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Article paru le 20 janvier 2016
Le 6 novembre 1983, sur la côte est de l'Antarctique, Hiroshi Kanda et ses collègues de la 24e Jare (Japanese Antarctic Research Expedition) recueillent des échantillons de moussemousse, les enveloppent dans du papier, les emballent dans des poches en plastiqueplastique et les placent au congélateur à -20 °C. L'un d'eux, 1 cm3 de mousse Bryum argenteum baptisé F01096 (NIPR), connaîtra un curieux destin : il ne sera mis à décongeler que le 7 mai 2014, soit 30,5 ans plus tard. Le précieux échantillon est installé dans de l'eau à 3 °C durant 24 heures. Dans cette mousse se trouvent des tardigrades : deux individus baptisés Sleeping Beauty 1 et 2 (soit, en français, beautés endormies, ou, en version romantique, La belle au bois dormantdormant), alias SB1 et SB2, ainsi qu'un œuf, SB3.
Or, les tardigrades sont des animaux extraordinaires, au vrai sens du terme. Proches des arthropodes mais formant un groupe particulier, ces oursons d'eauoursons d'eau (de leur nom anglais) sont en effet devenus célèbres pour leur étonnante capacité de résistance. Ces durs de durs, de tailles modestes (entre 0,1 et 1,2 mm), survivent dans des conditions extrêmes : le froid (pratiquement le zéro absoluzéro absolu), la chaleurchaleur (150 °C), la pressionpression (600 mégapascals, il faut imaginer un océan de 60.000 m de profondeur), l'acidité et des doses de radiations énormes (570.000 rads, contre 500 pour un humain). Ils tolèrent même le vide spatial. Un essai russe l'a prouvé une première fois en 2007 puis, en 2008, l'expérience Tardis - installée sur le satellite russe Foton-M3M3, à 270 km d'altitude, sur une plateforme Biopan, de l'Esa - a exposé durant dix jours au vide, aux ultravioletsultraviolets ou bien aux deux des tardigrades en état de cryptobiose (« vie arrêtée »). Résultat étonnant : les UV A et B, ensemble et conjugués au vide spatial, les ont tous tués mais les UV A ou B, séparément et avec le vide, ont laissé respectivement 100 % et 80 % de survivants...
Ce tardigrade fait partie de la lignée issue de SB3, l'œuf congelé pendant 30,5 ans. En pleine forme, il vient de faire un plantureux repas d'algues vertes, des chlorelles. La barre d'échelle indique 100 microns (donc un dixième de millimètre). © Megumu Tsujimotoa et al., Cryobiology
Le réveil des tardigrades congelés
Pour survivre, les tardigrades ont un truc : la cryptobiose, c'est-à-dire la faculté d'arrêter tout leur métabolismemétabolisme interne. Plus aucune réaction chimiqueréaction chimique n'est décelable par les moyens actuels. Ils pourraient être considérés comme morts. Des bactériesbactéries, des végétaux et des animaux connaissent l'astuce, qui peut prendre la forme d'une déshydratationdéshydratation (c'est l'anhydrobiose) ou d'une congélation (cryobiose). Les tardigrades ont plusieurs stratégies pour se figer ainsi. Ils peuvent pousser la déshydratation jusqu'à ressembler à un tonnelet, après avoir expulsé presque 90 % de l'eau de leur corps et protégé leurs cellules avec un sucresucre antigel. L'œuf, quand il est déshydraté, peut aussi devenir une forme de résistancerésistance, comme chez les artémies, des crustacés ressemblant à des crevettes, vivant notamment dans les salines et bien connues des aquariophiles.
C'est dans cet état de cryptobiose que se trouvent Beauté Endormie 1 et Beauté Endormie 2 le 7 mai 2014. Leur taille est alors inférieure au demi-millimètre : 232 micronsmicrons pour SB1. Le petit morceau de mousse est placé sur de l'agar dans une boîte de Petri emplie d'eau (de Volvic, précisent les chercheurs), portée à 15 °C, additionnée d'algues microscopiques, des chlorelleschlorelles, repas convenable pour des tardigrades de cette espèceespèce, en l'occurrence Acutuncus antarcticus. Les microscopesmicroscopes surveillent.
Vont-ils se réveiller ? Oui, racontent les chercheurs japonais dans un article scientifique paru dans la revue Cryobiology. La première à bouger est la femelle SB1 : 24 heures après l'inondationinondation à la Volvic, elle bouge sa quatrième paire de pattes (les tardigrades ont huit pattes). Au jour 5, elle se tourne. Au jour 9, elle se déplace sur l'agar. Au jour 13, elle prend son premier déjeuner de chlorelles depuis 30 ans (ce qui se voit très bien sous le microscope car l'animal, transparenttransparent, devient vert). Le 23e jour, SB1 mesure 332 microns et pond des œufs. Rien d'étonnant puisque les femelles tardigrades peuvent le faire sans l'intervention de mâles, par parthénogenèse. En cinq pontes, elle libérera 19 œufs dont 14 iront jusqu'à l'éclosion. SB2 a moins de vitalité : elle se met à bouger au jour 14 mais semble engoncée dans son ancienne cuticulecuticule. Elle commence à se nourrir mais meurt le 20e jour. SB3, l'œuf, lui, éclot 6 jours après la décongélation. Puis, en pleine forme, le tardigrade qui en sort pond. C'était donc une femelle. En six pontes, elle produira 15 œufs et mourra au bout de 39 jours. Sa descendance, suivie par les scientifiques, poursuit la destinée de SB3, prouvant qu'après trois décennie de gelgel, un sol de l'AntarctiqueAntarctique peut revivre.
Ces trois tardigrades font parler d'eux car ils établissent un nouveau record. Le précédent, d'après les auteurs de l'étude, est de 9 ans dans la glace. Il appartient à Ramazzottius oberhaeuseri, qui arrivait ex aequo avec un autre animal extraordinaire, un rotifère (Mniobia sp.), un grand groupe d'organismes planctoniques, de petites tailles, avec un corps miniature, une forme de verre à thé turc et que les taxonomistes ont bien du mal à classer.
Comment font-ils ? Il y a des secrets à découvrir du côté du métabolisme et de la résistance au gel, mais aussi dans les mécanismes de réparation de l'ADNADN. Car, soumis si longtemps à des conditions qui peuvent être oxydantes, ces fragiles moléculesmolécules se dégradent. Lorsqu'elles sont trop abîmées, la plupart des animaux et végétaux n'ont pas les outils pour les réparer. Les vrais spécialistes de cet art sont des bactéries, avec la championne incontestée Deinococcus radiodurans, dont Miroslav Radman a décrypté ses astuces de reconstitution d'ADN détruit par les UV. Or, les tardigrades possèdent dans leur génomegénome une proportion exceptionnellement élevée de gènesgènes (un sixième) venus par transfert horizontal d'autres organismes, bactéries, archéesarchées, plantes et champignonschampignons, comme l'avait montré une autre étude, parue début 2015 dans les Pnas. Les auteurs concluaient que les animaux capables de résistances extrêmes devaient avoir ainsi intégrer des gènes étrangers qui leur sont utiles. Ces mécanismes méconnus méritent d'être investigués et les chercheurs ont sans doute beaucoup à découvrir de ces petits animaux.