabilité morale est une variable pertinente dans la hiérarchie de la prise en charge des patients, elle ne concernerait donc pas les personnes non-vaccinés soit car elles ne sont pas tenues comme moralement responsables, soit parce qu'il est impossible en pratique de déterminer si leur décision a été prise en connaissance de cause.

    L'auteur de l'article remercie Thibault Giraud, alias Mr Phi, pour sa relecture avisée et ses commentaires.