À l'occasion du Tournoi des Candidats, Futura aborde le domaine de la psychologie des joueurs d'échecs. Que se passe-t-il dans la tête des meilleurs joueurs du monde lors d'une partie ? Pour répondre à ces questions, nous avons interrogé Fernand Gobet, professeur en psychologie cognitive à la London School of Economics et Maxime Vachier-Lagrave, meilleur joueur d'échecs français.
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Ils sont impressionnants. Que ce soit en partie rapide, longue ou à l'aveugle. Les meilleurs joueurs d'échecs nous offrent un magnifique spectacle qui nous laisse admirer leurs facultés cognitives extraordinaires. Qu'y a-t-il dans leur tête ? Bonne nouvelle, il n'y a pas besoin d'être un grand maître pour le savoir. Il suffit de se pencher sur la littérature scientifique abondante en psychologie cognitive sur le sujet.
Afin d'y voir plus clair, nous avons interrogé Fernand Gobet, professeur de psychologie cognitive qui a réalisé beaucoup de travaux féconds dans le domaine de la psychologie cognitive et, notamment, dans la psychologie des échecs. Aussi, dans l'objectif de savoir comment ces connaissances scientifiques s'incarnent dans le monde réel, nous avons eu le privilège de poser quelques questions à Maxime Vachier-Lagrave, meilleur joueur d'échecs français qui a terminé second de l'édition 2020-2021 du prestigieux Tournoi des Candidats.
Des observations à expliquer
Les grands maîtres identifient les points essentiels d'une position en moins de quinze secondes tandis qu'il en faut 900 -- soit 60 fois plus de temps -- à un candidat maître. Ces derniers dirigent leurs fixations oculairesoculaires sur des cases névralgiques d'une position et sur des intersections importantes pour la partie en cours. En somme, ils se rappellent bien mieux des positions qu'on leur présente que tous les autres joueurs. « Ce genre de choses se passe surtout lors de la résolutionrésolution de problèmes et d'exercices. Lors d'une partie, étant donné que je suis à l'origine des coups précédents, la position est généralement déjà inscrite et prévue à l'avance dans ma tête depuis quelques coups », raconte Maxime-Vachier-Lagrave. Mais, alors, comment expliquer cette faculté à identifier un problème et à apporter dans le même temps une solution ? C'est de ces questions qu'est née la théorie des « chunks ».
À la recherche des chunks encodés
« La raison d'être de la théorie des chunks est d'expliquer les capacités mnésiques et de résolution de problèmes des joueurs d'échecs, mais également des autres domaines d'expertises, face à diverses situations », explique Fernand Gobet qui est lui-même à l'origine d'une version améliorée de la théorie des chunks.
Tout d'abord, qu'est-ce qu'un chunk ? Ce dernier a plusieurs définitions selon le domaine d'expertise dont on parle. « Dans le domaine des échecs, un chunk est un groupe de pièces qui entretiennent des relations partagées comme la couleurcouleur, le caractère offensif ou défensif, leur proximité dans certaines positions et la nature des pièces (pions, pièces mineures, pièces majeures), détaille Fernand Gobet. À la base, les expériences pour mettre en évidence l'existence des chunks se sont basées sur des données émanant de l'apprentissage verbal. Dans ces recherches, on donne des paires de stimulus/réponse à retenir aux participants. On constate alors qu'il faut approximativement 8 secondes pour apprendre un couple stimulus/réponse et deux secondes pour acquérir de nouvelles informations comme le lien existant entre le stimulus et la réponse ».
En somme, il faut considérer le chunk en général comme une unité mentale perceptuelle abstraite. Plusieurs expériences ont mis en évidence que les duréesdurées observées dans le paradigme de l'apprentissage verbal étaient valables pour les chunks échiquéens. Aussi, il a été rigoureusement démontré que, pour avoir accès à un chunk, il faut en moyenne 0,25 seconde et que replacer sur un échiquier des pièces faisant partie d'un même chunk prend à peine plus de deux secondes d'intervalles.
“Ce sont des mécanismes très instinctifs, je n'y fais même pas attention lorsque je regarde une position, surtout lorsque celle-ci est bien encodée dans ma mémoire”
« Lorsqu'on fait tourner un programme informatique simulant la mémoire des grands maîtres, on obtient une très bonne cohérence avec ces variables temporelles. Si on en modifie une seule, la qualité des simulations s'en trouve altérée. Cela suggère que ces durées sont bel et bien les durées réelles d'encodage, d'ajout et de mobilisation d'un chunk », affirme Fernand Gobet. Donc, selon cette théorie, lorsqu'un joueur d'échecs "calcule", c'est-à-dire recherche et analyse l'éventail des meilleurs coups possibles en profondeur, il ne fait rien de plus que mobiliser des chunks encodés dans sa mémoire à long terme vers sa mémoire de travail pour résoudre la position qui se trouve face à lui.
Évidemment, le joueur d'échecs de haut niveau ne fait pas attention à tout ça lorsqu'il est devant une position. Son cerveau est, en quelque sorte, en pilote automatique. « Ce sont des mécanismes très instinctifs, je n'y fais même pas attention lorsque je regarde une position, surtout lorsque celle-ci est bien encodée dans ma mémoire. Quand les positions sont plus variables, c'est là que le calcul brut entre en jeu », détaille Maxime-Vachier-Lagrave.
Les limites d'une théorie féconde
La théorie des chunks a eu un impact considérable dans la recherche sur la psychologie des échecs mais également dans la recherche sur la psychologie de l'expertise. La plupart de ces prédictions empiriques se sont avérées correctes avec moult réplications expérimentales. Pourtant, même si cette théorie est solidesolide, elle a fait face à quelques anomalies qui sont venues la challengerchallenger. D'un côté, il y a eu les « fausses » anomalies comme la petite taille des chunks mobilisées lors de certaines expériences ou encore le fait que les maîtres semblaient capables de mobiliser un plus grand nombre de chunks simultanément alors que la théorie des chunks suggère que la capacité de la mémoire de travail ne diffère pas selon le niveau des joueurs.
Ces anomalies étaient inhérentes à une hypothèse auxiliaire : le design de l'expérience. En effet, lorsque l'on a répliqué ce type d'expérience avec un échiquier virtuel à la place d'un échiquier physiquephysique, ces anomalies disparaissaient. Si cela est vrai en moyenne, une variabilité inter-individuelle est possible. « J'ai l'impression que c'est l'inverse pour moi qui ai plus l'habitude d'être devant un échiquier physique. Les chunks encodés me viennent plus naturellement lorsque je suis devant un échiquier mais je sais que pour d'autres joueurs c'est bien le cas : ils sont plus à l'aise devant un écran. Cela dépend peut-être des habitudes de jeu de chaque joueur ? », se demande Maxime Vachier-Lagrave.
De l'autre côté, il y a eu de « vraies » anomalies comme le fait que des tâches d'interférenceinterférence ou une augmentation considérable d'un nombre de positions à retenir n'altère pas les capacités mnésiques des grands maîtres. Ces dernières subsistent même en modifiant le design expérimental et aucune autre hypothèse auxiliaire ne semble pouvoir les expliquer. Dès lors, c'est le cœur de la théorie qui est visée. Certaines de ces prédictions semblent fausses ou incomplètes.
La théorie des templates à la rescousse
C'est ici que Fernand Gobet entre en scène. « Devant ces anomalies entre la théorie et les expériences, j'ai proposé, avec le théoricien de la théorie des chunks, une amélioration de cette dernière. Nous l'avons appelée la théorie des templates. L'idée de cette théorie est de dire que l'unité perceptuelle abstraite qu'est le chunk est formée de deux parties. Une partie constante (le chunk) et une partie variable (la fente). L'analogieanalogie que j'utilise souvent pour vulgariser le concept est celle de la représentation d'une maison. Une maison normale a généralement un plafond et un toittoit. Ces informations constituent la partie constante du schéma. Ensuite, il y a d'autres informations au sujet d'une maison qui sont variables selon les maisons comme la présence (ou l'absence) d'un garagegarage ou d'une terrasseterrasse, le nombre de portesportes et de fenêtresfenêtres, etc. Ces informations constituent la partie variable du schéma. De la même façon aux échecs, il y a des positions classiques avec des patterns constants et au sein du schéma constant, des variations qui peuvent survenir sur la position d'une pièce par exemple », explique Fernand Gobet.
L'échiquier : ami ou ennemi du joueur d'échecs ?
Nous l'avons vu, l'échiquier physique peut être un problème pour certains joueurs dans la mobilisation de chunks. Au-delà du caractère virtuel ou physique, une position donnée sur l'échiquier peut interférer avec la mobilisation et l'apprentissage de nouveaux chunks. Comme nous l'explique Fernand Gobet, « l'échiquier va venir interférer avec les positions anticipées durant le calcul ». C'est pour cela que certains joueurs ferment parfois les yeuxyeux ou regardent ailleurs lors des parties. « Parfois, on a envie de faire abstraction de l'échiquier physique, de commencer à bouger les pièces dans sa tête avec la représentation de l'échiquier. Généralement, c'est lors des phases de réflexions intenses. Personnellement, cela me permet de mieux visualiser la position et de mieux réfléchir à la suite des événements », explique Maxime Vachier-Lagrave. Le résultat n'est généralement pas aussi caricatural que dans la série NetflixNetflix The Queen's Gambit, où Beth Harmon visualise les pièces sur le plafond et s'amuse à les faire bouger, mais l'idée générale est là.
Et l'intuition dans tout ça ?
Les humains semblent assez attachés au concept d'intuition. Parfois, nous faisons des choses que nous ne savons pas expliquer et nous le justifions par cette mystérieuse intuition. Aux échecs aussi, les joueurs ont des intuitions. Des coups qu'ils « sentent », d'autres qu'ils ne « sentent pas ». Cette mystérieuse faculté est en réalité totalement compatible avec les chunks.
« La théorie des chunks est une théorie de l'intuition qui postule que cette dernière consiste en des mécanismes incrémentaux de reconnaissances de schémas, énonce Fernand Gobet qui développe : « Lorsque l'on code un programme pour qu'il n'emploie que de la reconnaissance de schémas comme un réseau de neuronesneurones qui n'auraient aucune connaissance en matièrematière de séquences de coup, il atteint le niveau d'un maître international, juste un cran en dessous des grands maîtres. Il existe un débat sur l'intuition en général comme étant la résultante de la mobilisation d'heuristiquesheuristiques mais cela est peu probable dans un jeu comme les échecs ou dans le domaine de l'expertise en général ». En conclusion, il semblerait que la conception dominante qui se dessine en psychologie de l'expertise est celle qui suggère que l'humain expert n'est rien de plus qu'une machine qui encode des schémas complexes, puis les mobilise très rapidement lorsque la situation l'exige.