Une récente étude d'observation suggère qu'il existe une corrélation entre le taux persistant de cotinine chez les adolescents, un métabolite de la nicotine, dans l'organisme et l'utilisation future de cigarette électronique.
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Une récente étude, parue dans Public library of sciences (PLOS), suggère que le marqueur biologique phare pour évaluer la consommation de tabac d'un individu, la cotinine, serait aussi un bon marqueur prédictif du recours à la cigarette électroniquecigarette électronique plus tard dans la vie. Outre la corrélation intéressante identifiée par les auteurs, ces résultats vont aussi nous permettre de revenir sur les défis de la pratique clinique actuelle et de la santé publique, ainsi que sur quelques notions philosophiques vis-à-vis du fait de fumer. Mais, avant, revenons brièvement sur le métabolisme de la nicotine vers la cotinine.
Métabolisme de la nicotine
Lorsque vous fumez une cigarette, vous absorbez pléthore de composés, dont la plupart sont toxiques. Parmi eux, la nicotine, responsable majeure de l'addiction à la cigarette. Cette dernière va aller se fixer sur des récepteurs spécifiques dédiés normalement à l'acétylcholine et entraîner la sécrétion de dopaminedopamine. Ensuite, la nicotine est métabolisée, principalement par le foie. Ses deux métabolitesmétabolites primaires sont la cotinine et le N-oxyde de nicotine. La cotinine est le résultat d'une oxydationoxydation hépatique de la nicotine par les cytochromescytochromes P450. C'est le métabolite de la nicotine qui possède la demi-viedemi-vie la plus longue (jusqu'à 27 heures) dans la salivesalive, le plasmaplasma sanguin et l'urine. C'est pour cela que c'est un marqueur de choix pour évaluer la consommation tabagique d'un individu, bien que des variations existent d'une personne à l'autre.
Cette nouvelle étude d'observation nous apprend donc que ce métabolite semble également, chez les adolescents, être un bon indicateur pour prédire l'utilisation future de cigarette électronique, lorsqu'il est persistant. Néanmoins, le modèle des chercheurs ne prend pas en compte certains facteurs de confusion, comme l'utilisation de cannabis, par exemple. Il convient donc de rester prudent, même si ces résultats ne sont pas très surprenants, au vu des mécanismes biologiques connus.
La pratique clinique
Comment ces résultats peuvent s'intégrer dans la pratique clinique ? Pour le savoir, nous avons posé quelques questions à Flora, diététicienne et addictologue.
Futura : Lorsqu'on aide quelqu'un à arrêter de fumer, est-ce qu'on lui demande d'autoévaluer son niveau de consommation ?
Flora : Lors des consultations de tabacologie, qui sont a minima des entretiens motivationnels, l'alliance thérapeutique est essentielle. Le rôle des tabacologues est avant tout d'établir une relation de confiance réciproque. Alors, oui, on demande toujours à la personne fumeuse de s'autoévaluer. Cela permet de la faire participer activement à sa dynamique d'arrêt, et lui apprendre à gérer son tabagisme et son arrêt ensuite.
Futura : Ce biomarqueur (la cotinine) est-il déjà utilisé actuellement en pratique clinique étant donné qu'il est plus fiable que l'autoévaluation pour déterminer le niveau de consommation de tabac d'une personne ?
Flora : À ma connaissance, en pratique clinique, le dosagedosage de cotinine n'est pas utilisé, que ce soit en salivaire ou urinaire. En revanche, le testeur de monoxyde de carbonemonoxyde de carbone, qui reflète la réalité de la consommation de tabac des dernières heures, est systématiquement utilisé. C'est un outil pratique à transporter et à utiliser : la personne doit juste garder sa respiration quelques secondes et souffler lentement, le résultat est immédiat et peut être motivant pour la personne. Je sais qu'il a été question d'un test salivaire de la cotinine pour avoir une idée plus précise de la consommation des derniers jours plutôt que des dernières heures, mais je n'ai pas eu connaissance de sa mise en place dans la pratique clinique à l'heure actuelle.
Futura : Selon les résultats de cette étude, la cotinine serait aussi un bon marqueur prédictif du risque de se tourner vers la e-cigarette plus tard dans sa vie. Comment cette découverte pourrait-elle être exploitée en pratique clinique ?
Flora : Cette étude parle de la population adolescente et jeune, où le cerveaucerveau est encore en développement et où l'autoévaluation peut être plus compliquée (consommation instable ou occasionnelle, coaddictions susceptibles d'interférer dans la perception du tabagisme car le tabac est souvent vu comme peu dangereux par rapport aux autres droguesdrogues, fausse déclaration pour X raison...). Mais les résultats de cette étude sont en effet intéressants, car pour cette population particulière où il est parfois difficile de mettre en place une alliance thérapeutique, nous pourrions éventuellement proposer et anticiper l'utilisation de la vapoteuse ou même des substituts nicotiniques. Ce serait à explorer.
Futura : Actuellement la cigarette électronique fait-elle partie des solutions cliniques pour diminuer la dépendance à la nicotine ?
Flora : La e-cigarette est, dans mon cas (j'exerce en libéral), considérée comme un très bon outil de réduction des risques. Elle fait donc partie des solutions qui peuvent être proposées à l'arrêt. Mais, comme toujours, cela va dépendre également de la personne, car la priorité est qu'elle soit à l'aise avec les outils qu'elle va utiliser. Nous avons, en général, tendance à privilégier en première intention les traitements de substitutions nicotiniques, qui sont plus cadrés dans les dosages et moins techniques à utiliser que la vapoteuse. Les traitements médicamenteux, comme la Varénicline et bien plus rarement le Buproprion, sont également envisagés dans certains cas. Cependant, si la personne a impérativement besoin de garder la gestuelle et que donc la e-cigarette l'intéresse, nous allons l'encourager et l'aider à bien l'utiliser (savoir quand remplacer la résistancerésistance, trouver le bon e-liquideliquide et les dosages, trouver la bonne sensation de « Hit » dans la gorge, etc.). Dans tous les cas, la priorité reste la sortie du tabac. Notre rôle est d'accompagner la personne, l'encourager et l'aider à bien utiliser et cadrer ses outils d'arrêt. Car, plus elle sera sereine avec sa méthode d'arrêt et ses outils, plus elle aura de chance de devenir ex-fumeuse définitivement.
Philosophie du tabac
Le tabac est un fléau. Mais plusieurs questions se posent lorsqu'on parle de lutter contre ce dernier et peuvent éclairer les mesures de santé publique à cet égard. On peut se demander si la liberté individuelle de se nuire est réelle avec un produit additif. On peut aussi s'interroger sur la responsabilité en chaîne qu'implique le fait de fumer envers le système de santé. Pour réfléchir sur ces questions, nous avons discuté avec Charles des PortesPortes, docteur en philosophie, spécialiste de la liberté et Xénophon Tenezakis, spécialiste des questions de l'action collective et de la liberté.
Futura : Comment peut-on parler de liberté individuelle (celle de fumer) avec un composé addictif ? Peut-elle être considérée comme un droit fondamental dès lors que le produit en question est addictif et modifie notre capacité à prendre une décision avec le maximum de nos capacités de liberté ? Ne serait-il pas plus souhaitable de trouver une façon de commercialiser un produit qui procure autant de plaisir mais non addictif ?
Charles des Portes : Votre question sous-entend que le tabac (avec additif) et la liberté se jouent dans une sorte d'équationéquation liberté, nécessité et jouissance. C'est-à-dire que la liberté de fumer est associée à une jouissance qui est entravée par une nécessité artificielle (en opposition aux besoins fondamentaux) résultant de l'addictif. L'expérience de pensée que vous imaginez est de créer un produit sans addictif pour jouir de cette liberté de fumer. Premièrement, j'aimerais faire une distinction importante entre liberté et libération. Ce que vous imaginez, c'est d'être libéré par la technique de la nécessité artificielle de fumer pour arriver à une liberté « plus totale ». Il me semble que même si la libération est une condition de la liberté, elle n'y mène pas automatiquement. J'imagine qu'on ne peut qu'être d'accord avec votre expérience de pensée de tabac sans addictif. Cependant, je doute... je ne sais pas si, dans l'hypothèse d'une cigarette sans addictif, la question de la liberté se poserait de la même façon, voire si elle se poserait tout court. Par exemple, on peut émettre l'hypothèse que la jouissance que procure le tabac est liée à l'addiction. Dans ce cas, peut-on parler de liberté de fumer comme jouissance si cette jouissance n'existe plus ? Je ne suis pas expert en santé publique et en tabacologie sur la nature de la jouissance, je peux donc me tromper totalement. Enfin, je ne pense pas qu'on puisse parler de droit fondamental pour quelque chose impliquant une nécessité artificielle. Encore moins pour les jeunes. Il me semble que le fait de commencer à fumer est plus le fait d'un agencement social que de la volonté de se nuire.
Futura : L'expérience de pensée avancée pose plusieurs problèmes. Mais si cela était possible, cela réglerait le problème de la liberté individuelle (ou la question ne se poserait plus ou différemment comme vous l'évoquez). Pour autant un problème subsisterait : celui de la responsabilité en chaîne (dépenses de santé publique et de préventionprévention allouées dans la lutte antitabac colossales, les ressources pourraient clairement servir à autre chose). Quelles sont les pistes de réflexion pour répondre à ce dilemme moral ?
Charles des portes : Je ne suis pas sûr qu'on puisse analyser la liberté dans des termes quantitatifs [même si certains auteurs tentent de le faire, ndlr]. Cela implique une liberté maximale. Où la placer ? Quelle est l'échelle ? Si on prend la liberté comme absence de contrainte (liberté négative en philosophie), c'est une idéalité mais est-elle réalisable sachant que nous ne sommes pas des individus abstraits mais dans le monde avec les autres ? C'est ici qu'arrive la question de la responsabilité. Encore une fois, je ne suis pas expert en tabac ni en santé publique, mais dans l'hypothèse du tabac sans addictif peut-on qualifier la responsabilité en chaîne de « colossale » ? Même si les effets néfastes du tabac persistent, idéalement, dans l'expérience de pensée, l'addiction n'existe plus. J'imagine que les gens consommeront beaucoup moins de tabac, ce ne sera plus un, voire deux paquetspaquets par jour, mais peut-être une cigarette en soirée ou que sais-je. Dès lors, l'effet néfaste sur la santé me paraît bien moindre ainsi que son coût.
Futura : Toujours dans notre expérience de pensée, si on part du postulatpostulat suivant qui semble être le postulat actuel (avec le côté addictif en plus) : « La liberté individuelle de disposer de son corps comme on l'entend et donc de se nuire prévaut sur la mise sous tutelle sanitaire de l'individu » (prendre soin de sa santé à tout prix en le privant de sa liberté de fumer), il persiste le problème de la responsabilité en chaîne. Est-ce que vous pouvez m'en dire plus sur cette dualité entre liberté individuelle et responsabilité collective ?
Xénophon Tenezakis : Je ferai la même remarque que mon collègue pour commencer. Imaginons que cette cigarette qui procure plaisir sans addiction soit inventée. On peut imaginer que beaucoup moins de monde fumerait sans cette addiction. La pressionpression sociale jouerait moins, puisqu'elle est circulaire : je fume parce que quelqu'un prend l'initiative de fumer, etc. Mais, si personne ne prend cette initiative à la base (faute d'addiction), alors le problème se posera peut-être moins. Donc, en fait, cette idée de cigarette non addictive, si du moins elle est possible, pourrait résoudre en partie le problème du tabac. Est-il légitime que l'État s'empare d'un problème causé par la liberté individuelle ? On pourrait dire que oui, à partir des points précédents. À partir du moment où la solution d'un problème socialement important ne semble pas pouvoir être résolue de façon purement individuelle, en raison du grand nombre d'acteurs dispersés, etc., comme le problème du tabac, il paraît pertinent que l'État s'en empare. Il est l'instance de coordination sans laquelle des problèmes sociaux aussi vastes ne pourraient jamais être résolus. Pour aller plus loin dans cette réflexion, on pourra lire Le Public et ses problèmes de John Dewey. Après, on peut douter de l'invention, plus encore de la commercialisation d'une telle cigarette, puisque les industriels du tabac n'y auraient pas du tout intérêt... Qui la fabriquerait ? Qui mettrait l'argentargent pour la développer? Si c'est l'État, ce n'est pas forcément à lui de la commercialiser, il n'exerce pas de fonction économique. Si ce sont les industriels, soyons réalistes : ils ne le feront jamais. Ou bien par une réglementation adéquate qui interdirait le tabac à la nicotine au profit de sa nouvelle forme. Bref, ces réflexions ne sont pas inintéressantes mais sont, à mon avis quand même, un peu trop abstraites compte tenu de l'impossibilité potentielle d'une cigarette non addictive. Si on se met à réfléchir aux actions pour résoudre ce problème, c'est la question de l'intervention de l'État dans l'économie et de sa justification. C'est un problème extrêmement large, bien trop pour la régler dans l'espace d'une simple interview. Vous-même, ou le lecteur intéressé, pourra creuser du côté de La théorie de la justice de John Rawls, qui traite ce point de façon normative, et éventuellement aussi à Garrett Hardin, dans La Tragédie des communs, qui pose le problème de façon intéressante.
Que fait la santé publique ?
Comme nous le rappelle un document de Santé Publique France (SPF), plusieurs lois sont centrales dans la lutte antitabac, comme la loi Veil de 1976 et la loi Evin de 1991, ainsi que son décret phare en 2006. Ces dispositions législatives ont permis d'interdire la publicité de quelconque nature, d'interdire l'usage de la cigarette dans les lieux publics, de limiter l'âge de vente du tabac et de mettre en place des paquets neutres, moins attractifs.
Parallèlement au corps législatif, des plans de santé publique sont mis en place, comme les plans cancercancer ou encore le programme national de réduction du tabagisme, plus récemment renommé programme national de lutte contre le tabac. Ils ont permis d'apposer des messages de santé et de prévention comportant les mentions « Fumer tue » mais également toutes sortes de messages destinés à faire prendre conscience des risques annexes autres que le décès auquel expose la cigarette. Depuis 2011, des photos chocs sont aussi visibles sur les paquets de cigarettes.
Parmi ces mesures, certaines peuvent être qualifiées de « nudges » (avertissements graphiques, emballages neutres, etc.), selon un article de 2012 sur le sujet. Dans ce même papier, l'idée des nudges pour lutter contre le tabac est proposée de façon séduisante et permettrait notamment d'éloigner les consommateurs de la tentation en leur évitant d'avoir à faire un choix. Parce que oui, le choix lui-même ne se présente jamais de manière équilibrée : l'acte d'achat se déroule toujours dans un contexte particulier. Surtout, des preuves s'accumulent suggérant que les consommateurs ont tendance à surévaluer les avantages immédiats et à minimiser les coûts différés. Les décideurs semblent remettre de plus en plus en question l'hypothèse selon laquelle, dans le cas de la cigarette, le consommateur réagira toujours de manière rationnelle aux avertissements. En cela, l'utilisation de nudges pourrait être intéressante contre le tabagisme, mais aussi dans d'autres domaines de la santé publique comme la prévention de l'obésitéobésité.
Notes : Nous sommes en attente d'une interview du Professeur Karine Gallopel-Morvan. L'article sera mis à jour lorsque l'interview aura eu lieu.