Quels sont les effets de l'alcool sur la santé ? Et quand peut-on dire d'une personne que l'usage qu'elle fait de l'alcool est problématique ?
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C'est aujourd'hui devenu un truisme : boire de l'alcoolalcool de façon excessive et régulière expose à des risques sérieux pour la santé à court, moyen et long terme. Selon le Center for Disease Control and Prevention, cet excès conduit à la mort 95.000 personnes par an et fait perdre en tout 2,8 millions d'années cumulées de potentiel de vie. C'est un enjeu colossal de la santé publique que de prévenir l'ensemble de ces décès prématurés.
Risques à court et long terme
Tout d'abord, quelques rappels sur les risques. À court terme, l'abus d'alcool peut provoquer des blessures plus ou moins sérieuses, par exemple en provoquant des accidents de voiturevoiture, des chutes, des noyades ou encore des accidents du quotidien. Sa consommation accroît également le risque de violence et, par conséquent, celui de commettre des homicides, des agressions sexuelles, des violences conjugales, et celui de mettre fin à ses jours. Après un certain seuil, l'alcool peut amener son consommateur jusqu'au coma. Aussi, il peut exposer à des comportements sexuels à risque, en oubliant de se protéger avec les moyens à notre disposition contre les maladies sexuellement transmissiblesmaladies sexuellement transmissibles. Enfin, chez la femme enceinte, il augmente le risque de fausse couche ou de mort à la naissance.
À long terme, la consommation chronique d'alcool augmente votre tension artérielle, facteur de risque des maladies cardiovasculairesmaladies cardiovasculaires, et peut conduire à un risque plus important d'infarctus du myocardeinfarctus du myocarde, d'accident vasculaire cérébralaccident vasculaire cérébral, de pathologiespathologies hépatiques et digestives. Le risque de cancercancer est également majoré spécifiquement pour les cancers du seincancers du sein, de la bouche, de la gorge, de l'œsophageœsophage, du foiefoie et du colon. L'alcool altère aussi l'efficience de votre système immunitaire, ce qui accroît votre probabilité de tomber malade si vous êtes attaqué par un pathogènepathogène. Des problèmes de mémoire, d'apprentissage, de dépression, d'anxiété et des problèmes sociaux sont aussi exacerbés par la consommation chronique d'alcool. Certains alimentent la consommation, ce qui les rend encore plus problématiques.
Êtes-vous alcoolique sans le savoir ?
Si ce sous-titre se veut légèrement provocateur, ce n'est pas pour rien. La classification de l'alcoolisme et des troubles d'usage de l'alcool a considérablement évolué depuis les années 1970. Pour nous aider à y voir plus clair sur l'évolution de cette classification, nous avons interrogé Benjamin Rolland, psychiatre, addictologue et Professeur d'addictologie à l'université et au centre hospitalo-universitaire de Lyon ainsi qu'au centre hospitalier Le Vinatier, spécialisé en psychiatrie. Pour commencer, il faut savoir qu'il existe deux classifications internationales en matièrematière de troubles d'usage de l'alcool. « La classification américaine via le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (ou DSM) s'attelle à classifier les troubles d'usage de l'alcool en un seul, avec des niveaux de sévérité. Celle de l'Organisation mondiale de la santéOrganisation mondiale de la santé (OMS), la classification internationale des maladies (ou CIM), quant à elle, les classe en deux niveaux en distinguant la dimension comportementale (usage nocif) et la dépendance proprement dite (symptômessymptômes physiquesphysiques) », précise Benjamin Rolland. Il existe donc des listes de certains critères précis à remplir pour diagnostiquer les troubles d'usage de l'alcool.
La nosologie de ces troubles a considérablement évolué en l'espace de 40 ans. On parlait plutôt d'alcoolisme au début des années 1970, puis de syndromesyndrome de dépendance lié à l'alcool par la suite et maintenant, la terminologie adéquate est plutôt celle des troubles d'usage de l'alcool. « Dans les années 1970, on découvre le syndrome de dépendance pharmacologique lié au sevragesevrage. Avant cela, la mortalité iatrogène (c'est-à-dire due à un traitement médical) est forte et cette découverte met sur le devant de la scène les théories purement biologiques de la consommation de substances. Par exemple, dans le combat contre les opiacés, on pense vraiment que la consommation n'est pas liée aux comportements mais est un phénomène strictement biologique. L'aspect comportemental, qui est aujourd'hui considéré comme étant la pierre angulaire du traitement des troubles d'usage de l'alcool, est éludé », explique Benjamin Rolland.
Mais alors que s'est-il passé pour que nous considérions aujourd'hui que l'aspect comportemental est le plus important ? Nous nous sommes rendu compte qu'il était, finalement, plus à même d'être associé au pronosticpronostic addictologique que les symptômes pharmacologiques ou physiques.
« Quand on parle de trouble d'usage de l'alcool et de comment on les définit, il est important de distinguer deux types de pronostic. Tout d'abord, ce qu'on appelle le pronostic physique global à court, moyen et long terme. Il comprend les conséquences physiques, liées à la dose cumulée d'alcool consommée, par exemple la mortalité. À cet égard, on pourrait citer le célèbre effet en J (en référence à la forme de la courbe) de la mortalité liée à l'alcool qui est aujourd'hui considérée par les épidémiologistes comme un artefact. En effet, c'est l'idée selon laquelle, ne pas du tout boire d'alcool serait plus nocif que d'en boire de façon raisonnable, au moins en ce qui concerne la mortalité. En réalité, des facteurs confondants polluent ces associations. Par exemple, les personnes qui ne boivent pas du tout d'alcool peuvent avoir des problèmes de santé qui s'aggravent si elles en consomment et ont donc une espérance de vieespérance de vie réduite du fait de leur maladie. Aussi, des personnes de certaines confessions religieuses s'abstiennent de boire de l'alcool et leur confession est corrélée à un niveau socio-économique plus faible qui est le facteur qui explique mieux l'accroissement de la mortalité. Ensuite, il y a ce qu'on nomme le pronostic addictologique. Cela représente les chances qu'une personne a de sortir de son addictionaddiction. Ici, les facteurs comme la dose quotidienne de consommation sont pertinents mais dans une moindre mesure que les facteurs comportementaux et psychosociaux comme la perte d'un emploi, l'isolement social ou divers problèmes personnels », détaille Benjamin Rolland.
Qu'est-ce que cela veut dire ? En somme, pour simplifier, c'est la dose chronique de consommation à long terme qui est importante concernant les effets sur la santé même si, comme nous le précise Benjamin Rolland, les premières études réalisées sur les conséquences du binge drinking relatent des accidents plus fréquents et des atteintes cardiovasculaires et neurologiques au long courslong cours. Dès lors, la dépendance physique ne fait pas tout car, pour caricaturer, en matière de gravitégravité sur la santé à long terme, il vaut mieux être dépendant physiquement avec un milieu psychosocialpsychosocial favorable, que l'inverse. En moyenne, il est fort probable que nous consommions moins d'alcool au long terme dans le premier cas de figure.
Comment soigner ces troubles aujourd'hui ?
Comment prendre en charge des troubles aussi vastes et complexes ? Benjamin Rolland et Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien et ancien président de la Fédération française d'addiction nous ont aidés à répondre à cette question. En premier lieu, pour qu'il y ait soin, il faut nécessairement qu'il y ait prise de conscience. « Actuellement, nous avons des stratégies, des outils, pour travailler en amont et repérer les futures personnes à risque de développer des troubles d'usage de l'alcool. On réalise également des actions auprès de la population générale ce qui anticipe cette prise de conscience. On tente d'informer sur le risque d'alcool, sur le fait que le premier verre est synonyme de danger. Des interventions précoces auprès des personnes jeunes sont entreprises pour les sensibiliser, en restant dans une posture compréhensive. Il faut à tout prix éviter de faire la morale, pour ne pas être perçu comme un adversaire entre le jeune adulte et sa volonté de faire la fête », précise Jean-Pierre Couteron.
Par la suite, il faut traiter. « Nos traitements sont presque tous basés sur une aide psychosociale, soit via des thérapiesthérapies cognitivo-comportementales ou thérapies familiales. Il ne faut pas se priver d'une aide médicamenteuse si besoin, mais vraiment dans des cas particuliers et sans négliger l'aspect psychosocial qui est la pierre angulaire de notre champ d'action », détaille Jean-Pierre Couteron.
Benjamin Rolland ajoute : « Il existe des médicaments indispensables, par exemple en préventionprévention d'un syndrome de sevrage. Aussi, la prise en charge peut être intensive selon la situation. Il peut y avoir sevrage, donc un arrêt ou une réduction encadrée, parfois via une hospitalisation. On décroît la fréquence des consultations lorsque l'arrêt de la consommation se confirme, entre trois et six mois. Pour autant, il faut prendre garde à une période charnière qui semble survenir entre six mois et une année. C'est une période où les troubles cognitifs résiduels s'amenuisent et où le retour à la réalité peut être violent. Enfin, au long cours, c'est l'approche psychosociale qui est favorisée. Les traitements pharmacologiques peuvent aider mais sont loin d'être une panacée. »
Le Dry January, une arme de prévention ?
Que pensent nos deux experts du Dry January ? Nous leur avons posé la question. Jean-Pierre Couteron se considère comme un « défenseur » de l'évènement. Il nous explique qu'« il regrette qu'en France on se piège parfois à en faire une énième campagne sur les risques, alors que Santé publique France le fait parfaitement. Ce mois est plutôt l'occasion de constater le conditionnement social à boire. Le public cible n'est pas encore malade ou dépendant. En Belgique, par exemple, le mouvementmouvement s'amuse à faire des "tournées minérales". On fait la tournée des barsbars mais en buvant de l'eau pour comprendre qu'on est capable de conserver nos rituels festifs en se passant d'alcool pour mieux y revenir de façon sporadique et maîtrisée ».
Benjamin Rolland, quant à lui, considère cela comme un challenge. « C'est une démarche très intéressante que je vois comme un challenge. Est-ce que nous, qui ne sommes a priori pas addicts à l'alcool, pouvons-nous arrêter d'en boire pendant un mois ? S'y confronter, c'est apercevoir ses habitudes sous un nouveau jour. On apprend beaucoup sur soi-même lors de ce challenge qui permet à mon sens de tester sa capacité de contrôle face à l'alcool. Personnellement, j'ai quasiment stoppé ma consommation mais j'ai échoué à arrêter complètement de boire. Je vois cela comme un jeu. Si je devais faire un seul reproche, c'est que ce type d'évènement se concentre uniquement sur l'alcool alors que cela pourrait être un mois plus général pour tester notre capacité à lutter contre d'autres facteurs de risques d'intérêt pour notre santé comme les comportements sédentaires, par exemple. »
Dry January : petite histoire de la consommation de l'alcool (1/3)
Par Julien Hernandez le 10/01/21
Le Dry January a commencé ce 1er janvier. C'est l'occasion pour nous de parler d'alcool, cette droguedrogue pas comme les autres.
Il tue insidieusement et pourtant on continue d'apprécier sa compagnie. Pire encore, on la valorise. Avez-vous remarqué la différence qui sépare désormais l'alcool de son acolyte, la seule autre drogue légale en France, le tabac ? Vous êtes-vous rendu compte des comportements que l'on adopte en société ? La cigarette, dans les mœurs, est bel et bien considérée comme ce qu'elle est : un poison. Au détour d'une cigarette, on ne s'étonnera pas d'entendre une personne dire qu'elle « essaie d'arrêter » parce qu'elle a conscience que ce comportement est néfaste pour sa santé à court, moyen et long terme. Avez-vous déjà entendu quelqu'un évoquer un objectif similaire avec un verre à la main lors d'une soirée festive ? Nous serions prêts à parier que non. Pourtant, les effets de l'alcool sont bien réels et l'alcoolisme prend des visages radicalement différents de l'image populaire que nous en avons : un vieil enquêteur de police que sa femme a quitté à cause de sa consommation problématique d'alcool, qui ne vit plus que pour résoudre des affaires et noie son désespoir dans la boisson dès le petit matin.
Mais la consommation d'alcool ne pose pas que des questions de santé individuelle. Elle pose aussi des questions de santé publique. Par ce biais, elle touche à des conceptions politiques et philosophiques de la société dans laquelle nous souhaitons vivre. Et c'est généralement là que le débat coince, entre les postures morales et le lobbying effréné. À l'occasion du Dry January, qui a commencé ce 1er janvier, et qui permet de s'interroger sur notre rapport à la consommation d'alcool, nous vous proposons une série de trois articles. Le premier, dans le but de réaliser une brève rétrospective de l'histoire de la consommation d'alcool. Le deuxième, afin de revenir rapidement sur les différentes facettes de l'alcoolisme et sur ses effets sur la santé. Le troisième, pour pointer les dilemmes philosophiques et politiques que cela met en exergue.
Nous buvons depuis des millénaires
Outre la consommation d'alcool fortuite qui serait directement liée à notre capacité actuelle à pouvoir métaboliser l'alcool, l'être humain consomme sciemment de l'alcool depuis un certain nombre de millénaires. Les plus anciennes traces de notre consommation d'alcool sont datées de la période néolithique en Chine. Ces découvertes ont été publiées dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America (PNAS) par des archéologues britanniques de l'université de Stanford et chinois de l'université du Zhengzhou, de Pékin et du Shaanxi.
Ces équipes de scientifiques attestent de leur découverte par un faisceau de preuves robustes : traces de résidus spécifiques dans de la poterie, avènement de l'agricultureagriculture, fabrication de poteries spécialisées et développement des méthodes de fermentationfermentation avec l'utilisation de malts de céréalescéréales et l'utilisation de céréales et d'herbes moisies.
Genèse de la théorisation de l'alcoolisme
C'est en 1849 que le terme fait son apparition dans l'ouvrage Alkoolismus Chronikus de Magnus Huss, médecin suédois. Avant cela, des mouvements antialcoolismes ont déjà émergé principalement aux États-Unis qui mêlent justification sanitaire et posture morale. En France, les actions sont plus timides même s'il existe quelques traces de plaidoyers contre l'alcool par les mouvements hygiénistes. « Cet ouvrage de Magnus Huss est un tournant dans l'histoire de la consommation d'alcool. C'est la première fois qu'on parle de l'alcoolisme comme étant une maladie. Avant, cette époque, on parle plutôt d'ivrognerie et on n'est pas vraiment conscient du caractère pathologiquepathologique de la pratique. L'alcool commence progressivement à avoir une image de fléau social », explique Stéphane Le Bras, maître de conférencesmaître de conférences en histoire contemporaine, dont les travaux sont surtout dirigés vers l'histoire de la consommation de vin en France.
Pourtant, la production de même que la consommation de spiritueux augmentent rapidement : de 1830 à 1870, elle est passée de 1,12 litre par habitant à 2,63 litres. À la suite des descriptions cliniques et anatomopathologiques de l'alcoolisme qui s'accumulent, les mouvements antialcoolismes gagnent du terrain. Pourtant, leur puissance au niveau politique reste faible car bien d'autres raisons sont à l'œuvre dans la gestion de la consommation d'alcool, notamment économique (l'alcool rapporte encore beaucoup d'argentargent aux États car les systèmes de santé moderne n'existent pas encore) et politique (l'alcool permet notamment de permettre une échappatoire d'une vie de frustration pour la classe ouvrière).
« L'ouvrage de Magnus Huss n'a jamais été traduit en français. Le corps médical en discutait alors à partir de traduction partielle. C'est un moment important pour la communauté médicale qui commence à prendre conscience du problème. Des associations se forment mais cela reste très restreint. À son apogéeapogée, la Ligue nationale contre l'alcoolisme, qui tentera de rassembler tous les acteurs de cette lutte, comptera seulement 128.000 adhérents. Il faut voir ces mouvements comme on parlerait des lanceurslanceurs d'alertes aujourd'hui. Ce sont des corps associatifs. Ils ont peu de poids décisionnel ou opérationnel auprès des Français et ont une influence très limitée. Leur rôle est plutôt d'essayer de sensibiliser à un sujet encore férocement inconnu et ignoré par l'opinion publique », détaille Stéphane Le Bras.
La France, le pays du boire
Un peu de cidre avec vos crêpes en Bretagne, une bière avec votre hamburger-frites dans le Nord, un bon rouge chez nos amis bordelais, un schnaps en fin de repas chez nos compères alsaciens, un Izzara à la bordure espagnole chez les Basques et un petit pastaga à l'apéro autour d'une partie de pétanque dans le Sud-Est. Où que vous alliez, ou que vous soyez, en France, l'alcool est omniprésent.
Pourtant, nous avons plus que progressé dans notre lutte collective contre l'alcool. « Culturellement, en France, boire est au cœur de l'art de vivre. Toutes nos régions ont des boissons spécifiques. Au début du XXe siècle, il y avait un débitdébit de boissons pour 80 habitants en France, soit 480.000. C'est 10 à 12 fois plus qu'aujourd'hui. De même, les viticulteurs étaient 1,5 million dans les années 1930. Actuellement, on en compte autour de 140.000 », précise Stéphane Le Bras.
L'alcool comme bouc émissaire
En France, un évènement pour le moins inattendu qui va réveiller les consciences et structurer la lutte antialcoolique : la défaite de la France face au royaume de Prusse dans une guerre qui dura du jusqu'au Quelques semaines après sa création, la loi interdisant l'état d'ivresse sur la voie publique sera proposée puis adoptée l'année suivante en 1873.
Cette association, qui se fait appeler Société française de tempérance (SFT) tient plus d'un organisme de propagande avec une forte posture morale que d'une association d'information et de prévention. En effet, elle récompense les personnes qui font de la propagande pour le mouvement antialcoolisme. Avec le temps et le manque de moyens, cette association va peu à peu cesser d'être omniprésente dans le paysage politique. Cela marquera la fin de l'apanage de l'antialcoolisme par les élites. Mais, comme nous l'avons dit précédemment, l'influence des associations est plus que limitée. « Ces associations ne sont vraiment pas assez puissantes politiquement. Elles disséminent leurs idées, notamment au niveau des instituteurs, ce qui aboutira à un changement dans les programmes scolaires à la fin du XIXe siècle avec l'intégration de cours d'antialcoolisme à l'école », ajoute Stéphane Le Bras.
L'alcool comme symbole de la victoire
Le problème lorsqu'on stigmatise un produit sur des bases non rationnelles d'un point de vue épistémique, mais à l'aide du contexte politique et économique, c'est le retour de flamme. Si la guerre de 1870 avait permis d'associer l'alcool à quelque chose de négatif, la victoire de la première guerre mondiale a fait du vin et de la gnole - mais surtout du vin - la condition sine qua non de la victoire française. À partir de là, la consommation augmente de même que la production. « Cette histoire, c'est un peu le dilemme de l'œuf ou de la poule pour nous autres, historienshistoriens travaillant sur l'histoire des boissons alcoolisées. On ne sait pas vraiment si la consommation a augmenté parce que la production a augmenté ou si c'est l'inverse. Certainement une influence mutuelle, complexe et nuancée comme souvent. La période de l'entre-deux-guerres voit un effritement du mouvement antialcoolique, même si les plus radicaux de ses promoteurs continuent à répandre leur programme d'éradication des boissons alcoolisées. La lutte entre les deux lobbys, celui des antialcooliques et celui des alcooliers tourne au profit de ces derniers », raconte Stéphane Le Bras. Le vin, qui n'était déjà pas perçu comme un alcool, est érigé en grand sauveur.
Le saviez-vous ?
Louis Pasteur, célèbre scientifique français, a été maintes fois cité par le lobby viticole pour avoir dit ceci « Le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons ». Mais, lorsqu'on analyse précisément l'ouvrage et le contexte dans laquelle cette phrase est tenue, il semble que ce cher Pasteur parlait de sain au sens bactériologique du terme et non concernant les effets bénéfiques sur la santé.
Le vin, cet alcool pas comme les autres
En France, s'il y a un alcool qui n'est pas perçu de la même manière que les autres, c'est bien le vin. Et cela se ressent en matière de consommation. Bien sûr, les raisons en sont principalement économiques. Le vin, c'est la boisson que nous produisons chez nous. C'est la boisson nationale. Mais à la fin du XIXe siècle, entre les années 1877 et 1890, la crise du vin à cause d'attaques répétées des vignes par le phylloxéra - un puceronpuceron ravageur - pousse les consommateurs à se rabattre sur d'autres boissons, dont les spiritueux. La consommation d'alcool pur (c'est-à-dire, la quantité d'alcool consommée indépendamment de la boisson) augmente alors fortement jusqu'à atteindre les 4,2 litres par habitant en 1900. Mais le vin restera intouchable jusque dans les années 1960. Nous l'avons également précisé dans la partie précédente, la première guerre mondiale a entraîné un symbolisme féroce autour de cette boisson. Lors de cette période, l'influence du lobby viticole est forte. Très forte. D'autant plus forte, qu'elle a le soutien de l'État. « Jusqu'en 1950, vont coexister deux choses. L'association Les médecins amis du vin, créée dans les années 1930, qui tente à tout prix de mettre en exergue les bienfaits du vin et se targue de lutter contre l'alcoolisme, et, dans le même temps, l'Association de propagande en faveur du vin, reconnue par l'État. On assiste à la dissolution de ces associations uniquement lorsque l'exécutif changera son fusil d'épaule, au milieu des années 1950 », relate Stéphane Le Bras. Il poursuit : « L'opposition est féroce entre les lobbyistes et les antialcooliques. On voit même des publicités où le vin est personnifié. »
Durant la période post-seconde guerre mondiale, dans un contexte politique et économique en pleine reconstruction, le vin est toujours considéré comme une boisson dite hygiénique, c'est-à-dire bonne pour la santé. Jusqu'en 1956, on en servira dans les écoles primaires. Et en 1956, on interdira la consommation dans les écoles pour les moins de 14 ans seulement. L'arrêt formel de la distribution de vin dans toutes les structures scolaires, lycée y compris, sera effectif en 1981 seulement. Ce n'est donc que depuis quarante ans que les mineurs ne sont plus incités par les structures scolaires à consommer de l'alcool. La genèse de cette lutte contre l'alcool est largement attribuée à la politique de Pierre Mendès France, premier ministre en 1954 et 1955.
Quand le lobby viticole met de l'eau dans son vin
La période d'après-guerre jusqu'au début du XXIe siècle marque un tournant dans la lutte contre la consommation effrénée d'alcool : loi de sécurité routière, messages de prévention, réglementation de la publicité. La consommation d'alcool dans son ensemble, et notamment de vin va alors chuter drastiquement. « On entre dans une période que l'on nomme le "boire mieux". Le lobby viticole comprend qu'il n'a plus le soutien inconditionnel de l'État et va alors chercher le compromis avec les associations antialcooliques. On va alors voir fleurir des conseils pour boire moins souvent, du vin de meilleure qualité et une vraie éducation à boire pour le plaisir. Et ce travail a vraiment fonctionné. Aujourd'hui 15 % des hommes ouvrent une bouteille par jour. Dans les années 1980 c'était 50 %. Et dans les années 1960, 75 %. Aussi, on est progressivement passé, grâce au progrès de l'addictologie et de la psychologie humaine, d'une stigmatisation moralisatrice des malades au début du XXe siècle à un accompagnement à la fin du siècle en tentant de cerner les causes diverses de l'alcoolisme et de traiter le problème à ses racines », précise Stéphane Le Bras.
L'alcool comme drogue récréative
Désormais, les connaissances sur les effets néfastes de l'alcool sont robustes et nous en parlerons plus en détail dans le prochain article. Sa consommation est devenue plus festive et a drastiquement diminué depuis les années 1960. Pourtant, subsistent toujours des relents d'antan, de médecins conseillant un petit verre de rouge par jour. Nous le verrons aussi dans le prochain épisode, les ravages sanitaires et sociaux de l'alcool sont colossaux et l'alcoolisme prend des visages très différents, auxquels on ne s'attend pas forcément. « Aujourd'hui, il semble exister une perception duale dans la société. On sait que l'alcool, vin compris, est néfaste grâce à l'éducation que nous avons reçue si nous avons été scolarisés après 1960. Mais dans le même temps subsiste l'idée que boire - et c'est la même chose dans les autres pays - est associé à la culture, aux relations sociales, au fait de partager un bon moment et de prendre du plaisir, surtout en France. La filière alcool, bien qu'infiniment moins puissante qu'auparavant, reste influente et ne se gêne pas pour détourner le sens exact des messages sanitaires. Par exemple, elle va jusqu'à tronquer le message de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) qui nous dit qu'à partir de dix verresverres par semaine (en unité d'alcool pur), cela devient dangereux de consommer de l'alcool en le transformant subrepticement en "il est bon de consommer dix verres par semaine" », conclut Stéphane Le Bras.
Cette brève rétrospective de l'histoire de la consommation de l'alcool en France, surtout orientée sur la consommation de vin, nous aide à comprendre pourquoi le Dry January est essentiel aujourd'hui. Si tout le monde a conscience actuellement que le vin est une boisson alcoolisée, les pressionspressions sociales et culturelles qui nous poussent à boire sont nombreuses et mal identifiées. Aussi, l'État reste en retrait et ne soutient pas ces campagnes pourtant plébiscitées par les instances de santé publique. Sans être dans le jugement ni dans la prérogative, le Dry January nous invite à accroître notre degré de liberté. Collectivement, il nous amène à prendre du recul pendant un mois, sur les déterminismes sociaux et culturels à l'œuvre et à constater la nature de notre relation à l'alcool : est-elle saine ? Est-elle problématique ? Est-elle farouchement déterminée par l'environnement et le contexte ? Ce n'est qu'après avoir répondu à ces innombrables questions que nous pouvons ensuite tenter d'apprendre à consommer de l'alcool un peu plus sereinement, par simple plaisir et uniquement lorsque nous en avons envie. Un long travail collectif et individuel, en somme.
Références :
- Didier Nourisson. Aux origines de l'antialcoolisme. Histoire, économie et société. Toxicomanies : alcool, tabac, drogue, 1988.
- Henri Bernard. Alcoolisme et antialcoolisme en France au XIXe siècle : autour de Magnus Huss, Histoire, économie & société. Santé, médecine et politiques de santé, 1984.
- Stéphane Le Bras. Et le vin faillit devenir un alcool. Perceptions, représentations et pratiques autour du vin pendant la Première Guerre mondiale. H. Bonin (dir.). Vins et alcools pendant la Première Guerre mondiale (1914-1919), Féret, p. 41-65, 2018. halshs-01956748.
- Thierry Fillaut. De l'allié d'hier à l'ennemi d'aujourd'hui : les luttes anticooliques et le vin en France de la belle Époque à nos jours. Les affrontements : usages, discours et rituels, Presses universitaires de RennesRennes, pp. 159-170, 2008.