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Si l'on en croit le savoir disponible, il est possible que l'activité actuelle et passée des hommes conduise à une déstabilisation du climatclimat au XXIe siècle. Le changement climatiquechangement climatique est un élément de plus à verser au dossier de la crise environnementale que traversent nos sociétés (biodiversitébiodiversité, déchetsdéchets, etc.). La reconnaissance du risque de déstabilisation du climat comme menace a pris la forme d'une Convention-Cadre, dont l'objectif est « de stabiliser les concentrations de gaz à effet de serregaz à effet de serre dans l'atmosphèreatmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique ».
Il y a ici une première source de questionnement : qu'est-ce que cette volonté de préserver le système climatique ? Est-ce une obligation déontologique ? Quelle est "la chose" dont l'intégritéintégrité doit être maintenue ?
Par ailleurs, si le lieu d'émission d'une molécule de gaz à effet de serre est indifférent par rapport à l'effet produit, il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit d'établir les responsabilités et de les qualifier par un jugement : l'espace politique humain n'est pas homogène. En outre, les différentes parties concernées n'ont pas les mêmes priorités, ni les mêmes circonstances : différentes contributions historiques, différentes capacités à réduire les émissions, différents degré de vulnérabilité aux impacts, etc.
Il y a donc une seconde source de questionnement : qui veut préserver quoi ? Quels sont les acteurs pertinents ? Sur quels principes reposent les justifications préconisées par la Convention ? Sont-ils universels ? Comment s'élabore la coopération entre les pays ? Qu'est-ce que le "développement" qu'il s'agit de préserver ? Qui bénéfice des services du climat, et plus généralement des ressources naturelles ?
Si agir de manière juste c'est agir de telle manière que le libre usage de mon arbitre puisse coexister avec la liberté de tout homme selon une loi universelle, alors le problème comporte bien des aspects relatifs à la question de justice : les émissions par habitant des pays industrialisés ne peuvent être universalisées.
II. La construction sociale du problème
Aborder la crise environnementale en général, et le problème du changement climatique en particulier, exige au préalable d'analyser l'arrière-plan conceptuel sur le fond duquel se déroule le problème.
Nous sommes ainsi amenés à suivre la co-constructionconstruction des concepts de nature, de l'Homme et de la société, de l'Antiquité grecque jusqu'à nos jours. Nous passons ainsi d'un monde se concevant comme limité, avec le vivant pour paradigme, à la Renaissance et la vogue pour la maîtrise d'une nature de plus en plus conçue comme mécanique, à la suite entre autres de Descartes et de Newton.
Le XVIIIe, sédimentant à la fois les conséquences de la Réforme et de la perte de pouvoir de l'Eglise, va aussi être le siècle de l'essor de l'idée de progrès. Il va en outre être le théâtre d'un intérêt croissant pour l'activité marchande et manufacturière. Si les Lumières avaient souhaité être les promoteurs d'un progrès essentiellement moral et politique, le XIXe va réduire ce projet à une vision technocratique : c'est le siècle du triomphe de l'industrialisme, par quoi nous entendons que l'alliance de l'entrepreneur et de l'ingénieur constitue le nouvel héroïsme dans l'épopée humaine.
Cette vision des choses sera renforcée au XXe siècle, avec la révolution marginaliste en économie puis l'instauration du « développement » défini comme l'idéal d'une « croissance économique » infinie. Malgré la multiplication des limites rencontrées par la science instrumentale disciplinaire, l'industrialisme triomphe, jusqu'à l'échelle planétaire, et devient le projet de la plus grande partie des nations.
A partir de la deuxième moitié du siècle, alors que l'industrialisme sous l'avataravatar de la mondialisation néo-libérale progresse en s'appuyant sur la promesse du « développement », le modèle rencontre deux objections graves à son déploiement :
- le développement se traduit par une croissance ininterrompue de la consommation matérielle qui génère risques, rareté et dégradation écologique dont l'aggravation est continue. Ceci suscite un souci de protection qui et la réouverture de la question de la répartition des biens tirés de la nature et de l'utilisation des ressources naturelles essentielles au développement. Ce n'est donc pas seulement les émissions des pays industrialisés qui ne peuvent être universalisées, mais une grande partie de leur consommation matérielle.
- le développement engendre des inégalités et exclusions croissantes au niveau international comme national, et rencontre de nombreux échecs dans les pays du Sud. Ceci engendre d'une part une défiance croissante des citoyens dans la capacité de leurs gouvernements à assurer le Bien Commun et d'autre part une volonté de reprendre le contrôle d'une évolution sociale jugée de moins en moins désirable, qui se manifeste soit par la poussée de mouvements associatifs nationaux et transnationaux, soit par la réaffirmation d'identités communautaires.
C'est dans ce contexte que se pose aujourd'hui la question de la justice à l'échelle internationale.
III. Caractéristiques et limites de la question de la justice dans les théories
Trois approches permettent d'aborder la question de la justice à l'échelle internationale :
- l'anarchie des Etats affirme que les Etats sont dans un état de nature régi par les seuls rapports de force TT. Hobbes. Selon cette perspective, la question des changements climatiques est un cas de conflits d'intérêts et de mainmise sur un territoire inexploré. Les pays industrialisés ont investi une res nullius, comme les Européens ont investi l'Amérique, et ils en prennent possession.
- l'ordre institutionnel de droit naturel qui peut se scinder en deux écoles. D'une part, un ordre cosmopolitique qui met l'accent sur les droits universels des personnes E. Kant L'espace international peut être pacifié à travers une fédération d'Etats démocratiques respectant les droits fondamentaux et réglant leurs différends par le droit. Selon cette perspective, la question des changements climatiques est envisagée comme une question de gouvernance globale et de mise en oeuvre de droits effectifs. Elle vise à renforcer le système des Nations-Unies, et à inciter une opinion mondiale à se former. D'autre part, un ordre international affirme l'existence d'un droit des gens, ou droit des peuples H. Grotius.
- le cosmopolitisme néo-libéral enfin, qui voit la société internationale comme une société mondiale auto-organisée de personnes indépendantes J. Rawls, R. Nozick. Elle s'appuie sur une vision particulière de l'individu (l'homohomo oeconomicus), de la liberté (liberté marchande) et de la régulation sociale (le marché). Le marché réalise une maximisation agrégée des moyens matériels du bien-être social. La nature est une ressource, permettant d'augmenter la production et la consommation humaine, et c'est en tant que telle qu'elle doit être préservée. Selon cette perspective, la question du changement climatique peut être résolu sous la forme d'un problème classique d'allocation de ressources rares : il faut créer un marché, et le prix assurera la régulation du flux (les émissions de gaz à effet de serre) et le résultat sera la préservation du stock (la capacité de charge de la biosphèrebiosphère en gaz à effet de serre).
La confrontation avec le cas concret du changement climatique mettra en évidence les apports et les limites de chacune de ces trois approches, et en particulier de l'approche néo-libérale, qui domine les débats. Plus largement, ces théories laissent trois grands thèmes dans l'ombre :
- la communauté politique, qu'aucune des trois approches ne semble vraiment prendre le temps de penser. L'anarchie des Etats et le cosmopolitisme la tiennent pour acquise : pour l'un, ce sont les nations, tandis que pour l'autre, c'est l'Humanité composée de personnes distinctes. Et l'institutionnalisme du droit naturel avoue son embarras devant la question de la nation.
- l'environnement naturel, qui est une question nouvelle dans les relations internationales.
- l'éthique des relations internationales, enfin. Chacune des trois théories adopte un point de vue surdéterminé, au sens où elles privilégent un aspect ou un autre de l'éthique ou du Bien. L'exemple du développement en témoigne : l'anarchie des Etats et l'institutionnalisme du droit naturel omettent de le questionner et se contentent de l'hypostasier sous le 'donné', l'un des intérêts nationaux particuliers et l'autre des intérêts universels des peuples ou de l'Humanité. L'approche néo-libérale, quant à elle, ne l'applique explicitement qu'aux pays du Tiers-Monde et en offre une vision réduite à la mise en oeuvre et la poursuite de la « croissance économique ».
IV. L'ordre juste social et écologique
La liberté humaine a lieu par nature, comme capacité, faculté. Elle s'exerce dans un milieu à la fois naturel et culturel.
Nous tenterons alors de montrer que la liberté s'exerce dans un espace écologique que nous définirons comme la sphère délimitée par les conséquences de l'action d'un individu humain (personne ou collectif) dans le milieu naturel. Elle s'exerce aussi dans une communauté politique, qui s'identifie habituellement par une population, un territoire et l'existence d'un gouvernement mettant en oeuvre la répartition des libertés et assurant le Bien Commun.
La crise environnementale repose donc la question d'un ordre juste, et cela à double titre :
- d'une part un ordre naturel juste permettant de situer tant les individus humains (personnes et communautés politiques) dans la nature que la nature dans les activités des individus humains.
- d'autre part un ordre politique juste permettant de répartir les biens et les maux dont les individus humains sont responsables.
La maxime kantienne rencontre donc ici deux limites : elle ne rend compte ni la dynamique naturelle, ni de la variété des extensions de « l'universel », qu'il soit politique (nations ? municipalités ? monde ?) ou naturel (régulations biogéochimiques ? espècesespèces ? organismes ? corps humain ?). Car la définition d'un ordre juste se pose à tous les niveaux de gouvernance (global, régional, national, municipal etc.), mais aussi à toutes les échelles de l'organisation naturelle, pourvu que l'activité humaine puisse la modifier et donc que sa responsabilité puisse être interpellée.
Notre thèse est que la crise environnementale contribue à renouveler la question de la justice en reposant la question de la définition de la liberté sous quatre dimensions : 1/ l'étendue et le contenu des libertés, 2/ la définition et la qualification des identités porteuses de ces libertés, 3/ l'identification et la construction des institutions techniques et culturelles susceptibles de réaliser ces libertés, et enfin 4/ l'identification des éléments et régulations naturels dont l'intégrité ne doit pas être menacée par l'exercice de ces libertés.
Pour notre cas d'étude, la définition d'un ordre juste se pose en premier lieu à l'échelle globale. Il se pose donc en tout premier lieu la question d'un Bien Commun partageable. La paix est certes le tout premier bien, mais aujourd'hui la mondialisation, l'interdépendance et la promesse du développement mettent le monde en face de ses responsabilités : si l'on veut éviter la violence engendrée par l'injustice, le développement lui aussi doit être dans une certaine mesure partageable, sans être payé au prix d'une dégradation irréversible des conditions de vie des générations futures.
En nous appuyant sur un concept de nature renouvelé, et sur une théorie élargie du développement empruntée à Amartya Sen, nous proposerons une ébauche de ce que pourrait être une théorie de l'ordre juste à l'échelle globale. Nous achèverons ce travail en traçant les perspectives qui se dessinent actuellement dans le cas du changement climatique.