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Nous venons de voir que la coquille des mollusquesmollusques bivalvesbivalves s'agrandit régulièrement par ajout successif de couches de croissance sur le bord ventral (et dans une moindre mesure sur tout l'intérieur de la coquille, croissance en épaisseur). Cette croissance incrémentale résulte en la formation de stries et incrémentsincréments de croissance qui « découpent » la coquille en unités de temps ayant grossièrement la même durée, par exemple une année, un mois, 15 jours, un jour.
Nous allons voir dans un premier temps deux exemples d'application de la sclérochronologie, qui étudie cette succession d'incréments de croissance au sein des squelettes d'organismes variés (ici, les bivalves mais la sclérochronologie s'applique aussi aux otolithesotolithes de poissonspoissons par exemple). Puis, nous verrons que l'étude des variations de composition chimique des coquilles de bivalves peut aussi apporter des informations sur les environnements de vie des organismes.
La sclérochronologie : l'équivalent aquatique de la dendrochronologie
Les applications récentes de la sclérochronologie tendent essentiellement à reconstituer les variations de température de l'eau grâce à l'étude des variations d'épaisseur des incréments journaliers au sein de certaines espècesespèces de bivalves. Ainsi, Schöne et al., 2002b ont utilisé les variations du taux de croissance journalier du bivalve intertidal Chione cortezi (Mexique) pour reconstruire les variations journalières de température de l'eau. Pour cela, ils ont dans un premier temps établi les modalités de croissance de ce bivalve en étudiant une population de C. cortezi marqués (par immersion dans des colorants) ou collectés à différents moments (Schöne et al., 2002a). Puis, une fois que les incréments de croissance journaliers ont été bien caractérisés, les épaisseurs de ces incréments ont été mesurées sur plusieurs spécimens.
Ces auteurs ont montré que les variations d'épaisseurs des incréments journaliers étaient liées à la température de l'eau mais aussi à la marée et au vieillissement des organismes (diminution globale des épaisseurs avec le temps).
Par des méthodes statistiques, il est possible d'enlever l'influence des marées et du vieillissement, laissant ainsi uniquement l'influence de la température sur la variation d'épaisseur. La courbe de variation d'épaisseur des incréments journaliers ainsi obtenue est confrontée à la courbe de variation de la température de l'eau de mer (enregistrée par un appareil spécifique) et on établit une équation reliant épaisseur des incréments et température de l'eau. Une fois cette équation établie, il devient possible, à partir de mesures d'épaisseurs des incréments journaliers sur des coquilles fossilesfossiles de la même espèce de reconstituer les variations de température de l'eau du passé. Ces reconstitutions de paléotempérature sont des données essentielles utilisées pour mieux comprendre le climatclimat du passé.
Une étude sclérochronologique du bivalve Protothaca thaca (Pérou-Chili) (Lasne, 2004) a permis, entre autres, de caractériser microstructuralement les occurrences du phénomène El Niño au sein des coquilles (Lazareth et al., 2006). Lors d'un évènement El NiñoEl Niño, les conditions océanographiques changent le long des côtes péruviennes et chiliennes ; la température de l'eau augmente (jusqu'à 10 °C supérieur à la normale pendant plusieurs semaines lors du El Niño de 1982-83 ; Arntz, 1986) et la productivité, et donc les apports nutritifs, diminue. Le bivalve P. thaca est très résistant et survit à de telles modifications de son environnement mais sa croissance est tout de même fortement perturbée et les marques du passage d'El Niño sont bien visibles dans la coquille. En effet, ce bivalve va diminuer fortement, voire arrêter de croître, tant que les conditions sont défavorables et on observe un arrêt de croissance microstructural dont l'épaisseur est plus importante (~ 900 µm) que celle observée lors des arrêts liés aux augmentations de température de l'eau lors des étés (épaisseurs moyennes 400 µm).
Ainsi, il devient possible en étudiant une population de P. thaca fossiles de déterminer si, à l'époque où vivaient ces organismes, il y avait ou non des épisodes El Niño en recherchant ce genre de marque dans la coquille. (Plus d'info sur la sclérochronologie : Rhoads et Pannella, 1970).
Étude géochimique des coquilles de bivalves
La coquille des bivalves, essentiellement CaCO3, contient aussi d'autres éléments et isotopes d'éléments, en petites quantités (traces) mais dont les variations le long de la coquille sont liées aux changements de l'environnement de vie. En prélevant de petites quantités de coquille, grâce à différents types d'outils (cf. & suivant), depuis la charnière jusqu'au bord ventral, et en déterminant les concentrations de ces traceurs, on peut reconstituer les variations de l'environnement. Je ne parlerai ici que de traceurs de la température de l'eau (δ18O et Mg) mais il existe des traceurs potentiels de la productivité (le baryumbaryum par exemple) et on peut utiliser les teneurs en certains métauxmétaux (cuivrecuivre, plomb par exemple) pour tracer des pollutions anthropiques.
Un des traceurs les plus utilisés au sein des biocarbonates est le rapport entre l'isotope lourd et l'isotope léger de l'oxygèneoxygène (18O/16O), rapport exprimé en matièrematière de déviation (‰) par rapport à un standard connu de valeur théorique 0 ‰ :
δ18O coquille = (18O/16O) coquille / (18O/16O)std - 1 x 1.000
Si le δ18O coquille est positif, l'échantillon contient plus d'isotopes lourds (18O) que le standard.
Dès 1953, Epstein et al. (1953) ont établi une équation qui relie le δ18O des biocarbonates à la température de l'eau et à la composition isotopique en oxygène de l'eau (δ18O eau) :
TT (°C) = 16.9 - 4.2 x (δ18O coquille-δ18O eau) + 0.13 x (δ18O coquille-δ18O eau)2.
Ainsi, si l'on connaît le δ18O coquille et le δ18O eau (rapports que l'on mesure avec un spectromètrespectromètre de massemasse), on peut déterminer la température de l'eau lors de la formation de la coquille. C'est ce que l'on appelle une équation de paléotempérature. Pour une variation de 1 °C de la température de l'eau, le δ18O coquille va varier de 0,22‰; il existe différentes équations de paléotempérature basées sur le δ18O (notamment une pour les biocarbonates calcitiques et une pour les biocarbonates aragonitiques) qui sont utilisées « en routine ». Cependant, les températures reconstituées ainsi ne reflètent pas toujours la température réelle et il est parfois nécessaire de vérifier si l'équation s'applique bien à l'espèce utilisée (calibration).
Un autre traceur de la température de l'eau est le magnésiummagnésium. L'intérêt du Mg par rapport au δ18O est qu'il ne dépend pas de la composition de l'eau mais uniquement de la température de l'eau. Cependant, il n'existe pas d'équation « universelle » reliant le Mg dans la coquille à la température de l'eau et idéalement il faudrait déterminer une équation par espèce, avant de travailler sur des espèces fossiles. Les potentialités d'utilisation des variations du Mg au sein d'une coquille pour reconstituer la température de l'eau sont cependant réelles comme le montrent les variations saisonnières de teneurs en cet élément au sein de la coquille d'huître de mangrovemangrove Isognomon isognomon.