L’origine inconnue des levures nécessaires à la fabrication de la bière de fermentation basse donnait à cette boisson un parfum de mystère. Une équipe internationale de biologistes vient d'en lever le voile en montrant que le microorganisme est arrivé il y a 500 ans en Bavière, après un incroyable voyage de plus de 10.000 km.
Sans Saccharomyces carlsbergensis issu des souches cerevisiae et eubayanus , pas de bière moderne et pas de fête de la bière pour ces jeunes munichoises. © DR

Sans Saccharomyces carlsbergensis issu des souches cerevisiae et eubayanus , pas de bière moderne et pas de fête de la bière pour ces jeunes munichoises. © DR

Avant le XVe siècle, la fermentation du malt se faisait grâce à la levure Saccharomyces cerevisiae, à température ambiante, et donnait une bière complexe et corsée que les anglais appellent « ale ». Jusqu'à ce que des moines bavarois développent un procédé de fermentation à froid (dans des caves fraîches) donnant un breuvage clair et moins fort, la bière dite de fermentation basse, ou « lager ».

La levure transformant les sucres en alcool et gaz carbonique au cours de ce processus est un hybride nommé Saccharomyces pastorianus (ou Saccharomyces carlsbergensis) formé de la fusion de Saccharomyces cerevisiae avec une autre souche jusqu'ici inconnue.

En blanc, des colonies de levures de la souche <em>Saccharomyces cerevisiae</em> cultivées dans une boîte de pétri (le point rouge est un contaminant inconnu). © csaveanu, Flickr, CC by-nc-nd 2.0

En blanc, des colonies de levures de la souche Saccharomyces cerevisiae cultivées dans une boîte de pétri (le point rouge est un contaminant inconnu). © csaveanu, Flickr, CC by-nc-nd 2.0

Plusieurs recherches en Europe ont tenté de découvrir dans la nature cette espèce sauvage mère de l'hybride, sans succès. Mais si elle n'est pas Européenne, comment et quand le microorganisme béni des munichois est-il parvenu jusqu'aux caves bavaroises ? Bien décidés à résoudre le mystère de la bière blonde, des biologistes américains et européens ont collaboré dans le cadre d'un programme international d'étude génétique des levures. Épluchant la littérature existante, récupérant des échantillons sur le terrain et analysant le patrimoine génétique de plus de 1.000 souches sauvages et domestiquées, ils viennent de parvenir à trouver « la coupable ».

La levure du bout du monde

Il a fallu pour cela que des chercheurs argentins aillent jusque sur les plages de Patagonie prélever des échantillons. Les Nothofagus, des arbres apparentés à nos hêtres poussant en bord de mer, y sont infectés par une maladie formant des gales. Ces renflements des feuilles, lorsqu'ils tombent, forment sur le sol un tapis à la forte odeur d'éthanol. C'est le signe que s'y développe une espèce de levure responsable de la fermentation alcoolique, malgré les températures assez basses (6 °C) du bord de mer patagon en cette saison.

Belle surprise après analyse, le patrimoine génétique du ferment récolté au bout du monde correspond à 99,5 % au génome d'origine inconnue de l'hybride. Plus étonnant, il ne ressemble à aucune autre souche sauvage identifiée, ce qui suppose qu'il est endémique à cette région. Les chercheurs l'ont baptisé Saccharomyces eubayanus (littéralement « le vrai bayanus »). Il est pour eux le précurseur sauvage de Saccharomyces bayanus, une souche très similaire qui n'est rencontrée qu'en brasserie.

Les bienfaits d'une immigrée clandestine

Pour les biologistes, une seule explication : la levure s'est introduite subrepticement à bord d'un des bateaux explorant le Nouveau Monde à l'époque des grandes traversées et a immigré clandestinement jusqu'en Allemagne. Elle y a trouvé des caves fraîches, des sucres à consommer à profusion et Saccharomyces cerevisiae, avec qui elle s'est hybridée.

Trop contents du cadeau permettant la fermentation basse, les moines brasseurs ont développé le procédé et conduit la levure à évoluer. En sélectionnant les meilleurs crus, ils ont sans le savoir modifié génétiquement leur nouvelle souche. Des changements dans son métabolisme des sucres et des sulfites en ont fait une levure domestiquée : la souche Saccharomyces carlsbergensis à l'origine des 170 milliards d'euros générés actuellement chaque année par l'industrie de la bière dans le monde.

Dans les brasseries industrielles, la fermentation a lieu dans d'immenses cuves, parfois en cuivre comme ici à la Anchor Brewing Company à San Francisco. © ibison4, Flickr, CC by-nc-sa 2.0

Dans les brasseries industrielles, la fermentation a lieu dans d'immenses cuves, parfois en cuivre comme ici à la Anchor Brewing Company à San Francisco. © ibison4, Flickr, CC by-nc-sa 2.0

La résolution du mystère est une première satisfaction, mais le long et couteux travail de recherche de l'équipe de Diego Libkind avait une visée plus large. Si les processus de domestication des plantes et des animaux ayant amené à l'agriculture sont assez bien connus, il en va tout autrement de la domestication des ferments et levures. Pourtant ces organismes sont à la base d'aliments et de procédés de conservation essentiels : les fromages, les yaourts, le pain et le vin bien sûr. Les chercheurs montrent ici comment, en associant de l'écologie microbienne et l'étude comparée des génomes des souches de levures, il est possible de comprendre d'où viennent nos microalliés. Le but étant de développer de nouvelles applications agroalimentaires ou industrielles, que l'on espère raisonnables...